"La Cerisaie", de Tchekhov, revisitée par Gilles Bouillon
“Pozzo. – Elles accouchent à cheval sur une tombe, le jour brille un instant, puis c’est la nuit à nouveau. ”
Samuel Beckett, En attendant Godot.
On ne parle généralement que du charme des premières fois : voir ou revoir La Cerisaie – en tournée de novembre 2015 à mars 2016– amène à s’interroger sur celui des… dernières fois. Mais comment savoir, me direz-vous, qu’il s’agit bien d’une « dernière fois » ?
La « dernière fois » est le sujet de bien des films et pièces de théâtre qui portent en eux un peu de la nostalgie liée à la finitude de toute chose. Chaque acte de La Cerisaie joue une dernière fois : dernier retour pour Lioubov Andreïevna et les siens après cinq années d’absence (elle a laissé son amant à Paris), dernière partie de campagne, dernier bal donné dans la demeure, départ définitif.
Ce qu’entonne Tchekhov (1860-1904) dans cette ultime pièce qu’il achève l’année même de sa mort, c’est bien le chant du départ. On va vendre le domaine, et la maison sera détruite, et les cerisiers arrachés.
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Un théâtre de troupe
Créée au Théâtre du Passage à Neuchâtel en cette fin octobre – l’automne s’accordant à merveille à son sujet –, la mise en scène de Gilles Bouillon revisite La Cerisaie avec précision et mordant à la fois. Forts du succès récent encore de leur Cyrano de Bergerac tout comme de leur Chapeau de paille d’Italie, le metteur en scène et son dramaturge Bernard Pico retrouvent à travers ce théâtre de troupe (douze comédiens sur scène, le plus souvent tous ensemble) quelques-uns des jeunes talents qui les ont accompagnés avec bonheur ces dernières années.
Chacun ici tient sa place autant que son rôle (Tchekhov n’oublie jamais les rapports de classe), mais c’est l’immense Roger Jendly interprétant Firs, le vieux serviteur qui – dans l’impeccable traduction qu’en ont faite André Marcowicz et Françoise Morvan –, domine la distribution et le texte de cette Cerisaie, on y reviendra.
La scénographie de Nathalie Holt, simple et sage en apparence, se révèle fort astucieuse au fil de la pièce, en jouant sur l’épaisseur donnée au plateau qui délimite ainsi par là même au sein de l’espace scénique un espace domestique (intérieur/extérieur) où évoluent les personnages.
Quant au travail sur la lumière, on s’attend à ce qu’il soit forcément crépusculaire eu égard au sujet, mais Pascal Di Mito donne à ces derniers feux une clarté inattendue. Rien de funèbre en effet dans cette partition non exempte d’ironie où Gilles Bouillon joue constamment sur les dualités (cocasse/tragique, amour/haine, joie/peine, passé/présent, campagne/ville…) alors que l’idée même de la réalité d’un couple y semble condamnée par avance.
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À chacun son masque
« Sua cuique persona », nous rappelle la sagesse latine. « À chacun son masque », mais ici en fait les masques tombent et alors les personnages apparaissent jusque dans leurs silences dans leur vérité duelle : le cynique Lopakhine fend l’armure quand il en arrive à ne pas se déclarer pour Varia, ou bien c’est Lioubov la maîtresse des lieux qui ne maîtrise plus rien et se pressent – dans le couple unique qu’elle forme avec son frère Gaev – bientôt dépossédée en un tour de main de leur bien indivis. À chacun ses élégances et ses ridicules, mais à l’évidence, les cartes sont redistribuées et – comme au théâtre (on ne s’en étonnera pas) – les rôles changent dans cette Russie condamnée au grand chambardement, et déjà déchirée entre la tentation du progrès (d’un avenir radieux ?) et le repli sur son identité profonde.
La joyeuse troupe (encore joyeuse à cet instant) qui réinvestit le domaine pour cette ultime réunion de famille (étrange famille surtout composée de serviteurs) reste à son arrivée en suspens sur le seuil, comme hésitant à entrer tout à fait dans le jeu, littéralement suspendue le temps d’une seconde peut-être, mais une seconde d’éternité, avant de basculer vers son destin.
Alors, alors seulement la représentation du drame peut-elle véritablement commencer… Car ce que nous disent toutes les pièces de Tchekhov, mais plus encore cette dernière pièce, c’est que la tragédie est en marche. L’Histoire va donner raison à Tchekhov, désespérément raison : l’avenir est aux destructeurs, aux êtres sans mémoire. Mais avant même que n’éclatent les révolutions, les choses changent et s’abîment à jamais. C’est ce qui serre le cœur dans La Cerisaie. Sous l’écorce de ces arbres adorés qui donnèrent chaque printemps à leurs propriétaires l’éternel spectacle d’une prospérité qu’ils croyaient immuable, se cache le cœur de la vieille Russie. Le ver cependant est dans le fruit.
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Les instants où les vies basculent
Tchekhov met en scène le petit théâtre des vies dérisoires et pleines d’humanité de ses personnages. Son théâtre nous donne à voir les instants où leurs vies basculent – ils jouent leur rôle une dernière fois, le regard perdu à travers les arbres (quand ils nous regardent, en effet, c’est au mur que forme les arbres qu’ils s’adressent). Mais la cerisaie (la cerisaie comme métaphore de la Russie, fait dire l’auteur à l’un de ses personnages) sera détruite. Tout cet amour sera perdu, oublié. Oublié ? Non, pas vraiment.
