Le Garçon et le Héron, de Hayao Miyazaki :
expérience épique et mystique

Frappé par le deuil de sa mère, un jeune garçon se retrouve dans un manoir habité par des créatures qui le guident ou le menacent. Le maître de l’animation japonaise a interrompu sa retraite pour réaliser cet opus inspiré de sa propre enfance. Grille d’analyse du film.
Par Philippe Leclercq

Frappé par le deuil de sa mère, un jeune garçon se retrouve dans un manoir habité par des créatures qui le guident ou le menacent. Le maître de l’animation japonaise a interrompu sa retraite pour réaliser cet opus inspiré de sa propre enfance. Grille d’analyse du film.

Par Philippe Leclercq

Japon, Seconde Guerre mondiale. Après la disparition de sa mère dans un incendie, Mahito, un jeune garçon de 11 ans, doit quitter Tokyo pour partir vivre à la campagne dans le village où elle a grandi. Il s’installe avec son père dans un vieux manoir sur un immense domaine où il rencontre un curieux héron qui devient son guide au fil de ses découvertes et de ses questionnements sur les mystères de l’existence et du monde.

La mort de la mère

Le Garçon et le Héron débute de la pire des manières, c’est-à-dire la meilleure selon les codes dramaturgiques du récit d’initiation : la perte d’un être cher, a fortiori une mère. Celle du jeune Mahito Maki, 11 ans, héros du nouveau et douzième long-métrage d’animation de Hayao Miyazaki, promis à une longue période de deuil et de reconstruction, de découverte de soi et du monde.

C’est le début des années 1940. Le Japon, comme le reste du monde, est en guerre. Tokyo est bombardée. La mère de Mahito périt dans l’incendie de l’hôpital où elle travaille comme infirmière. La séquence initiale fait immédiatement s’emballer le récit, et pose sa fiction sur un moment traumatique liminaire, déterminant le destin du jeune héros.

Le spectateur, cueilli à froid, entre in media res en empathie avec Mahito au niveau duquel son regard se place. Les flammes font disparaître la mère du héros ; c’est aussi par les flammes, par l’intermédiaire de la jeune Himi, fille du feu, qu’elle lui « reviendra ».

Comme les personnages chez Miyazaki, les éléments ont un pouvoir de réversibilité, c’est-à-dire d’être l’un et son contraire. Rien n’est jamais figé dans le vaste monde, dit le fantastique miyazakien dont la représentation échappe au manichéisme facile et simplificateur. Tout bouge et se transforme ; la réalité et la vérité ne sont jamais une et indivisible. Sous la surface des êtres et des choses, évolue un univers inconnu dont la richesse, propre à nourrir la vie de chacun, est à découvrir et à explorer. C’est tout l’enjeu du récit d’apprentissage, conduit à la première personne, que promet Le Garçon et le Héron, librement adapté du roman didactique Et vous, comment vivrez-vous ? de l’écrivain Genzaburo Yoshino (1899- 1981) et agrémenté de quelques éléments autobiographiques.

Esprit des lieux

C’est le cœur lourd et l’esprit confus que Mahito quitte la funeste Tokyo avec son père. À la douleur du deuil s’ajoute l’arrachement à la vie d’avant, de l’enfance et de la famille réunie. Le mutisme du jeune garçon, dans lequel l’a plongé la mort de sa mère, est renforcé par la nouveauté inquiétante du lieu et la ressemblance troublante de sa tante avec la défunte. La proximité physique des deux sœurs, premier motif de distance (de méfiance) du garçon à l’égard de sa nouvelle tutrice ou belle-mère, sera le plus sûr moyen de renouer avec son souvenir.

Une assemblée de vieilles femmes, chœur grotesque à gros nez et esprit malicieux des lieux sur lesquels elles veillent jalousement, effraie d’abord Mahito avant de le rassurer de sa présence inoffensive et bienveillante. Avec elles, le comique fait son entrée dans le récit. Mémoire du temps, elles ont vécu assez longtemps pour ne pas trop se prendre au sérieux. L’obsession de l’une d’elles pour le tabac entre en résonance avec l’arrière-plan historique de la fiction et les privations dues à la guerre.

