La poésie baroque entre notion et découvertes

Eugène Voizard, « Œuvres choisies de Pierre de Ronsard, 1524-1585 », 1890, Garnier Frères.

SÉQUENCE PÉDAGOGIQUE. Comment aborder cette période littéraire qui va de Ronsard à La Fontaine avec des classes de seconde sous l’angle de la révolution intellectuelle. C’est l’occasion de creuser la question des continuités, des évolutions et des ruptures avec une notion qui bat en brèche le classicisme triomphant.

Par Jean-Luc Bertolin IA-IPR Lettres, académie de Besançon.


« Ce sage médecin des douleurs incurables1» On lit encore de la poésie dans nos établissements – école, collège et lycée –, mais on n’en lit plus guère en dehors de l’école. La poésie est pourtant bien vivante, et les amateurs de poésie savent combien elle est tout à la fois la quintessence de la littérature et une manière d’exister. Dans nos classes, le poème trouve sa place dans la séquence annuelle – souvent en fin d’année – consacrée à la poésie. Trop rares sont les professeurs qui engagent l’année scolaire par la poésie ou, mieux encore, qui réussissent à en faire l’objet de rencontres régulières tout au long de l’année.
Le temps manque, on le sait, et les programmes sont denses. Certains sont plus radicaux. « Pourquoi je n’enseigne plus la poésie et pourquoi j’essaie d’enseigner le français avec la poésie », expliquait déjà Serge Martin, maître de conférence en langue et littérature lors du séminaire « La poésie à l’école de la maternelle au lycée », organisé à l’IUFM Centre Val-de-Loire en 1999. « Doit-on enseigner la poésie ? » interrogeait pour sa part Christian Doumet, professeur de littérature française à l’université Paris VIII, dans son essai Faut-il comprendre la poésie ?, publié en 2004 (Klincksieck).
Le nouveau programme de lettres du lycée général et technologique présente, en seconde, une approche chronologique de la poésie, du Moyen Âge au XVIIIe siècle. En première, le parcours prend la forme du groupement de textes, la lecture d’un recueil ou d’une partie substantielle d’un recueil étant proposée en lecture cursive, du XIXe au XXIe siècle, dans le cadre d’un programme limitatif national.

Périodisation de la poésie

Cette division de la poésie pour la classe de seconde autorise à étudier avec les élèves des textes et des formes poétiques issus de quatre périodes de l’histoire littéraire : le Moyen Âge, le XVIe, le XVIIe et le XVIIIe siècles. On ne dira rien du XVIIIe siècle qui connaît une longue période de crise. Celle-ci sera interrompue par le poète et journaliste André Chénier peu avant la Révolution. Il y a bien Le Mondain (1694-1778) de Voltaire qu’on rencontre encore dans les classes, mais on l’étudie plutôt sous l’angle de l’argumentation.
Si l’art des vers fait l’objet de suspicion au XVIIIe siècle, il offre néanmoins la possibilité de quelques découvertes : les odes du poète et dramaturge Jean-Baptiste Rousseau ne sont pas sans intérêt. Certaines ont déjà des accents lamartiniens. Entre un Moyen Âge quasiment absent dans les classes et le désert qui s’étend en poésie entre Ronsard et Lamartine, hormis la figure incontestée et incontestable de La Fontaine – mais lit-on les Fables comme des poèmes ? –, c’est le XVIe qui domine le genre.
On aimerait ici dépasser la seule scansion des siècles et s’attarder sur une période entre Ronsard et La Fontaine pour travailler avec les élèves, comme le suggère le programme : « la question des continuités, des évolutions et des ruptures ». En effet, « au sein de ce qui est peut-être notre plus grand siècle (1550 à 1650)2», selon le poète, traducteur et exégète Jean Grosjean, entre Renaissance tardive et premier âge classique, le paysage littéraire se modifie, et les poètes en sont les témoins exemplaires.

