La Ferme des Bertrand,
de Gilles Perret :
un monde paysan entre déclin et renouveau

Le documentariste retrouve la famille de fermiers de son village natal en Haute-Savoie qu’il a commencé à filmer en 1972. On y travaille moins à la main mais toujours en respectant la nature et en arrachant un peu de temps au labeur qui accaparait les anciens.
Par Philippe Leclercq, critique de cinéma

Le documentariste retrouve la famille de fermiers de son village natal en Haute-Savoie qu’il a commencé à filmer en 1972. On y travaille moins à la main mais toujours en respectant la nature et en arrachant un peu de temps au labeur qui accaparait les anciens.

Par Philippe Leclercq, critique de cinéma

Les images impressionnent. Dans un noir et blanc d’un autre âge, trois hommes, silhouettes de bagnards aux corps secs et noueux, cassent des cailloux à coups de masse. Ce sont les frères Bertrand : André, Joseph et Jean. Trois éleveurs laitiers de Haute-Savoie auxquels la télévision avait rendu visite durant l’été 1972. Au micro de Michel Trillat, ils racontaient leur métier, confiaient leurs difficultés, les sacrifices exigés, la pénibilité. Le journaliste s’étonnait alors, sans détour : « Est-ce que c’est normal, cette vie que vous menez ? » Non, bien sûr. Placides, résignés même, les trois hommes évoquaient la force du destin, la terre qui oblige, les habitudes, le sens du bonheur, le temps qui passe… Vingt-cinq ans plus tard, Gilles Perret (La Sociale, Debout les femmes !), qui est né et qui a grandi dans le village des Bertrand, avait décidé, à son tour, de les filmer à l’heure de la transmission de leur exploitation à leur neveu, Patrick, et sa femme, Hélène. Cela avait donné Trois Frères pour une vie, son premier documentaire en 1997. Le cinéaste est aujourd’hui de retour chez les Bertrand, au moment où Hélène s’apprête, elle aussi, à prendre sa retraite et à passer la main à son fils, Marc, et à son gendre, Alex.

Sacrifice d’une vie

Trois époques, trois générations, trois types d’images s’entrecroisent dans La Ferme des Bertrand, qui tient à la fois de la fresque familiale, étendue sur un demi-siècle, et de la radiographie d’un monde paysan déchiré entre déclin et renouveau, transmission et tentation du départ. Le montage des images, abolissant le temps entre les différentes époques, en souligne les changements, mais aussi la continuité. Le travail des champs a fortement évolué depuis cinquante ans. On ne travaille plus tout à la main comme le faisaient les frères Bertrand. Des gestes et des outils ont disparu, comme la faux que Jean repasse avant de « finir son bout de prairie ». Mais le goût du travail bien fait perdure, l’obéissance aux saisons et aux éléments se perpétue, le respect de la nature demeure.

Hier comme aujourd’hui, les images de Gilles Perret montrent des hommes qui exploitent la terre sans la détruire, qui en tirent subsistance sans l’épuiser, qui songent autant à leur propre consommation qu’à l’avenir. La table des frères Bertrand est frugale. On se suffit de peu et on se donne beaucoup. « Nous sommes ennemis de la médiocrité », déclare crânement André en 1972, qui, avec ses frères, n’est pas dupe des avantages du progrès. Tous trois se soucient non tant de la rentabilité que de l’amélioration de leurs conditions de travail et de vie. Bien que fermement attachés à leur terre, ils sont désireux de s’arracher à la peine qu’elle exige. L’argent gagné est aussitôt réinvesti dans la mécanisation de la ferme.

Au fil du temps et à force d’efforts, celle-ci a prospéré, s’est agrandie, laissant aujourd’hui un bel héritage à la nouvelle génération qui apprécie : « Ils [les trois frères] ont fait du bon boulot. » La vie professionnelle a certes été « réussie », déclarait déjà André quelques années plus tôt, mais « ratée » sur le plan personnel. Lui, qui aimait la compagnie, est resté, comme ses frères, célibataire, travaillant sept jours sur sept, de l’aube à la nuit tombée. Le constat est brutal. Lucide, mais sans amertume. Au-delà du secteur d’activité, il pose la question du choix existentiel, du rapport au travail envisagé comme mode de vie et raison d’être.

Transmission et réinvention

Le va-et-vient des images entre passé et présent donne la mesure du chemin parcouru. Aujourd’hui, si Hélène et son fils connaissent également chacune de leurs bêtes par leur nom, leur relation au travail, à l’effort et au corps a changé. Les trayeuses robotisées de Marc n’entament pas le bien-être animal et elles libèrent du temps sur la journée de labeur. À l’inverse des anciens frères Bertrand, la jeune génération tient désormais jalouse à ses soirées en famille, à ses week-ends (un sur deux, dans la mesure du possible…) consacrés aux loisirs. En tournant la page du passé dont elle n’oublie pas le legs, elle écrit l’avenir d’un nouveau modèle d’agriculture et d’élevage, en relation avec les mêmes soucis écologiques qu’autrefois et les contraintes du changement climatique d’aujourd’hui.

André, dernier survivant de la fratrie, qui n’a, au fond, guère profité de la vie, apprécie à son tour, assuré d’une nouvelle transmission réussie, sinon pleine de promesses. De la même manière, le film, dont la singularité chaleureuse repose sur la relation de confiance entre le cinéaste et ses interlocuteurs, voisins et amis paysans, donne à voir la perpétuation non seulement d’une exploitation, mais également d’une certaine idée du monde rural et agricole.

P. L.

La Ferme des Bertrand, documentaire de Gilles Perret (1h29), en salles le 31 janvier 2024.


L’École des lettres est une revue indépendante éditée par l’école des loisirs. Certains articles sont en accès libre, d’autres comme les séquences pédagogiques sont accessibles aux abonnés.

Philippe Leclercq
Philippe Leclercq