Le contexte historique et industriel, point de départ de la fiction, emprunte aux souvenirs d’enfance de Miyazaki, marqués par la guerre durant laquelle son père fabriquait des gouvernes d’avion pour l’armée japonaise.

Mais ces vieilles dames existent-elles vraiment ? Celles-ci, dont la présence est réductible à quelques poupées à leurs effigies, ne seraient-elles pas que de purs esprits (tels les lares des Romains), présences domestiques, protectrices et rassurantes que l’esprit facétieux de l’auteur se plaît à représenter ? Elles forment un solide ancrage de la réalité prosaïque, préalable souvent nécessaire chez Miyazaki, à l’aventure fantastique. Leurs balais de gentilles sorcières sans cesse à la main, elles assurent l’intendance du manoir et une discrète surveillance de Mahito que l’audace de la jeunesse expose aux dangers.

Le héron, figure de culpabilité

Un autre esprit, énigmatique sinon maléfique, plane au-dessus de la tête de Mahito. Le héron, qui l’attend et le guette dès son arrivée au manoir, le tourmente comme ses cauchemars post-incendie. L’enfant se sent responsable de la mort de sa mère. Mortifié, il se frappe violemment la tête avec une pierre ; sa tête lui fait alors réellement mal, l’automutilation marquant la culpabilité dont l’oiseau harceleur est une autre manifestation.

La convalescence qu’il passe dans son lit ­– période de rêve fiévreux de persécution, délire de la mauvaise conscience ou réalité du combat face au héron ? – ouvre une première brèche dans l’économie du récit. Elle marque aussi le premier pas de l’apprentissage de Mahito qui décide de s’armer d’un arc pour affronter les périls.

Le héron, gardien de la tour fantôme où il loge, pèse de sa présence malfaisante ; il fait des ronds dans l’eau et dans le ciel en attendant son heure. Des indices, cependant, éveillent les soupçons. À l’image de l’albatros de Baudelaire, il est majestueux en vol et disgracieux dès qu’il touche le sol. Il est même grotesque (quand il entre dans le trou de sa tour), avant de devenir motif d’épouvante doté d’une effroyable dentition. Créature mi-homme mi-oiseau, le héron est une incarnation des obsessions du réalisateur sur l’instabilité des choses et la duplicité des êtres. Il donne et reprend ; il est à la fois monstre, ami, guide, menteur et passeur qui promet à Mahito de le conduire jusqu’à sa mère. Il assure que la mort ne serait qu’un « subterfuge ».

Cet être hybride aurait-il partie liée avec les secrets de l’au-delà ou ne serait-il qu’un imposteur aux pouvoirs magiques défaillants ? Tel le puissant Achille mortellement blessé au talon par une flèche, le héron tire son pouvoir d’un long bec qui, une fois troué, se dégonfle comme une baudruche.

Viscosité du sol

Cette relecture burlesque du mythe grec invite le spectateur à entrer dans le périple miyazakien comme dans l’odyssée d’Ulysse. Mahito est promis à un flux tendu d’aventures qui le dépasse et échappe à son contrôle. Héros malmené, pris au piège d’une trajectoire déployant sa propre mythologie, il affronte une adversité qu’il ne déjoue qu’à l’aide d’adjuvants rencontrés au gré de différentes péripéties.

D’abord dupé par la roublardise du héron, qui l’attire dans la tour fantôme, Mahito perd littéralement pied, avalé par la mollesse sournoise du sol, porte vers l’autre monde. Cette chute, ou plutôt ce passage souterrain, voire intra-utérin, révèle une verticalité poreuse entre le monde du réel en haut, et le monde de l’imaginaire en bas.

Le mou et le visqueux sont, chez Miyazaki, des motifs de danger (la boue dans le sol vers la tour), de recouvrement morbide (les crapauds), d’engloutissement (le sol de la tour) ou encore de mort (les viscères du poisson-monstre). Le mou, le gluant ou le liquide gras sont des surfaces instables, des leurres ou des obstacles à la progression et à la compréhension du héros dans sa quête. Cette matière morbide appartient à l’univers du trivial et du bas (des bas instincts, du bas-ventre, du sol, de la pesanteur). Elle s’oppose à la fluidité légère de l’espace et des airs dans lesquels se déplace Himi avec le héros qu’elle prend bientôt sous son aile. Le héron, créature mélangée et grotesque, est trop tordu pour se tenir droit et s’élever.