Le baroque pénètre le siècle classique

On renoncera ainsi à une vision du XVIIe exclusivement centrée sur le règne personnel de Louis XIV comme on le fait depuis L’Art poétique de Boileau (1674) et, au-delà, d’un simple découpage chronologique qui opposerait deux demi-siècles, l’un baroque (jusque 1660), l’autre classique (après 1660). Le baroque est une notion qui permet de battre en brèche le classicisme triomphant.
C’est avec Jean Rousset3 dans les années 1950 que la notion de baroque pénètre le siècle classique. Dans l’introduction de son essai fondateur de 1953, ce « Maître pilote en Baroquie », comme aimait à le désigner l’écrivain et critique littéraire suisse Marcel Raymond, écrit : « Par-delà maintes divergences sur l’idée même de baroque et sur ses applications possibles à la littérature, on était d’accord pour admettre qu’il y avait là un moyen fécond d’enrichir notre vue traditionnelle du XVIIe siècle en même temps que d’expliquer ou de réévaluer certains courants et certains poètes dont Lanson ne sait que faire. »
La critique commence à étudier dans sa singularité une période à la charnière de deux siècles et non plus à la manière de Gustave Lanson comme une transition vers le classicisme. Elle n’est pas pour autant préclassique, comme l’annonce un numéro spécial de la revue littéraire Les Cahiers du Sud en 1952, dirigé par le poète Jean Tortel et intitulé « Le préclassicisme français ». Dans ce numéro très riche, on lira avec profit un essai de Francis Ponge sur Malherbe et une passionnante synthèse de Jean Tortel : Quelques constantes du lyrisme préclassique.
Sur un plan historique, baroque n’est pas plus légitime que classicisme. On sait combien ces étiquettes peuvent nous tromper. Marc Fumaroli l’a montré dans L’Âge de l’éloquence (Albin Michel, 1996) et Jean Rousset lui-même dans Dernier regard sur le baroque (José Corti, 1996). Marc Fumaroli substitue pour sa part « asianisme » – « style d’Asie mineure » – à « baroque », et « atticisme » – « propre au dialecte attique » – à « classicisme ».
Le dix-septièmiste Jean-Claude Vuillemin4, dont les travaux s’attachent à réévaluer le premier XVIIe siècle à la lumière des travaux de Michel Foucault, note que le terme « asianisme » est péjoratif et fait la part belle à un classicisme de pure création institutionnelle. En effet, le classicisme est sans doute d’abord une construction idéologique issue de l’absolutisme monarchique. On s’attache alors à faire valoir la singularité française.
Notre XVIIe siècle se méfiait de l’influence italienne, et le baroque était d’abord romain. Il y eut un anti-italianisme au XVIIe siècle qui peut expliquer, dans une certaine mesure, la méfiance à l’égard du baroque. La politique du roi depuis François 1er défend la supériorité de notre langue et de notre culture. On peut donc penser que le baroque eut à souffrir de ce nationalisme culturel. Vuillemin, à la suite de Foucault, fait du baroque le seuil de la modernité.

Quand commence le baroque ?

 Quand on s’intéresse à une époque à la charnière de deux siècles, la périodisation pose la question des bornes chronologiques. Jean-Pierre Chauveau, auteur d’une très belle et très riche anthologie de la poésie du XVIIe siècle (Poésie/Gallimard, 1987), écrit dans un article de Littératures classiques :

« Tout découpage chronologique a sa part d’arbitraire et d’approximation. Si l’on peut faire coïncider l’ère baroque avec la première moitié du XVIIe siècle, c’est à la condition d’avoir une conception extensive de ce siècle. Depuis longtemps il était admis que le ” siècle de Louis XIV ” débordait jusqu’en 1715. Depuis qu’on parle de baroque, on aurait tendance à faire commencer le XVIIe siècle poétique quinze ans avant la date canonique de 1600. Ronsard meurt tard, en pleine gloire, en 1585 ; à cette date les jeunes poètes sont amenés à se situer par rapport à lui (c’était déjà vrai dix ans plus tôt pour le jeune Desportes). Ces poètes, tous nés vers le milieu du siècle, comme Henri IV, comme aussi Desportes et d’Aubigné – Du Perron, La Ceppède, Mage de Fiefmelin, La Roque, Vermeil, Malherbe… –, à cause des guerres n’ont généralement publié leurs oeuvres que tardivement, notamment dans les recueils collectifs qui à partir de 1597, à la faveur de la paix qui s’annonce, vont fleurir pendant une trentaine d’années. C’est là qu’ils ont été rejoints, entre-temps, par les poètes de la génération suivante (Sponde, Motin, Régnier, Auvray, d’Urfé, Lingendes, Hopil), ceux qui atteignent la trentaine vers 16005. »

 Dès la fin du XVe siècle, les bases d’une vision du monde perçu comme clos depuis l’Antiquité s’effondrent et plongent l’homme dans un incommensurable désarroi devant l’infini. À la Renaissance, l’homme qui connaît la nature connaît Dieu. Cette raison naturelle s’affaiblit dans la seconde moitié du XVIe siècle. Entre Colomb et Galilée (la formule est de Michelet), l’homme prend alors conscience de sa finitude, et le baroque, dès le dernier tiers du XVIe siècle, offre les expressions visuelles et verbales d’un questionnement existentiel. C’est l’émergence de la première modernité.
Commence alors la civilisation de l’image après la Renaissance qui fut la civilisation de la forme. Les historiens de l’art parlent de « maniérisme », le baroque étant alors considéré comme une réaction à la crise de la forme au sein de ce courant.
C’est aussi un grand tournant pour la langue classique qu’on parlait à la cour et qui a été initiée par les écrivains et les grammairiens en réaction à la luxuriance de la langue de la Renaissance. Comment ne pas évoquer Malherbe, à la fois poète et grammairien, infatigable émondeur de la langue, dont le travail patient et acharné créa la langue moderne et donne raison à Boileau qui s’écria : « Enfin Malherbe vint ! ». Malherbe, le classique par excellence, et pourtant si l’on accepte de lire aujourd’hui encore ses Larmes de Saint-Pierre – poème qu’il a certes désavoué –, c’est un Malherbe encore baroque dans ses écrits de jeunesse.
Un site passionnant et très complet peut aisément fournir les ressources nécessaires : celui de Tony Gheeraert, professeur de littérature française du XVIIe siècle à l’université de Rouen.

