L’Amant, d’Harold Pinter :
scènes de la vie conjugale

Le théâtre, espace de critique sociale : Ludovic Lagarde met en scène un homme et une femme mariés qui se jouent la comédie de l’amant et de la maîtresse pour se renouveler, échapper aux carcans et tester leurs limites. Féroce et élégant.
Par Philippe Leclercq, critique

Deux comédies éblouissantes d’Harold Pinter (1930-2008) sont actuellement à l’affiche du théâtre de l’Atelier à Paris (18e), et ce dans une mise en scène du non moins brillant Ludovic Lagarde[1]. La Collection[2] et L’Amant sont deux pièces sœurs, écrites à un an de distance (respectivement en 1961 et en 1962) et conçues initialement par leur auteur britannique, prix Nobel de littérature 2005, comme des scénarios de film. Ces œuvres, finalement adaptées pour la scène, gardent la trace de leur écriture filmique. Le traitement de l’espace et du temps s’appuie sur une série d’ellipses évoquant l’art du montage cinématographique.

© DR

Des mots et des silences

Ces deux « comédies de la menace », ainsi qualifiées par Pinter lui-même, se situent dans la classe moyenne supérieure de l’Angleterre encore puritaine du début des années 1960. Des couples s’adonnent à des jeux de séduction et de pouvoir, et développent des stratégies compliquées pour satisfaire leurs fantasmes. Tous s’aiment en cachette et s’abritent derrière des mots qui mêlent le vrai et le faux, sans que l’on sache vraiment ce qui relève de l’un ou de l’autre. Il faut savoir écouter ce petit bavardage. Comme les nombreux silences qui les entourent, ils en disent souvent plus long qu’ils ne le voudraient. Les personnages n’en usent d’ailleurs qu’avec une prudente parcimonie. Ils ne parlent jamais trop, comme s’ils se méfiaient non seulement de leurs dires, mais également de quelque chose, comme une menace, qui fait peser sur l’intrigue une atmosphère de roman noir.

Bon après-midi

L’Amant met en scène un couple, en apparence ordinaire, vivant dans une banlieue résidentielle de Londres. Lui, Richard (Laurent Poitrenaux), travaille à la City ; elle, Sarah (Valérie Dashwood), est femme au foyer. Quand il part au bureau certains matins, Richard n’omet pas de souhaiter à Sarah de passer un bon après-midi avec… son amant. Le sujet ne semble poser aucun problème, ni à l’un ni à l’autre des deux époux. L’affaire est entendue. Un certain Max viendra rendre visite à Sarah dans la journée. Qui est donc cet amant officiel, auquel le mari s’est si bien accommodé ? Quelle opacité se cache derrière cette belle transparence, cette entente parfaite entre Richard et Sarah ? La surprise est grande quand, à quinze heures pétantes, Max apparaît, jeans et baskets, la dégaine un peu canaille, sous les traits de Richard…

Conjugalité et transgression

Sur un dispositif relevant du vaudeville, Harold Pinter développe une dramaturgie subtile qui offre de scruter la vie conjugale et son rapport au désir. L’argument est simple, banal même : le couple, corseté par les conventions sociales, s’ennuie. La routine, la fatigue des jours répétés le rongent de l’intérieur, affadissent le quotidien, et finissent par rendre l’autre invisible.

Contre leurs dix ans de mariage, et pour parer à la menace d’implosion de leur couple, Richard et Sarah ont choisi de se renouveler, de réinventer leur relation. Pour tromper les habitudes, ils ont décidé de se jouer des codes et de brouiller les pistes. Ils se livrent à des simulacres d’amour interdit qui leur permettent à la fois de combattre l’ennui et de sublimer leurs fantasmes en maintenant le désir à l’intérieur du couple. Un faux tiers donc, une pure création de l’esprit pour éviter que la fiction, jouée régulièrement dans l’appartement conjugal transformé en « maison close », ne devienne réalité.

Les automatismes sont bien huilés, et le couple trouve son équilibre dans cette sorte de double vie, cette plaisante mise en scène de l’amour transgressif. Or, s’ils parviennent un temps à chasser la monotonie de leur existence matrimoniale, Richard et Sarah s’emmurent bientôt dans un nouveau système bourgeois, parfaitement rassurant, suprêmement répétitif et, au bout du compte, formidablement ennuyeux. Un nouveau changement s’impose. L’artifice de la transgression devrait bien pouvoir s’intégrer aux normes de la vie conjugale…

Réjouissant

Le faux rythme, un peu déréalisant, sur lequel Ludovic Lagarde a choisi de déployer sa mise en scène, est hautement appréciable. Il fait planer sur l’intrigue un malaise, une angoisse poisseuse à laquelle tentent d’échapper les deux personnages. S’y exprime quelque chose d’abstrait, de légèrement factice et d’affecté, qui obéit à la dimension absurde du texte « pinterien » (nouvelle traduction fine d’Olivier Cadiot, écrivain, poète et dramaturge). Le jeu des comédiens n’y est pas à proprement parler ralenti, mais les pauses que ceux-ci ménagent entre leurs répliques creusent le vide entre leurs personnages. Les « blancs » de la conversation épaississent le silence ouaté qui les entoure, trahissant leur difficulté à s’entendre et à se rejoindre. Le choix de l’interprétation un peu mécanique de Laurent Poitrenaux (comme toujours formidable) et Valérie Dashwood (magnétique) souligne l’échec des deux époux à sortir d’eux-mêmes et de leur condition. Convaincus de pouvoir rester unis en se dédoublant, Richard et Sarah s’enferment dans des rôles stéréotypés qui les font ressembler à des pantins.

L’élégante scénographie d’Antoine Vasseur reprend les éléments principaux du décor de La Collection (jouée – et à (re)voir absolument – en seconde partie de soirée). Le dispositif fonctionne comme un trompe-l’œil, où l’escalier en colimaçon que l’on monte promet les plus beaux vertiges et les lumières chaudes de Sébastien Michaud laissent entrevoir de possibles plaisirs d’alcôves. Le décor, tout en profondeur, dessine de jolies perspectives ; le désir y circule abondamment, et tourne en rond.

Ce couple en crise est au cœur du théâtre comme espace de critique sociale. L’Amant, écrit voici plus de soixante ans, n’a rien perdu de sa modernité et de son caractère subversif. Ludovic Lagarde en restitue à la fois l’élégance humoristique et l’ironie mordante qui font le charme de l’écriture de l’auteur britannique. Férocement réjouissant.

P. L.

L’amant d’Harold Pinter. Mise en scène de Ludovic Lagarde. Avec Laurent Poitrenaux (Richard), Valérie Dashwood (Sarah) Guillaume Costanza (Le laitier). Jusqu’au 25 juin 2023, au théâtre de l’Atelier à Paris (18e). Tournée à venir.


Notes

[1] Lire notre entretien de juin 2018.
[2] Critique à lire sur le site.


L’École des lettres est une revue indépendante éditée par l’école des loisirs. Certains articles sont en accès libre, d’autres comme les séquences pédagogiques sont accessibles aux abonnés.

Philippe Leclercq
Philippe Leclercq