« I am Greta »

Brillante, émouvante, la militante écologiste suédoise apparaît, dans le portrait documentaire de Nathan Grossman, comme une enfant capable de déplacer des montagnes. Partie à l’assaut de la crise climatique pour lutter contre son éco-anxiété, elle attend des réponses qui ne viennent pas. Sa colère grimpe, comme chez la génération climat.

Ingrid Merckx, rédactrice en chef de L'École des lettres

Brillante, émouvante, la militante écologiste suédoise apparaît, dans le portrait documentaire de Nathan Grossman, comme une enfant capable de déplacer des montagnes. Partie à l’assaut de la crise climatique pour lutter contre son éco-anxiété, elle attend des réponses qui ne viennent pas. Sa colère grimpe, comme chez la génération climat.

Ingrid Merckx, rédactrice en chef de L’École des lettres

Elle porte un sac à dos rose, un manteau violet, des baskets bleues. Elle s’assied par terre, sur le trottoir, devant le Parlement. On dirait presque une enfant des rues qui s’apprête à faire la manche une journée durant. À la différence que, sur le carton posé devant elle, est écrit au marqueur : « Grève scolaire pour le climat ».

Elle a 15 ans, elle est suédoise, elle s’appelle Greta Thunberg. Elle sourit rarement. Le changement climatique la dévaste. Elle a failli sombrer. Elle ne mangeait presque plus, est restée plus d’un an sans aller à l’école. Puis elle s’est dit : « Pourquoi rester comme ça alors qu’il y a tant à faire ? ». Elle s’est donc ancrée dans cette grève scolaire du vendredi. D’abord seule, bientôt rejointe par de plus en plus de jeunes. Jusqu’à déclencher des cortèges de grévistes du vendredi dans le monde entier. Des armadas de collégiens, lycéens, étudiants qui ont formé le mouvement climat aux quatre coins du globe. La révolte d’une génération. Greta, c’est d’abord une enfant qui déplace des montagnes.

Et c’est ainsi qu’elle apparaît dans le portrait documentaire du Suédois Nathan Grossman. Petite et immense, fragile et tellement forte. « Elle parlait d’une toute petite voix hésitante, en bégayant un peu, confie-t-il en évoquant le jour où il l’a rencontrée dans une rue venteuse de Stockholm. J’étais partagé entre la surprise d’apprendre qu’elle était activiste et la fascination provoquée par la force de son discours. » Le film démarre à l’été 2018 quand la grève est lancée. Son père l’accompagne. Partout. Tout le temps. Parfois dans le champ de la caméra. Parfois hors champ. Une fois, alors qu’elle s’assombrit, assise sur son trottoir, il lui lance : « Greta ça va ? Je vois que tu satures… on y va, on rentre. »

Père dévoué, fille brillante

Difficile de ne pas repenser, à ce moment précis, aux rumeurs qui ont accompagné la flambée du phénomène Greta : jeune adolescente atteinte du syndrome d’Asperger, les esprits chagrins, ou effrayés, la disaient manipulée par ses parents, car la renvoyer à son statut d’enfant pour la rabaisser, c’était reconnaître par le même temps qu’elle pouvait représenter une menace pour certains. Certes, le portrait de Nathan Grossman manque singulièrement de contrechamp. Cela tient du parti pris : il la quitte à peine des yeux, aimanté, fasciné. La mère apparaît de manière fugace. Sa petite sœur juste à travers sa voix, par écran interposé. On ne lui verra aucun autre membre de sa famille. Ni ami. On ne saura ni de quoi vit cette dernière ni comment elle subit la déflagration engendrée par l’activisme de l’aînée. Pudeur ?

Pas un mot par exemple de Bo Thoren, activiste écologiste qui lui aurait soufflé l’idée de la grève. Ni des réseaux militants qui ont relayé avec la rapidité de l’éclair les photos de l’adolescente devant le Parlement. Objet de communication Greta ? Les informations transparaissent par bribes : lors d’un rassemblement en 2019 avec les Belges Anuna De Wever et Kyra Gantois de Youth For Climate, son père doit la disputer pour qu’elle avale quelque chose. « Il faut manger, Greta. » Le film ne la montrera que s’alimentant de pâtes, haricots blancs ou bananes. « Mange quelque chose, Greta », insiste-t-il longuement. Sur le plan suivant, elle croque une banane avec un air contrarié.

Autre point de conflit visible à l’écran : dans une chambre d’hôtel, Greta termine un texte, assise sur un lit, l’ordinateur sur les genoux. Il la presse de terminer : ils sont en retard. Elle relit à haute voix, dans l’expression parfaite qui la caractérise, en suédois comme en anglais. « Il pourrait rester une coquille », justifie-t-elle. « Ça n’est pas grave, Greta… », plaide-t-il avant d’aller attendre dehors, dans la cage d’escalier, que sa fille change d’humeur et de disposition, tandis qu’elle se jette sur le lit, la tête dans l’oreiller. Pour Greta, tout doit être parfait. Brillantissime, elle peaufine ses textes pendant des heures. Quand son père relit ou commente, elle l’écarte. Elle maîtrise, elle se débrouille. Il la laisse faire. Elle semble agir seule, complètement seule, maîtresse de son libre arbitre.