Rejoindre la mère morte

C’est un mélange de curiosité, de crédulité et de témérité qui pousse Mahito à aller de l’avant, et à se rendre à la tour abandonnée. Pour vouloir affronter des périls plus grands que lui, certains dénonceront son « orgueil », qui est moins ici une hubris ou une sotte suffisance que l’expression d’une énergie vitale. L’enfant, selon Miyazaki, est confronté à des peurs qu’une force impérieuse incite toujours à défier. Au risque de se tromper. C’est ainsi qu’il se construit, en explorant et en repoussant ses limites.

En exposant son héros à l’inconnu et au danger, Miyazaki fait de lui un être déterminé à retrouver sa mère, à en questionner la mort et à renouer le fil rompu, ce qui est sans doute la plus belle des manières de faire son deuil. Selon la conception miyazakienne de la porosité des espaces, les morts ne sont jamais très loin. Ils peuvent même se trouver derrière une simple porte qu’il suffit d’ouvrir. Miyazaki en a fait l’expérience, sa mère ayant passé neuf années alitée pour cause de tuberculose.

L’expérience du deuil devient une odyssée temporelle : le jeune protagoniste parcourt des lieux et des époques comme pour se soumettre aux épreuves et mieux se connaître.

Fabuleuse odyssée

Le voyage débute sur une plage, au bord de la mer où Mahito a échoué après avoir été englouti par le sol (la dévoration comme moyen de se régénérer est un thème récurrent chez le cinéaste nippon). Un portail fermé s’offre à lui comme une énigme, et un passage vers la connaissance. Ailleurs, ce sont des conduits (souterrains, cheminée) et des portes lumineuses qu’il faut traverser et qui participent du geste répété de la naissance et des étapes à franchir pour grandir.

Comme souvent chez Miyazaki, toute porte n’est pas toujours bonne à ouvrir. Des pélicans, oiseaux au symbolisme ambivalent ici et gardiens des lieux (comme les oies du Capitole), le menacent. « Ceux qui cherchent à comprendre périront », prévient l’inscription surmontant le portail.

Sans doute Mahito est-il allé trop vite, grillant les étapes conduisant au cœur du mystère de la mort. Aussi ne doit-il son salut qu’à l’intervention magique d’une navigatrice intrépide, femme de l’eau et du feu (complémentarité purificatrice des éléments face aux dangers).

Par son nom, Koniko est reliée à son double débonnaire du monde « d’en-haut », la vieille dame dont elle possède une poupée à son effigie. Koniko, œil farouche et physique androgyne, est une passeuse, un personnage de l’entre-deux mondes qu’elle traverse à bord de son esquif. Ses qualités de pêcheuse lui offrent de commercer avec une étrange communauté, interdite de tuer les animaux, y compris pour se nourrir. L’un comme l’autre, Ulysse et Mahito rencontrent des peuples fabuleux (les Kikones, Lotophages, Lestrygons pour le premier, les « Têtes noires » et autres perruches géantes pour le second), des monstres marins (Scylla pour l’un, le poisson géant pour l’autre).

Défense de l’écologie

Chaque rencontre, chaque épisode du voyage de Mahito est l’occasion de se rapprocher du mystère de la vie et de la mort. Avec les warawaras, petits êtres ronds comme des ballons de baudruche (et qui font songer à la nursery d’âmes de Soul, l’excellent long-métrage d’animation des studios Pixar, signé Pete Docter et Kemp Powers en 2020), le jeune garçon fait l’expérience de la préexistence platonicienne de l’âme – et de la vie – des hommes. La représentation plastique de la transmigration des âmes vers le monde d’en haut est, à cet égard, un moment chargé d’une grande douceur poétique, ouverte à l’idée de l’immortalité de l’âme, pensée que Miyazaki laisse littéralement en suspens et à l’appréciation émerveillée de son personnage. Ce mouvement ascensionnel, intermédiaire de l’avant et de maintenant, obéit à la trajectoire générale du film. La mort, qui n’est pas seulement un vaste territoire surnaturel, peuplé d’êtres singuliers, mais aussi un moment parfaitement réaliste, est reliée, avec effets mêlés de pathos et de dégoût, au massacre de la planète. L’agonie du pélican, pustuleux et tuberculeux, crachant sa vie faute de pouvoir se nourrir et suppliant qu’on l’achève, est une violente dénonciation de l’industrie de la pêche industrielle, pilleuse des océans au détriment de la chaîne alimentaire et de l’ensemble du vivant. On sait l’attention du cinéaste portée aux questions environnementales et aux nuisances de l’homme.

