« Les Pozzis », de Brigitte Smadja, illustré par Alan Mets

"Les Pozzis", de Brigitte Smadja, illustré par Alan Mets
Entre 2009 et 2015, Les Pozzis a fait l’objet d’une publication en dix volumes distincts, tous illustrés par Alan Mets.
Brigitte Smadja a judicieusement remanié ce cycle romanesque pour sa publication en un seul volume dans la collection « Neuf », « Roman junior » de l’école des loisirs.
L’occasion pour nous de revenir sur une aventure littéraire aussi attachante qu’originale dans l’œuvre de Brigitte Smadja, une fantasy joyeuse et grave à la fois.

 
Commençons par planter le décor
Dans une sorte d’Éden lacustre vivent les Pozzis, petites créatures cornues de vingt centimètres de haut, qui passent leur vie à faire des briques de boue pour construire des ponts, mais aussi à jouer de la musique, créer des bijoux et des ornements, changer la couleur et les motifs de leur robe… S’il y a des conflits, ils s’apaisent vite, sous la tutelle d’un chef sage et respecté.
Tout est donc harmonieux au pays des Pozzis : cela finirait par être très ennuyeux, si, dès l’ouverture du cycle, la paix des Pozzis n’était suspendue à une menace d’abord diffuse – seul Abel y est sensible, et les autres se moquent de lui – puis de plus en plus précise : le Lailleurs, ce pays interdit qui s’étend au-delà des frontières du monde des Pozzis, envoie périodiquement des tempêtes dévastatrices et risque de faire pire encore.
La tradition demande aux Pozzis d’ignorer le Lailleurs, de l’éviter, de ne pas même y penser ; mais quand, un jour de tempête, Adèle se laisse happer par le Lailleurs, il devient nécessaire d’envoyer un groupe de Pozzis tenter l’impossible : monter une expédition pour ramener Adèle parmi les siens, car la disparition d’un seul d’entre eux entrainerait la perte de tous les Pozzis, réduits à la taille d’une fourmi.
On découvre peu à peu que le pays des Pozzis et le Lailleurs, ces mondes antinomiques, l’un de paix et l’autre de violence aveugle, sont pourtant liés par une histoire commune. Il faudra revenir à l’origine du monde pour refonder, de façon durable, la paix dont jouissent les Pozzis.

« Les Pozzis », de Brigitte Smadja, illustré par Alan Mets, page 10 © l’école des loisirs, 2018

Le monde des Pozzis : un monde en enfance ?
Le monde des Pozzis, cet ailleurs rêvé, parle de nous et de l’autre, peut-être de nous comme un autre, dans un jeu de contraires qui est aussi un jeu de reflets.
Rien à voir, à première vue, entre les Pozzis et les humains. Les Pozzis sont humanoïdes, certes, mais ils ne mesurent que vingt centimètres, ils ont des sabots et une corne sur le front (sans compter les cornes ornementales ajoutées par coquetterie), ont tous une robe qui reflète leur état d’âme : couleur d’orage quand ils sont tristes, elle devient orangée quand ils se mettent en colère. Les Pozzis peuvent modifier à leur gré l’apparence de leur robe – du moins, en se concentrant suffisamment pour que la robe rêvée soit en harmonie avec leur univers mental du moment :

[Capone explique à Abel comment s’y prendre pour changer de robe.]
« – […] Ferme les yeux et choisis une couleur et un dessin, de toutes tes forces. Attention, une seule couleur et un seul dessin. Si tu penses à trop de couleurs en même temps, ça ne marche pas. Tu comprends ?
Abel ferme les yeux, se concentre, voit défiler des dizaines de couleurs, mais il veut du bleu turquoise et il pense à ses fleurs préférées. Lorsqu’il ouvre les yeux, miracle, sa robe est devenue exactement comme il le souhaitait. »

Les Pozzis, chapitre 1.

