« L’Écume des jours », de Michel Gondry, d’après Boris Vian
Michel Gondry a une imagination qui lui permet de visualiser immédiatement ce qu’il lit. S’il a relevé le défi d’adapter L’Écume des jours de Boris Vian, roman culte inadaptable entre tous, c’est qu’à la première lecture, il avait eu la vision d’une intrigue qui commencerait en couleurs et finirait en noir et blanc. Un tel défi correspond bien à son univers romantique et à son style personnel.
Dès les premières images du film, qui forme désormais une trilogie amoureuse avec Eternal Sunshine of the Spotless Mind (2004) et La Science des rêves (2006), le cinéaste nous emporte dans un véritable tourbillon de sons et d’images..
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Un tourbillon de sons et d’images
C’est d’abord ce grand atelier aux couleurs acidulées où le roman de Boris Vian est fabriqué, avec le cliquetis des machines à écrire et ses dactylos virtuoses qui le font naître sous nos yeux. Puis nous pénétrons dans l’univers de Colin, ce Des Esseintes moderne qui vit à rebours, cet épicurien oisif qui passe son temps à jongler avec les objets introuvables et les êtres improbables qu’il a inventés.
Le cinéaste a eu à cœur de leur donner une existence : « Ce sont les objets qui changent, pas les gens. » Le pianocktail, la souris domestique, la sonnette-araignée, et tant d’autres inventions surréalistes ou fantastiques, se trouvent réunis dans un appartement introuvable, dans un Paris atemporel qui n’appartient ni totalement aux années 1950-1960, ni à l’époque actuelle, de façon à ce que le film ne soit pas enfermé dans la période à laquelle le livre a été écrit.
La poésie peut-elle naître de la sophistication technique ?
Des trucages mécaniques, exécutés sur le plateau sans effets spéciaux numériques, donnent plus de consistance et de réalisme à l’univers parallèle de Vian. Cette reconstitution à la lettre depuis le petit nuage sur lequel planent les amoureux jusqu’au nénuphar fatal à Chloé, visualisé par un amalgame de fils de laine colorés, relève d’une fidélité remarquable et propose aussi des solutions innovantes et amusantes comme la présence de Gouffé sur les écrans télé de la cuisine dans laquelle officie Nicolas ou encore les différentes voitures inventées pour le tournage. Mais son côté méthodique et systématique lui enlève un peu de son charme.
De plus, les choix de Gondry posent divers problèmes : la présence de chaque gadget n’oblige-t-elle pas le spectateur à une attention si soutenue aux détails du décor qu’elle nuit à l’émotion ? La poésie peut-elle naître d’une telle sophistication technique ? La mise en scène de Gondry a le mérite de trouver des équivalents actuels astucieux à la contre-culture des années 1950, mais le spectateur peine à suivre le cinéaste visionnaire dans son monde mécanique, dans cet univers surréaliste d’une précision trop parfaite, où les dialogues et les sentiments ont du mal à s’intégrer.
Enfin si l’idée de faire « consommer » la philosophie de Jean-Sol Partre par Chick en pilules, en collyres et autres drogues qui l’assimilent à une véritable addiction, est amusante et intéressante, comment comprendre aujourd’hui une telle passion si on ne la replace pas dans le climat de son temps ?
Une profusion d’objets
Le roman de Boris Vian est une fête du langage, un festival de mots-images, de mots-valises, de mots-objets qui créent une jubilation sonore et intellectuelle. Jeux sur le signifiant par collages, citations parodiques, anagrammes, calembours, contrepèteries, néologismes, jeux sur le signifié d’une inventivité infinie, qui détournent les titres des œuvres de Sartre (« La Lettre et le Néon, étude critique célèbre sur les enseignes lumineuses »), les recettes de cuisine ou les expressions figées du langage courant : « Le plus clair de mon temps, je le passe à l’obscurcir. »
Parodie, mise en abyme, invention d’objets improbables, directement issus d’une imagination débridée, le romancier a-t-il eu un jour envie de voir son univers mental exister concrètement ? Charles Belmont, auteur d’une précédente adaptation en 1968, n’avait même pas essayé de le représenter, se concentrant sur les sentiments des personnages, incarnés par de très grands comédiens, Jacques Perrin, Marie-France Pisier, Sami Frey, Alexandra Stewart.