La porte entre deux espaces-temps

Chaque séquence du film, qui correspond à une péripétie, un obstacle ou une rencontre, est porteuse d’un enseignement. Chacune d’elles apparaît comme un moyen de poursuivre sa progression, de se rapprocher d’une forme de vérité sur lui plus encore que sur la mort de sa mère.

Alors qu’il est menacé d’être haché menu et dévoré par les immenses perruches obèses, Mahito est sauvé par Himi, une jeune fille douée de pouvoirs surnaturels. Avec elle, le garçonnet va parcourir les couloirs du temps. Le graphisme, qui tend vers une forme d’abstraction (la porte dans le ciel), s’affranchit de tout réalisme, au même titre que la narration s’exonère de toute continuité spatiale et temporelle. Dans la séquence où, pour échapper à leurs poursuivants, Mahito et Himi se précipitent sur la porte 132, donne à voir un beau moment d’ubiquité (Mahito présent ici et là-bas) en même temps qu’il réussit la prouesse du montage alterné des deux scènes (du père et du fils), réunies dans la même image.

L’équilibre précaire du monde

Le jeune Mahito, coupable d’avoir pénétré dans la salle interdite des accouchements, est pourchassé par la milice des perruches en colère. Dans cette histoire où tout est possible, le héros doit apprendre à vivre avec son seul souvenir. L’aventure participe de cet apprentissage. Himi fille, sortie de nulle part, lui aura été un guide, une force à ses côtés pour grandir.

Dans ce film sur le deuil et la transmission qu’il est aisé de voir comme une œuvre bilan du cinéaste avant sa retraite (entamée en 2013 et interrompue pour réaliser ce nouvel opus), Miyazaki apprend à son jeune héros à s’émanciper. Le personnage du grand-oncle, sorte de gardien du temple et de l’univers, associé à la légende de la construction de la tour fantôme, invisible jusque-là, devient in fine le grand passeur de cette mission. Est-il un dieu ? Un mage ? Un savant ? Un philosophe ? –, il apparaît sous des traits graves et soucieux, penché sur un empilement de petits volumes géométriques en équilibre précaire (cubes, boules, pyramides…). L’homme semble détenir son savoir et son pouvoir d’un mystérieux rocher – la pierre philosophale – suspendu dans les airs au-dessus de sa tête. Or, en dépit de ces indices cabalistiques comme clés du mécanisme du monde, celui-ci est en proie au doute, à la crainte que son petit échafaudage d’objets géométriques ne s’écroule. Le registre tragi-comique de la scène interroge avec un mélange d’ironie et d’angoisse la capacité, au fond faible, de celui-ci à en garantir la pérennité. Le questionnement est d’autant plus grave et urgent que la bonne santé de la planète est à la merci d’un dictateur.

C’est un message de vigilance absolue que Miyazaki adresse à tous les jeunes Mahito au sujet de l’avenir du monde, tant du point de vue politique qu’écologique, intime et universel. La colère des pierres en souffrance n’en est sans doute pas la moindre des métaphores du film.

P. L.

Le Garçon et le Héron, long-métrage d’animation japonais (2h05) de Hayao Miyazaki, avec les voix originales de M. Suda, T. Kimura, K. Shibasaki, et, pour les voix françaises : Gavril Dartevelle : Mahito ; Padrig Vion : Héron gris ; Juliette Allain : Kiriko ; Julie Pilod : Natsuko ; Dimitri Rataud : Shoichi ; Pauline Belle : Himi ; Frédérique Cantrel : Aik ; François Marthouret : Grand-oncle. En salles le 1er novembre 2023.


L’École des lettres est une revue indépendante éditée par l’école des loisirs. Certains articles sont en accès libre, d’autres comme les séquences pédagogiques sont accessibles aux abonnés.

Philippe Leclercq
Philippe Leclercq