La Reine des neiges, l’histoire oubliée,
de Johanna Boyé : Gerda en quête magique

Une forêt, des châteaux, un lac gelé, des plaines enneigées et des effets d’une rare beauté : Johanna Boyé livre une version féministe, écologique et enchanteresse du conte d’Andersen au Vieux-Colombier. Un vrai spectacle de Noël. Par Philippe Leclercq, critique

Une forêt, des châteaux, un lac gelé, des plaines enneigées et des effets d’une rare beauté : Johanna Boyé livre une version féministe, écologique et enchanteresse du conte d’Andersen au Vieux-Colombier. Un vrai spectacle de Noël.

Par Philippe Leclercq, critique

Oublier la version bricolée par les Studios Disney en 2013. C’est ce à quoi invite le sous-titre de la pièce, La Reine des neiges, l’histoire oubliée (1844), adaptée du célèbre conte d’Hans Christian Andersen et mise en scène par Johanna Boyé, qui se joue actuellement au Vieux-Colombier (Comédie-Française). Délaisser l’histoire kitsch des deux sœurs princières, et revenir au modèle initiatique du genre à la suite des deux enfants, Gerda et son ami Kay, qu’une bande de trolls, furieux que les humains saccagent leur forêt, se mettent en tête de séparer. Pour cela, ils envoient un éclat de miroir ensorcelé dans l’œil de Kay qui voit bientôt tout en noir. Et s’enferme dans une soudaine et rageuse passion pour l’algèbre (une punition ?) et le patinage sur glace, jusqu’à sa rencontre avec la reine des neiges qui l’emmène dans son château en Laponie. Malheureuse mais déterminée, Gerda pénètre alors dans la forêt et part à la recherche de son âme sœur…

Julie Cavanna, Jérôme Pouly et Elisa Erka. Copyright : Christophe Raynaud de Lage

Récit initiatique

La Reine des neiges est à voir dès l’âge de 7 ans, avertit le programme. Et sans limite d’âge, tant les leçons de vie adressées par le conteur danois ne vieillissent pas. La splendeur magique de la mise en scène et le tour comique que Johanna Boyé et sa co-adaptatrice, la comédienne Élisabeth Ventura, ont su prêter au texte, tiennent même de la séance de jouvence !

Sur le plateau, et au gré du voyage de Gerda, plusieurs espaces se succèdent : une forêt, des châteaux, un lac gelé, des jardins fleuris, des plaines enneigées… Les péripéties abondent et s’enchaînent à bonne vitesse. Trolls, brigands, fées et sorcières rythment les rencontres de la fillette, qui sont autant d’obstacles à surmonter, de pièges à déjouer. L’apprentissage est rude, mais profitable. La petite Gerda grandit, passe de l’enfance à l’âge adulte, à mesure qu’elle progresse dans sa quête. Son amour pour Kay lui est un précieux viatique face aux épreuves. En chemin, elle noue des amitiés ; les animaux sont ses alliés. Une corneille bavarde, barbue jamais barbante, lui fait faire un bout de chemin ; un renne célibataire (et fort marri de cela) la conduit jusqu’au château lapon de la ravissante reine des neiges…

Merveilleux spectacle

Il y a beaucoup de magie dans la mise en scène de Johanna Boyé, et des effets d’une rare beauté visuelle. Cela commence comme une apparition. Sur scène, la robe de la reine des neiges, génie du vent et du froid, virevolte seule dans les airs et plonge d’emblée dans le vaste monde des songes et des contes. Du vent, de la neige… Des enfants, Kay (Adrien Simion, convaincant) et Gerda (Léa Lopez, lumineuse), courent et s’amusent avant de retrouver leur grand-mère (Danièle Lebrun, vibrante) qui, au coin de l’âtre, leur raconte des histoires. Son histoire…

Cette adaptation revient à l’oralité du conte. La grand-mère récitante encadre la narration à laquelle le spectacle donne vie. Elle assure le lien avec l’autre monde, le passé, les souvenirs, l’héritage familial, la transmission d’une tradition orale du récit. Le merveilleux, ressort du conte, sourd de partout : du décor, des cintres, des planches et même des changements rapides – comme par enchantement – de costumes des comédiens. Un savant jeu de lumières éclaire les différents tableaux. La machinerie et quelques fabuleux artifices s’amusent de toute crédulité. Un miroir, comme une énorme bulle de savon, ravit l’œil. Les enfants dans le public rient beaucoup des facéties du Grand Troll (Jérôme Pouly, exceptionnel) et de ses compagnons farceurs, qui évoquent le piquant Puck du Songe d’une nuit d’été, de Shakespeare.