Le film de Michel Gondry se veut un régal pour les yeux, mais sa profusion d’objets, y compris à l’intérieur du plan, parvient surtout à nous étourdir de couleurs, de formes bizarres et insolites qui viennent saturer l’écran pour nous imposer sa vision sans toujours nous communiquer le plaisir attendu. Il est plus proche de l’univers de Jean-Pierre Jeunet que de celui de Boris Vian.
Du décor aux visages
La seconde partie du film calme le jeu : le décor cède la place aux visages ; l’amour fou est menacé par la maladie ; dans l’appartement qui rapetisse, s’assombrit et se couvre de toiles d’araignées, le nénuphar se propage dans le poumon de Chloé, ses amis sont désolés et impuissants ; les couleurs laissent la place à un mélancolique sépia, la gravité s’installe et la douceur de vivre est remplacée par la solitude pour Chloé et par l’âpreté du monde du travail que Colin découvre avec stupeur. Entre le Chaplin des Temps modernes et le Fritz Lang de Metropolis, Gondry crée des univers horribles de l’exploitation humaine.
Le roman de Vian est aussi très musical, le jazz y joue un rôle clé, comme dans la vie de l’auteur, dont la « trompinette » était une sorte d’appendice de son propre corps. Gondry, auteur de nombreux clips publicitaires et musicaux (Björk, les Stones, Kylie Minogue), traduit mieux cette dimension, la rendant aussi par des effets visuels comme l’étirement des jambes des personnages dans les danses chaloupées sur les morceaux de Duke Ellington.
La bande originale de L’Écume des jours est très séduisante. Le cinéaste a fait appel à Étienne Charry, vieil ami avec qui il formait le groupe Oui Oui dans les années 1980, inspirateur des Lumineers, groupe américain qui perce en France actuellement. Il fait entendre également une chanson néo-folk de l’Américaine Mia Doi Todd. Et, bien sûr, Duke Ellington : Chloe, dont l’héroïne est l’incarnation, mais aussi Take the « A » Train, etc.
Un brillant exercice de style
C’est peut-être l’interprétation qui pèche le plus. Le cinéma français a le tort de créer des castings de vedettes qui tuent la surprise. Ni Audrey Tautou, ni Romain Duris, trop liés à leurs univers respectifs, ne nous convainquent ; Gad Elmaleh est trop associé à ses one-man shows comiques pour être crédible ; seuls Omar Sy et Aïssa Maïga tirent leur épingle du jeu.
L’impression qui reste est celle d’un brillant exercice de style qui relève plus souvent de l’esthétisme que de l’émotion et parvient difficilement à nous toucher. Méticuleux jusqu’à l’obsession, plus attaché aux choses qu’aux êtres, contrôlant difficilement son rythme, le film devient une lame de fond qui engloutit tout, un maelström visuel, un tsunami qui charrie images et objets, noyant sous ses vagues déferlantes la poésie fragile de cette œuvre unique, si bien exprimée par son titre.
Anne-Marie Baron
Je viens de revoir une fois de plus le film de Charles Belmont et j’y trouve une poésie et un charme merveilleux, nés du talent de tous ces jeunes comédiens et d’une mise en scène inspirée plus que des quelques gadgets qui l’émaillent avec humour.
Il sera intéressant de comparer cette nouvelle adaptation de L’ÉCUME DES JOURS avec celle de Charles Belmont en 68, avec les très jeunes acteurs Marie-France Pisier, Jacques Perrin et Sami Frey. (Le DVD sort en octobre.)
Sélection officielle au Festival de Venise 1968.
Prévert en disait : “Belmont a gardé le coeur du roman, ce film est merveilleusement fait. En plus, c’est drôle !”
Renoir : “Ce film a la grâce”
En décembre 2011 Télérama: “Une comédie solaire délicieusement surréaliste. Adapter Vian ? un tabou dont Charles Belmont est joliment venu à bout”.
En juin 2012 Michèle Vian dans Le Monde : « C’est très joli. Charles Belmont avait compris quelque chose. Il était fidèle à l’esprit. Et la distribution est éclatante ».
Et le Passeur critique le 24 avril 2013 : “Cette fraîcheur de ton offre au roman original la traduction à l’écran d’une fuite existentielle débordante de vie magnifiée par une bande son jazzy d’une élégance rare et d’un montage à son unisson. Élégant le film l’est tout du long dans un dégradé de nuances.”
On peut voir photos, extraits et avis critiques sur le blog : L’oeuvre du cinéaste Charles Belmont charlesbelmont.blogspot.fr