Un siècle et dix ans plus tard, nous voilà placés encore face à ces autres nous-mêmes, quand bien même ils portent des noms à coucher dehors. Ils sont si proches de nous – avec leurs tragédies minuscules, avec leurs amours contrariées et leurs grandioses dernières petites joies. C’est Lopakhine le moujik parvenu qui va emporter la mise, on le sait – pas pour longtemps. Il sera balayé lui aussi, comme les autres, et comme il aura balayé les autres avant lui.
Le juvénile et grave Gaev acquiert ici une dimension poétique insoupçonnée : c’est lui la vraie victime de cette comédie noire, de cette éviction – c’est sa vie, et plus que sa vie, son enfance qu’avec la cerisaie on s’apprête à dévaster, à effacer. Gaev va entrer dans un monde dont il ne peut être que la victime, en étant condamné à travailler. On l’interrompt à chaque fois qu’il commence à énoncer la vérité de son être, déjà on ne l’écoute plus.
Lioubov apparaît quant à elle pour ce qu’elle est : une propriétaire que l’on remplace, mais à vrai dire elle revient après cinq ans d’absence et s’apprête à repartir vers sa nouvelle vie : elle est déjà détachée de ce lieu. Elle est aimée de Lopakhine, mais – monstre d’égoïsme en proie à une terrible suffisance sociale – elle n’y songe même pas.
Les personnages nous livrent leur vérité sans fard – la mise en scène de Gilles Bouillon ne s’interposant jamais entre le texte et le public. Aucun n’apparaît totalement blâmable, aucun même n’est vraiment condamnable. Ils s’adaptent ou non au siècle qui naît, mais cela ne changera rien au résultat final. Avec La Cerisaie, Tchekhov – déjà malade depuis longtemps – écrit son adieu au monde. Nous le savons, a posteriori, mais lui semblait bien le savoir aussi.
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« Propre à rien, va ! »
« Propre à rien, va ! » Telle est la dernière réplique de la pièce, prononcée par Firs, le vieux serviteur qui – resté seul dans la maison vide où il s’est laissé enfermer – en fera son authentique dernière demeure, dans le froid et la nuit qui avancent. La narration de La Cerisaie va se clore ainsi, partition des quatre saisons qui se résume dans le temps d’un jour de théâtre, nous l’avons dit, à un retour (l’aube, au printemps), à une partie de campagne (midi, l’été), à un bal (au soir tombant à l’automne), au départ enfin (et c’est la nuit à nouveau, l’hiver). Firs se couche sur le plancher de la demeure.
Retour à la terre, à jamais – le théâtre ne se donne plus ici sur les planches, mais en elles (habile mise en abyme dramatique, qu’on ne dévoilera pas ici). Un bruit énigmatique et métallique (trouvaille de Tchekhov lui-même subtilement mise en son ici par Julien Baillod) retentit alors – pour la seconde fois – dans la pièce : la première fois, il s’agirait, nous dit Tchekhov, non pas du bruit redouté d’une détonation qui signerait un suicide, mais de l’écho d’une benne s’abîmant au fond d’une mine, dans les tréfonds du pays au travail. Un bruit qui sonne l’heure de la revanche pour les Trofimov, les Iacha, les Lopakhine.
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Serait-ce maintenant, à la fin de la pièce, le bruit que fait l’âme du vieux Firs s’abîmant dans le gouffre qui s’ouvre en ce début de siècle sous la terre de la vieille Russie ? Archéologie du drame, dans cette scène où Firs va s’abandonner à son dernier sommeil. Nous voici placés dans l’obscurité qui vient face à des vérités essentielles. « Propre à rien, va ! »
On ne peut s’empêcher de penser qu’il s’agit là – dans cette exclamation du vieux serviteur – de la dernière réplique de théâtre livrée par Tchekhov, l’adieu ironique d’un auteur à un art qu’il avait pourtant si bien servi.
Robert Briatte
• Pièce en quatre actes d’Anton Tchekhov – Compagnie du Passage (Théâtre du Passage, Neuchâtel, Suisse) et Compagnie Gilles Bouillon, mise en scène de Gilles Bouillon assisté d’Albane Aubry.
Avec Robert Bouvier (Gaev), Thibaut Corrion (Lopakhine), Nine de Montal (Lioubov Andreievna), Dorin Dragos (Pichtchik), Etienne Durot (Iacha), Antonin Fadinard (Trofimov), Coline Fassbind (Ania), Xavier Guittet (Epikhodov), Julie Harnois (Charlotta), Roger Jendly (Firs), Barbara Probst (Douniacha), Emmanuelle Wion (Varia)
En tournée de novembre 2015 à mars 2016 : Théâtre d’Angoulême, Centre culturel des Portes de l’Essonne. – Athis Mons, Centre culturel L’Imprévu. – Saint-Ouen-L’Aumône. – Anthéa-Antipolis Théâtre d’Antibes, Centre Culturel Le Figuier Blanc. – Argenteuil, Espace Marcel-Carné. – Saint-Michel-sur-Orge, Théâtre de Châtillon (Hauts-de-Seine). – Scène nationale d’Albi, L’Odyssée. – Nouveau Théâtre de Périgueux. – Le Théâtre, Scène nationale de Narbonne. – Opéra Théâtre, Metz Métropole, Centre dramatique régional. – Théâtre Olympia, Tours. – Théâtre Jacques-Cœur; Lattes.