Quand le secrétaire général de l’ONU l’invite à intervenir lors d’un échange téléphonique sur haut-parleur dans la voiture, le père dira seulement après avoir raccroché : « Tu vas devoir manquer les cours… » Sourire satisfait de sa fille devant l’ampleur du motif. De son ressenti à lui, on n’entendra guère plus qu’une phrase : « Elle allait mal, maintenant elle va bien ». De quoi gagner la compréhension de tous les parents du monde : pour qu’elle aille bien, il est prêt à l’accompagner à Katowice, en Pologne, en voiture électrique, à New York en voilier, dans des manifestations où la tension monte après avoir pris des cours de secourisme. C’est un incroyable duo que filme Nathan Grossman, lui-même à la caméra et au son, allant jusqu’à les suivre dans leur traversée de l’Atlantique à la voile pendant plusieurs semaines.

Une rigueur professionnelle

Les séquences où Greta écrit et corrige ses textes sont parmi les plus fortes du film. La portée de ses mots devant des assemblées de responsables scotchés ou agacés est souvent poignante. À mettre en parallèle avec les scènes où elle joue avec ses deux chiens, caresse un poney ou éclate de rire avec sa sœur pour se moquer de leur père. Des instants où elle est juste une enfant finalement, et non plus un phénomène.

Greta refuse d’être mise en lumière. D’ailleurs, sa lutte, c’est la crise climatique. D’une certaine manière, elle se dérobe au portrait, comme si elle tentait de détourner l’objectif vers la planète. « Arrêtez de nous demander quoi faire, nous sommes des enfants. C’est vous qui devez nous dire ce que vous allez faire pour qu’on puisse envisager un futur sur cette planète », avait-elle rétorqué aux députés qui la recevaient à l’Assemblée nationale à Paris, en juillet 2019. Un des discours de Greta qui n’apparaît pas dans le film.

« I am a nerd », une intellectuelle, glisse-t-elle à Emmanuel Macron qui, médusé, l’interroge sur son étonnante mémoire. Il fut le premier chef d’État à la recevoir en personne, en février 2019. Avant le pape, en avril. « Elle est capable de retenir un livre intégralement », avait expliqué son père. « Vous souffrez du syndrome d’Asperger ? », avait commencé un journaliste. « J’en suis atteinte, mais je ne peux pas dire que j’en souffre », avait corrigé Greta. Ses facultés la placent tellement au-dessus de la mêlée qu’elle ne comprend pas que le commun des mortels ignore, par exemple, les détails chiffrés du rapport Meadows sur les limites de la croissance. Son repas, elle s’en moque, sa tenue, elle s’en moque. Elle se présente « dans ses habits de tous les jours », avait grincé une journaliste à New York. Pas déguisée, nature. Déterminée. Icône anti-iconique.

On la voit craquer à bord du voilier qui traverse l’Atlantique et la secoue sans cesse. Craquer devant une salle de responsables en évoquant les espèces qui disparaissent. « J’ai cédé à mon émotion », se justifiera-t-elle plus tard. On la voit jeter « Comment osez-vous ? / How dare you ? », devant l’Assemblée générale des Nations Unies à New York. Elle est rongée par sa colère, ragaillardie par les soutiens qui pleuvent. On la voir encaisser des vagues d’insultes sur les réseaux sociaux, comme celles, ignobles, qui accompagnent déjà l’affiche du documentaire de Nathan Grossman en France.

On la voit jubiler de répondre à Donald Trump et de voir d’autres enfants déclencher des mouvements comme elle. Elle tient de la guerrière qui, au passage, fait montre d’une grande maîtrise de la communication digitale. Mais c’est l’image de justicière qui s’impose. Les plans sur Greta en mer montrent le chemin parcouru, quelque chose qui oscille entre l’exploit et la sérénité de faire ce qu’on a prévu. Même si les choix, celui de cette traversée en particulier, sont lourds à assumer.

Perce l’idée que Greta milite également pour se sauver elle. C’est ce qu’elle a trouvé pour résister, une fois qu’elle a compris, à l’ampleur de la crise climatique.

Une fois qu’on sait

Une fois que tu sais est justement le titre d’un autre documentaire qui sort opportunément le même mois (en salle depuis le 22 septembre). Emmanuel Cappellin part de sa propre anxiété pour aller interroger des experts de la crise climatique en leur posant cette question simple : comment vit-on « une fois qu’on sait » ? Comment habiter, manger, s’aimer, travailler, faire des enfants et les élever « une fois qu’on sait » ? Pour une fois, l’urgence est mesurée depuis l’échelle individuelle, et la crise climatique est examinée par le biais de son impact sur le psychisme et les émotions.

Et il est des réponses joyeuses dans le film d’Emmanuel Cappelin. Comme des phares dans le brouillard. Pas des semblants de fêtes avant l’apocalypse, mais des expériences venues d’Inde, ou d’Allemagne, qui ouvrent des pistes pour les générations futures, avides de réponses et ivres d’angoisses : ceux de la génération Greta disent à 75 % n’envisager l’avenir que sous un jour effrayant, dans une enquête du 14 septembre menée dans dix pays par des chercheurs d’universités britanniques, américaines et finlandaises et financée par l’ONG Avaaz.

Greta, 18 ans à présent, n’apporte pas de réponse à l’éco-anxiété, elle apporte la sienne. Il en existe d’autres. Reste que les changements pour lesquels elle se bat avec tant d’autres sont encore loin d’avoir été amorcés.

I. G.

I am Greta, documentaire suédois de Nathan Grossman (1h38), avec Greta Thunberg, Svante Thunberg.