« Il est, dans l’histoire littéraire, des périodes qui ont focalisé l’attention des lecteurs et des critiques : la Pléiade (1553-vers 1580), les décennies classiques (1660-1680), le Romantisme (1830-1850). D’autres, en revanche, ont plutôt rencontré désaffection et désintérêt. Ce fut longtemps le cas des dernières décennies du XVIe siècle et les premières du XVIIe siècle. Tout se passait comme si, une fois que les dernières étoiles de La Pléiade se furent éteintes (Ronsard meurt en 1585), et avant que le Soleil classique fût arrivé à son zénith (Louis XIV naît en 1638), une profonde nuit s’était abattue sur le monde des belles-lettres. »

Dans la conclusion, « Des notions pour temps de crise », il indique :

« Cette révolution intellectuelle, qui traversa, à l’échelle d’un siècle, un continent entier, bouscula toutes les sciences : l’hypothèse héliocentrique, formulée par Copernic, reprise par Galilée, et celle de l’univers infini, défendue par Bruno avant son exécution, invalident 1500 ans d’astronomie ; la découverte de la circulation sanguine ruine l’ancienne médecine héritière d’Hippocrate et de Galien ; la découverte du vide par Torricelli et Pascal invalide toute la physique. Les intellectuels se retrouvent démunis, privés d’instruments pour comprendre le monde où ils sont plongés, et qui leur apparaît aussi énigmatique que dangereux. Le contexte socio-historique est en effet difficile : les nombreuses disettes liées au refroidissement du climat, ou les guerres de religion, qui font s’affronter les chrétiens au nom d’un même Dieu, expliquent l’obsession de la mort qui marque toute la période. »

Le baroque surgit donc dans un temps de crise européenne. Il s’inscrit en rupture par rapport à la littérature de la Renaissance. Notre proposition de corpus s’attachera donc à montrer que cette fracture le constitue. Ces quatre sonnets de la fin du XVIe siècle français gagneraient à être rapprochés – ou du moins mis en perspective – avec d’autres auteurs de la littérature européenne : Michel-Ange, Gongora, Camões, Quevedo, Shakespeare, Donne…
Le baroque est en effet européen, même s’il n’est homogène ni sur le plan géographique ni sur le plan chronologique. Les histoires de la littérature européenne montrent que l’Europe du XVIIe siècle est baroque quand l’histoire littéraire française considère que la France de Louis XIV est classique. Au regard de la période qui nous intéresse, nous pouvons considérer que l’expansion du classicisme est très limitée dans le temps. Nous ferons alors du baroque, à la suite du critique Jean-Claude Vuillemin, un outil heuristique pour réévaluer cette période.

Didactique de la lecture de poésie

La difficulté des textes des XVIe et XVIIe siècles ne doit pas être un frein. La poésie baroque confronte parfois les élèves à des textes d’accès peu aisé. Si la quête du sens peut sembler légitime, elle peut tendre à une obsession qui empêche d’accéder véritablement à la joie de la lecture.
Dans La Beauté du monde, un ensemble d’articles écrits par Jean Starobinski entre 1946 et 2010 (Quarto, Gallimard, 2016), le traducteur, poète et philosophe, Martin Rueff cite un essai de Starobinski, « L’Art de comprendre » où il est question d’herméneutique. Starobinski rappelle que hermeneuein en grec, c’est « exprimer, expliquer, traduire ». Il propose de réunir ces trois acceptions dans la notion de « médiation ».
C’est bien parce que le sens n’est pas donné dès la première lecture et que le texte résiste que la « médiation » se justifie dans l’approche du texte littéraire, « médiation » du professeur, mais « médiation » également des élèves dans l’interaction professeur-élèves ou élèves-élèves. Une didactique de la lecture de poésie devrait donc se fonder sur trois idées forces :

  • La concentration, la distanciation que requiert la lecture du poème sont des postures de lecture utiles et fécondes face à d’autres types de textes.
  • Il importe de proposer aux élèves des textes complexes qui stimulent leur curiosité et les engagent à prendre conscience de leur activité de lecteur.
  • Les effets de lecture : il y a place pour l’émotion et le plaisir en classe au sein de cette lecture codée qu’est la lecture scolaire.