Féminisme et écologie

Johanna Boyé a réussi à tirer quelques fils permettant de développer le personnage de la reine des neiges (éblouissante Suliane Brahim, que l’on retrouvera avec plaisir dans Oncle Vania en février 2023, au théâtre de l’Odéon à Paris). L’héroïne éponyme a ici le cœur moins glacé que dans le texte original et la Princesse Lunettes est, pour sa part, un fameux numéro. La lecture du conte par Johanna Boyé est résolument féministe. Et écologique.

Gerda est un exemple de courage et d’intelligence qui ne renonce jamais. Sa quête rejoint le combat pour l’écologie dont le discours jalonne discrètement l’intrigue. Gerda ne recherche pas le prince charmant, mais part au secours de son frère de cœur. Elle affronte pour cela nombre de dangers et rencontre des femmes fortes qui l’éduquent et confortent son caractère persévérant. « Deviens qui tu es ! », lui intiment-elles à l’envi.

Gerda se trouve en cherchant Kay. Son parcours initiatique lui ouvre grand les yeux. Le rapport qu’elle entretient avec la nature et les animaux qui l’entourent (et qui lui parlent, évidemment) entre en résonnance avec la colère initiale des trolls, mécontents de la manière dont les hommes mésusent de leur monde. La nature que la jeune fille traverse est en train de disparaître, à coups de tronçonneuses et d’espaces grignotés sur le vivant. L’esprit (des esprits) des lieux dépérit. « La nature reste un miroir riche d’enseignement », indique Johanna Boyé dans le dossier de presse. Avec elle, les trolls préviennent. L’œil sombre de Kay qui s’y reflète est longtemps condamné à n’en rien plus voir des splendeurs – les aurores boréales, les tempêtes de neige, les nuits embrumées, etc. – que la mise en scène fait naître tour à tour sous nos yeux enchantés.

Les retrouvailles de Gerda et de Kay décillent ce dernier : elles élucident le problème qui le tenait captif de la reine des neiges et restaurent le lien rompu avec le monde. « L’intelligence du conte, précise Johanna Boyé, est d’articuler ce lien à la beauté et à l’invisible avec le fait que ce soit dans l’expérience physique de ses retrouvailles avec Gerda que Kay trouve la résolution de l’énigme. » Elle rappelle que l’amour et l’harmonie entre les êtres commencent par ce qui les rattache au monde. Les forêts, les lacs et les rivières, les animaux et les esprits qui les hantent, ne constituent pas seulement les décors éternels des plus beaux contes à transmettre, ils sont aussi une fragile réalité à léguer.

P. L.

La Reine des neiges, l’histoire oubliée, d’après Hans Christian Andersen
Adaptation : Johanna Boyé et Élisabeth Ventura
Mise en scène : Johanna Boyé

Avec Jérôme Pouly (le grand troll, monsieur Loran, la corneille, le renne et N’a-qu’un-œil, un brigand) ; Suliane Brahim (la reine des neiges, le petit troll des mousses, la princesse Lunettes, le boiteux, un brigand et la sorcière du crépuscule (en alternance) ; Danièle Lebrun (la grand-mère, madame Clément, le petit troll des champignons et la vieille brigande) ; Adrien Simion (Floki, le petit troll des pierres, Kay, le prince Lunettes et Moignon, un brigand) ; Elisa Erka (la reine des neiges, le petit troll des mousses, la princesse Lunettes, le boiteux, un brigand et la sorcière du crépuscule (en alternance) ; Léa Lopez (Liv, le petit troll de lichens et Gerda ; Julie Cavanna (le petit troll des arbres, madame Chouettor, la magicienne et la petite brigande).

Jusqu’au 8 janvier 2023, à la Comédie-Française (Vieux-Colombier), à Paris.

L’École des lettres est une revue indépendante éditée par l’école des loisirs. Certains articles sont en accès libre, d’autres comme les séquences pédagogiques sont accessibles aux abonnés.

Philippe Leclercq
Philippe Leclercq