Une lecture sensible a toute sa place en classe, et sensibilité et intelligibilité ne sont pas incompatibles. Pour Michel Picard (La Lecture comme jeu, Éditions de Minuit, 1986), quand il s’intéresse à un texte, le lecteur n’adopte pas seulement et pas d’abord la posture lettrée, il s’implique dans l’œuvre. Or, la lecture impliquée est considérée a priori comme dévaluée : lectures crédules, immédiates, enfantines, populaires, non savantes… L’école s’est attachée à endiguer toute tentative d’implication affective des élèves.
Voici une proposition de « dialogue cheminant » pour reprendre la formule de l’inspectrice de lettres Evelyne Martini dans Notre école a-t-elle un cœur ? (Bayard, 2011, pp. 83-84) :

« La plupart de nos séances d’explication de textes suppurent l’ennui, le mauvais ennui, l’ennui stérile. Engendrent le dégoût définitif de la littérature. Je suis à peu près convaincue que si nous procédions tout à fait autrement (mais talentueusement !) par lectures accompagnées de « dialogues cheminants » – pourquoi la maiëutique serait-elle réservée à quelques privilégiés ? – nous obtiendrions globalement les mêmes résultats aux épreuves d’examens telles qu’elles sont actuellement conçues. Avec peut-être du plaisir et de la construction de soi en plus. »
 

Le « pour soi » et le « pour moi » de l’œuvre
Pour résoudre le problème didactique de l’éloignement des œuvres littéraires dans le temps, on peut reprendre la distinction de Roland Barthes selon laquelle on peut percevoir dans la lecture un « pour soi » de l’œuvre qui fait entendre la voix d’un sujet et, derrière lui, de son époque ou un « pour moi » de l’œuvre qui traverse le temps pour venir me parler de ce que je suis.
Les deux approches sont indissociables, le plaisir de lire étant à la fois culturel et actuel. Il s’ensuivra en classe une discussion argumentée de nature à affiner les représentations de chacun. L’expertise enseignante consiste en effet, en grande part, à prendre appui sur la sensibilité des élèves et à savoir utiliser les interactions de la classe pour stimuler les interactions particulières de chaque élève avec le texte.
La médiation du professeur doit permettre de faire émerger les lectures singulières, personnelles, alors que les élèves ont trop souvent appris à refouler ou taire leur investissement subjectif. Certaines recherches ont montré qu’une reconnaissance de l’investissement subjectif dans la lecture était une condition importante de la motivation des élèves dans la perspective d’une construction des compétences de lecteur expert.
Une lecture actualisante prudemment conduite montrera que le poème étudié n’est pas seulement un témoin de son temps : il m’interpelle encore aujourd’hui et, par ma lecture, je le renouvelle (voir L’Œuvre ouverte d’Umberto Eco). Dans cette perspective, on interroge le poème comme s’il pouvait répondre aux attentes du lecteur, comme si sa lecture pouvait combler des manques. L’analyse littéraire n’est donc pas une fin en soi : lire devient un véritable acte existentiel.  

« Notre époque, toutes proportions gardées, est soumise à des ébranlements assez similaires à ceux qui secouèrent l’Europe à la charnière des XVIe et XVIIe siècles : des évolutions scientifiques et techniques décisives, inquiétantes, capables de menacer l’équilibre de la planète, la menace de la destruction, le règne sans partage des images, le primat accordé à l’émotion sur la réflexion… Comme nos ancêtres de l’âge baroque, nous oscillons entre fascination et effroi. Nous sommes en quête d’outils susceptibles d’éclairer cette période de troubles qui est la nôtre. Nous faisons ici le pari que c’est précisément parce qu’elles sont liées à une époque déterminée et à des circonstances historiques précises que le baroque et le maniérisme peuvent se révéler comme des notions susceptibles de nous aider non seulement à comprendre les productions artistiques, littéraires, intellectuelles de l’époque, mais aussi à mieux penser notre propre temps, mutatis mutandis. »
Tony Gheeraert, Des notions pour temps de crise ?

La proposition de corpus qui suit se fonde en partie sur l’ouvrage d’Anne Armand, L’Histoire littéraire – Théories et pratiques – Bertrand-Lacoste, 1993).

Textes et documents :

  1. Pierre de Ronsard « Comme on voit sur la branche », Sur la mort de Marie, 1578, in Les Amours, éd. Garnier, 1963.
  2. Philippe Desportes, « Comme on voit parmi l’air », Epitaphes, 1583, in Œuvres, 1958-1963.
  3. Pierre de Ronsard, « Je n’ai plus que les os », Derniers vers, 1587, in Soleil du soleil, le sonnet français de Marot à Malherbe, O.L., 1990.
  4. Jean de Sponde, « Mais si faut-il mourir », Sonnets sur la mort, 1588, Œuvres, éd. Droz,

Programme / Justification du choix des documents / Enjeux du corpus :

« Au collège, les élèves ont pu lire et étudier des textes poétiques dans le cadre de thèmes définissant des enjeux de formation littéraire et personnelle, et se familiariser avec l’usage spécifique que la poésie fait de la langue. En seconde, tout en poursuivant la sensibilisation des élèves aux forces d’émotion du poème, on s’attache aussi à contextualiser la lecture de la poésie, en donnant aux élèves des repères sur son histoire, ses continuités, ses évolutions et ses ruptures, du Moyen Âge au XVIIIe siècle. »

Rupture entre la Renaissance et le baroque

Le corpus se propose d’interroger différentes visions de la mort dans quatre sonnets du XVIe siècle finissant. Chez Ronsard, dans le sonnet des Amours, la représentation de la mort est plus esthétique que tragique, comme en témoigne la métaphore de la rose qui invite à envisager la vie et la mort comme un cycle en renouvellement.
Le sonnet de Desportes constitue, quant à lui, ce qu’on appellera une variation sur le thème du sonnet de Ronsard. Sa structure et son contenu s’apparentent au poème de Ronsard, mais il présente une dimension plus spirituelle. « Je n’ai plus que les os… » se donne à lire comme une véritable cérémonie d’adieu, une mise en scène pathétique de la mort du poète qui s’appuie sur une description macabre du corps en décomposition. Le monde est instable et le bonheur doit donc être cherché ailleurs.
Le sonnet de Sponde traduit, pour sa part, la hantise de l’inconstance et de l’instabilité du monde et l’aspiration à un au-delà. Des visions de l’Apocalypse parcourent le sonnet et renvoient à l’univers des peintres. On pense ici aux nombreuses vanités et l’on pourra proposer en prolongement l’étude de l’une d’elles.

Problématiques possibles :

Quelles visions de la mort ces sonnets donnent-ils à lire ? Comment les poètes interrogent-ils la vanité de l’existence humaine ? Comment la poésie permet-elle d’affronter la peur de la mort ? Mort physique ou mort spirituelle ? La mort est-elle une fin?

Projet de séquence :

  • Lecture comparée des sonnets de Ronsard et de Desportes, puis lecture comparée entre ces deux sonnets et celui de Sponde.
  • Montrer que le sonnet de Desportes constitue une variation sur le thème du sonnet de Ronsard et que le sonnet de Sponde marque une rupture entre la Renaissance et le baroque.
  • En prolongement, le deuxième sonnet de Ronsard : évocation du « squelette » qu’il est devenu avec une raillerie digne de Villon. Le spectacle de la mort, de sa propre mort.
  • Percevoir que le thème de la mort n’est plus traité de la même façon chez Sponde, non pas parce que le deuil/la mort serait différent, mais parce que s’exprime une sensibilité différente, fruit d’une vision du monde renouvelée.
  • Lecture à voix haute d’un sonnet : la lecture oralisée comme interprétation subjective du texte et comme appropriation sensible.

« Sur le plan pédagogique, l’outil privilégié de cette sensibilisation à la dimension historique sera la confrontation des textes : celle-ci permet en effet de faire apparaître l’historicité à partir de l’observation des ressemblances et différences, au lieu de postuler un savoir historique antérieurement constitué ( et souvent fragile chez les élèves ) », explique Alain Boissinot dans Littérature et histoire (Bertrand-Lacoste, 1998).

Pistes pour l’analyse :

  • Structure syntaxique comparable des sonnets de Ronsard et Desportes.
  • Une même thématique : le poète pleure la mort d’un être jeune.
  • Énonciation : un « je » effacé chez Ronsard, expression du moi chez Desportes.
  • Usage de la comparaison dans les deux sonnets et recours à l’exagération.
  • Comparaison des deux sonnets avec celui de Sponde : il n’y a pas chez Ronsard l’idée d’illusion, d’apparence ; une certitude s’exprime chez Desportes ; l’illusion, l’apparence, l’inconstance s’expriment chez Sponde.
  • Deuxième sonnet de Ronsard : la maladie, le corps diminué, la mort rédemptrice.

Proposition d’explication du texte n°1 :

 En 1578, le dernier recueil des Amours constitue comme une synthèse de l’œuvre de Ronsard. Il accorde de nouveau une grande place au sonnet. L’ouvrage comporte deux volets : Sur la mort de Marie, Sonnets pour Hélène.
Sur la mort de Marie comporte seize pièces. La jeune femme était morte en 1573, elle avait trente-deux ans. Marie, c’est Marie Dupin, la jeune paysanne de Bourgueil à laquelle Ronsard avait déjà consacré plusieurs recueils de poèmes (Continuation des Amours, 1555 ; Nouvelle continuation des Amours, 1556), mais aussi Marie de Clèves, la jeune femme aimée par le roi Henri III. Le poète connaît la perte et le deuil, mais il en fait une matière poétique, un hommage à la femme aimée, à laquelle il assure une forme de résurrection, au moins dans la mémoire du lecteur.
Problématiques possibles : du deuil à la transfiguration poétique / éloge funèbre, célébration poétique / le poème comme offrande.
Technique du sonnet :
Le débat autour du sonnet a souvent pris un tour qu’on pourrait résumer ainsi : aux uns de vanter dans cette forme un dynamisme, voire une dialectique de la pensée ; aux autres, au contraire, d’y signaler une esthétique figée, statique. Ici, comme souvent dans le sonnet français de la Renaissance, deux quatrains :
« comme les deux miroirs d’une même image ou miroirs l’un de l’autre, une sorte de dilemme dans lequel le poète est enfermé (…) Le poète doit rendre nécessaire cet appel de rimes qui retentissent deux fois, tandis que les tercets produisent un effet de libération6»
Quatrains et tercets déterminent souvent deux parties qui peuvent être les deux membres d’une comparaison, comme c’est le cas ici. En outre, le contraste des deux systèmes de rimes favorise une sorte d’exposé antithétique, d’ordre intellectuel et émotionnel à la fois.
Mouvement du sonnet : éclosion et déclin de la rose dans les quatrains ; destin de Marie et offrande funèbre dans les tercets.
Un éloge poétique fondée sur la métaphore filée de la rose / une évocation lyrique de la mort :

  • Deux temps : description de la beauté, puis évocation du déclin et de la mort.
  • Deux points de vue : externe et impersonnel d’abord, interne ensuite avec l’expression des sentiments personnels.
  • Du général au particulier, de l’éloignement à la proximité.
  • Ronsard va jusqu’à envisager une certaine forme de résurrection pour Marie : le dernier quatrain se présente sous la forme d’un hommage funèbre rendu à la jeune femme.
  • Si le deuil et la perte constituent bien la matière même du texte, le poème acquiert ici une autre fonction : il devient consolation et hommage : Marie retrouve sa beauté première, désormais immortalisée par le texte. La poésie vient s’inscrire ici comme moyen de dépasser la mort, une espèce de viatique, qui de ce fait perd l’aspect terrifiant que l’iconographie du temps mettait en scène. La fin du 16ème siècle amorce l’âge baroque.

« Le don ou l’offrande du poème coïncidant avec le rite funéraire enlève Marie à la mort en transformant sa cendre en une rose de paroles désormais à l’abri de toute atteinte. »
John E. Jackson, « Douleur, deuil et mémoire » dans Y. Bonnefoy, dir., La conscience de soi de la poésie, Seuil, 2008, p. 192.
Lecture cursive et/ou possibilités de groupements de textes complémentaires :

  • Sur la mort de Marie (texte n°1 ici) un ensemble de 16 pièces.
  • Anthologie de la poésie baroque française, Jean Rousset, Armand Colin, 1961, tome 2, chapitre V : « Le spectacle de la mort » (46 poèmes). Textes à mettre en regard de son essai fondateur de 1953, La littérature de l’âge baroque en France, José Corti, deuxième partie, chapitre IV : « Le spectacle de la mort » : L’image de la mort / Ronsard et la mort (comparaison de nos deux poèmes de Ronsard).
  • L’Amour noir, poèmes baroques, Albert-Marie Schmidt, Éditions du Rocher, 1959, puis Slatkine, 1982. Voir notamment les poèmes des sections « Paysages nocturnes et funèbres », « La dame morte ».
  • Éros baroque, Gisèle Mathieu-Castellani, 10/18, 1979 : un classement thématique.
  • Anthologie de la poésie amoureuse de l’âge baroque, Gisèle Mathieu-Castellani, Le Livre de poche classique, 1990 : vingt poètes maniéristes et baroques.
  • Une très riche anthologie permet de s’inscrire dans la demande institutionnelle de faire lire un recueil ou une partie substantielle d’un recueil : Poètes du XVIe siècle, anthologie établie par Albert-Marie Schmidt (Bibliothèque de la Pléiade, 1953).

Dans son avertissement, Albert-Marie Schmidt remet en cause d’une certaine manière le genre de l’anthologie en ne souhaitant pas proposer un parcours de textes et d’auteurs. Il nous avertit que les contemporains « ne pouvaient en effet concevoir que l’on ait le goût assez dépravé pour prendre plaisir à des vers séparés de leurs correspondances immédiates, voire à des poèmes isolés de leur contexte […] Aussi nous sommes-nous fixé pour règle, à trois ou quatre exceptions près, de ne rééditer que des recueils complets de poésies, ou des sections de recueils assez copieuses pour qu’on en discerne sans peine la raison interne. »

  • Soleil du soleil, le sonnet français de Marot à Malherbe, Jacques Roubaud, P.O.L., 1990.

Ces ressources permettent d’élaborer des groupements de textes : on donnera ainsi à lire d’autres poètes que ceux du corpus étudié. Les plus connus et dont les œuvres ont bénéficié d’éditions savantes : Agrippa d’Aubigné, Jean-Baptiste Chassignet, Théophile de Viau, Tristan l’Hermite, Étienne Jodelle. Les méconnus sont rarement réédités mais on trouvera quelques beaux poèmes dans les anthologies citées : Christofle de Beaujeu, Jacques Davy Du Perron, Siméon-Guillaume de La Roque, Marc de Papillon, François Scalion de Virbluneau, Étienne Durand, Amadis Jamyn, Jean Godard…

Pistes de prolongements artistiques et culturels et de travail interdisciplinaire

Programme de la classe de seconde: « Le professeur trouve aisément un complément à l’étude de la poésie dans celle d’oeuvres appartenant aux domaines de la musique, des arts plastiques et de l’architecture. »
Pour la période baroque, on ne manque pas d’œuvres – architecture et sculptures notamment. Des illustrations sont donc possibles, mais on ne cherchera pas systématiquement à vouloir rapprocher, dans une démarche de transposition, œuvres visuelles et œuvres littéraires, le transfert du langage iconique vers le langage verbal n’allant pas de soi. Il n’y a pas en effet d’espace post-tridentin homogène du baroque, et Jean Rousset lui-même dans Dernier regard sur le baroque rappelle qu’il a – stimulé par les extraordinaires modèles visuels romains – tenté le déplacement de cet âge baroque romain à l’âge baroque français. « Ce que je rêvais d’entreprendre, c’était une histoire de l’imagination, un chapitre d’une histoire de l’imagination à laquelle concourraient tous les artistes d’une époque, de la pierre à la scène et de la palette au verbe.6 »
Programme de la classe de seconde : « Il [le professeur] peut par exemple proposer l’écoute de pièces musicales contemporaines des poèmes étudiés, l’étude de tableaux des maîtres de la peinture de la Renaissance, de sculptures baroques, de l’architecture des châteaux, de l’art des jardins, etc. »
On tirera profit à montrer quelques chefs-d’œuvre du baroque romain. Le professeur choisira quelques œuvres exemplaires des trois maîtres du baroque romain : Bernini, Borromini, Cortone.
On pourra convoquer avec profit les travaux de Didier Souiller, professeur de littérature comparée à l’université de Dijon, notamment La Littérature baroque en Europe, (PUF, 1988). Souiller veut rompre avec cette méthodologie du transfert des arts visuels à la littérature. Il fait ainsi dans son essai sa propre « révolution copernicienne ».
Textes du corpus :
Texte 1 : Pierre de Ronsard, « Comme on voit sur la branche », Sur la Mort de Marie, 1578, in Les Amours, Éditions Garnier, 1963.
Dans la cinquième édition collective de ses œuvres en 1578, Ronsard apporte un nombre important de pièces nouvelles, les seize poèmes Sur la Mort de Marie, notamment. La jeune femme était morte en 1573. Elle n’avait pas trente-deux ans.

« Comme on voit sur la branche »
 
Comme on voit sur la branche au mois de mai la rose
En sa belle jeunesse, en sa première fleur
Rendre le ciel jaloux de sa vive couleur,
Quand l’Aube de ses pleurs au point du jour l’arrose :
 
La grâce dans sa feuille, et l’amour se repose,
Embaumant les jardins et les arbres d’odeur :
Mais battue ou de pluie ou d’excessive ardeur,
Languissante elle meurt feuille à feuille déclose :
 
Ainsi en ta première et jeune nouveauté,
Quand la terre et le ciel honoraient ta beauté,
La Parquet7 t’a tuée, et cendres tu reposes.
 
Pour obsèques reçois mes larmes et mes pleurs,
Ce vase plein de lait, ce panier plein de fleurs,
Afin que vif et mort, ton corps ne soit que roses.

 
Texte 2 : Philippe Desportes, « Comme on voit parmi l’air », Épitaphes, 1583, in Cartels et Masquarades, Épitaphes, Éditions Droz, 1958-1963.
Philippe Desportes est le représentant le plus important de la génération qui a suivi Ronsard. Le poème ci-dessous appartient à la poésie religieuse de ses dernières années.

« Comme on voit parmi l’air »
 
Comme on voit parmi l’air un éclair radieux
Glisser subitement et se perdre en la nue,
Cette âme heureuse et sainte, aux mortels inconnue,
Coula d’un jeune corps pour s’envoler aux cieux.
 
Mon penser la suivit, au défaut de mes yeux,
Jusqu’aux voûtes du ciel tout clair de sa venue,
Et voit qu’en tant de gloire où elle est retenue,
Elle a deuil que je sois encore en ces bas lieux.
 
Mais tu n’y seras guère, ô déesse ! à m’attendre ;
Car je n’étais resté que pour cueillir ta cendre,
Et ta mémoire sainte orner comme je dois :
 
Maintenant que j’ai fait ce devoir pitoyable,
Las de pleurer, de vivre, et d’être misérable,
J’abandonne la terre et vole près de toi.
 
 

Texte 3 : Pierre de Ronsard, « Je n’ai plus que les os », Derniers vers, 1587 (posthumes), in Soleil du soleil, le sonnet français de Marot à Malherbe, P.O.L., 1990.
Ronsard meurt en 1585. Ses amis lui rendent hommage en publiant en 1587 six pièces sous ce titre Dernier vers, les six sonnets qu’il avait écrits pendant sa maladie.

« Je n’ai plus que les os »
 
Je n’ai plus que les os, un squelette je semble,
Décharné, dénervé, démusclé, dépoulpé,
Que le trait de la mort sans pardon a frappé,
Je n’ose voir mes bras que de peur je ne tremble.
 
Apollon et son fils, deux grands maîtres ensemble,
Ne me sauraient guérir, leur métier[9] m’a trompé ;
Adieu plaisant soleil, mon œil est étoupé[10],
Mon corps s’en va descendre où tout se désassemble.
 
Quel ami me voyant en ce point dépouillé
Ne remporte au logis un œil triste et mouillé,
Me consolant au lit et me baisant la face,
 
En essuyant mes yeux par la mort endormis ?
Adieu chers compagnons, adieu mes chers amis,
Je m’en vais le premier vous préparer la place.
 

Dépoulpé : dépouillé de pulpe, de chair, d’après le Dictionnaire de la langue française du XVIe siècle d’Edmond Huguet.
Apollon et son fils : Apollon, dieu des purifications, des guérisons et son fils Asclépios.
Leur métier : leur manière d’agir, de procéder.
Étoupé : au sens figuré, en parlant d’un son : assourdi, feutré. Ici, par métaphore, la vue est bouchée, obstruée.
Texte 4 : Jean de SPONDE, « Mais si faut-il mourir », Sonnets sur la mort, 1588, Œuvres, Editions Droz, 1978.
De famille protestante, il fut huguenot jusqu’à sa conversion au catholicisme. Il a composé des méditations sur les psaumes, des stances et des sonnets d’inspiration religieuse, notamment les Sonnets sur la mort.

« Mais si faut-il mourir »
 
Mais si faut-il mourir, et la vie orgueilleuse,
Qui brave de la mort, sentira ses fureurs ;
Les soleils hâleront ces journalières fleurs,
Et le temps crèvera cette ampoule venteuse.
 
Ce beau flambeau qui lance une flamme fumeuse,
Sur le vert de la cire éteindra ses ardeurs ;
L’huile de ce tableau ternira ses couleurs,
Et ces flots se rompront à la rive écumeuse.
 
J’ai vu ces clairs éclairs passer devant mes yeux,
Et le tonnerre encor qui gronde dans les Cieux,
Où, d’une ou d’autre part, éclatera l’orage.
 
J’ai vu fondre la neige, et ses torrents tarir,
Ces lions rugissants, je les ai vus sans rage.
Vivez, hommes, vivez, mais si faut-il mourir.
 

[1] Incipit d’un poème d’Antoine Godeau, in L’Amour noir, poèmes baroques, Albert-Marie Schmidt, Slatkine, 1982, p. 106.
[2] Tableau de la littérature française de Rutebeuf à Descartes, Gallimard, 1962, repris dans Une voix, un regard, Gallimard, 2012, pp. 313-324.
[3] Jean Rousset, La Littérature de l’âge baroque en France. Circé et le paon, Paris, Corti, 1953, et Anthologie de la poésie baroque française, Armand Colin, 1961, 2 volumes.
[4] Jean-Claude Vuillemin, Épistémè baroque. Le mot et la chose, Éditions Hermann, coll. « Savoir lettres », 2013.
[5] Chauveau Jean-Pierre. Périodisation de la vie poétique au XVIIe siècle. In: Littératures classiques, n° 34, automne 1998. La périodisation de l’âge classique. pp. 161-171.
[6] Jean Rousset, Dernier regard sur le baroque, José Corti, « Les Essais », 1998.
 
 

Jean-Luc Bertolin
Jean-Luc Bertolin

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