© l’école des loisirs, 2018

S’ils sont proches des humains, les Pozzis échappent cependant aux cadres qui déterminent et compliquent si souvent la vie des hommes. Pensons à ce qui, dans nos vies, cause soucis, souffrance, difficultés. En vrac : aimer, ne plus aimer, aimer sans être aimé, composer avec les relations de couple, avec la famille, avec les ami-e-s et les amant-e-s ; grandir, aller à l’école, au collège, au lycée ; s’inscrire dans une filiation, savoir qui on va être ou qui on veut être, décider ce qu’on va faire de sa vie ; ne pas décevoir ses parents mais devenir soi-même ; résister aux épreuves, au travail qui fait vieillir ; subir la crise économique, le chômage, l’angoisse de l’avenir ; voir sa mort ou voir mourir ceux qu’on aime ; se souvenir du passé, espérer ou craindre l’avenir…
Eh bien, rien de tout cela n’a de sens chez les Pozzis ! Normalement, les Pozzis n’ont ni souvenir du passé ni inquiétude pour l’avenir : ils vivent au présent, d’ailleurs « il n’est pas bon pour un Pozzi d’avoir trop de mémoire ». Un Pozzi n’a ni père ni mère : de temps en temps, de un à trois bébés surgissent par la grande cascade, le Chef les nourrit et les éduque dans sa grotte, puis, au bout de quinze jours seulement, ils rejoignent la communauté des adultes. Lors de la cérémonie de Bienvenue où il reçoit solennellement son nom, un Pozzi est reconnu comme un Pozzi-il ou comme un Pozzi-elle, ou bien il aura le choix, et c’est tout simple ainsi ! Chaque Pozzi a sa propre grotte, qu’il passe beaucoup de temps à décorer. Il y dort seul, ce qui n’empêche pas les Pozzis de vivre des relations d’amitié ou d’amour.

« Les Pozzis », de Brigitte Smadja, illustré par Alan Mets, page 11 © l’école des loisirs, 2018

Au pays des Pozzis, personne n’a à gagner sa vie ni à se préoccuper du lendemain, car le gite et le couvert sont donnés à chacun et gratuits pour tous. En même temps, la vie des Pozzis est active et épanouie : chacun travaille car, chaque jour, il faut faire des « boulettes rectangles » avec de la « bouillasse collante » et des herbes sèches, pour construire ou consolider les ponts reliant entre elles les iles qui constituent le pays des Pozzis. Loin d’être une contrainte, ce travail procure beaucoup de satisfaction aux Pozzis :

« Même quand ils sont très occupés, il arrive parfois aux Pozzis de s’arrêter de travailler pour faire une petite promenade, pour jouer à saute-lacs ou au badminton avec leurs boulettes-rectangle ou pour s’arroser grâce à leurs flutes-arrosoirs. Pour un Pozzi, travailler et s’amuser, c’est un peu la même chose. L’essentiel, c’est que le soir, le marais redevienne beau et propre, que les ponts soient en bon état et qu’il y ait suffisamment de poudres pour l’alimentation, la peinture et la médecine. »

Les Pozzis, chapitre 4.

 

« Les Pozzis », de Brigitte Smadja, illustré par Alan Mets, page 11 © l’école des loisirs, 2018

Si chaque Pozzi n’est pas un grand bâtisseur, chacun ou presque est musicien, artiste, créateur.  En effet, à côté du travail accompli en équipes, l’art et les émotions artistiques ont une grande place pour les Pozzis : ils font de la musique, créent des bijoux et des ornements pour eux ou pour se les offrir… Et chacun a un don – même si on ne sait pas toujours tout de suite quel est ce don. Abel [1], apparemment, ne sait rien faire : ni confectionner les boulettes-rectangles, ni décorer sa grotte, ni faire de la musique, ni même changer la couleur de sa robe. Abel est vraiment au-dessous de tout, ce qui l’inquiète et le rend malheureux. Mais il est le seul à sentir venir la « Spirale », cette tempête glacée qui arrive du Lailleurs : c’est un « extralucideur ». Grâce au don d’Abel, le chef Capone peut donner l’ordre à chacun de se mettre à l’abri et tous les Pozzis sont sauvés. Abel croit maintenant en lui et il peut s’inventer la plus belle des robes, d’un bleu céleste et toute décorée de marguerites.
Dans le monde des Pozzis, les blagues et les taquineries existent, mais la violence est proscrite car elle met en péril le groupe tout entier. En effet, il est nécessaire que tous les Pozzis soient réunis pour tous les moments importants : fête de Bienvenue qui célèbre l’admission dans le groupe des adultes des bébés devenus des Grands ; fête de la Disparition quand un Pozzi, parvenu au bout de sa vie – en principe, bien au-delà de 109 ans – s’évanouit en fumée. Si tout le groupe n’est pas uni pour ces cérémonies, si un seul membre du groupe a quitté la communauté, cela met en péril la survie de l’ensemble des Pozzis. Il faut donc évacuer la tristesse, la colère, et tous les sentiments négatifs qui mettent le groupe en danger : il n’existe pas moins de vingt-deux façons de calmer la colère, dont les chatouilles et les câlins…
Le monde des Pozzis est hiérarchisé, chacun doit obéir au chef. Mais il n’y a pas de compétition possible car le chef est forcément le plus ancien, celui qui a le plus de lignes blanches sur sa robe noire (il suffit de les compter). Son rôle est d’assurer la cohésion des Pozzis et la survie du groupe. Cela dit, ce n’est pas tous les jours facile, comme les chefs successifs en font l’expérience.
Le temps semble donc immobile, dans un éternel présent, la routine étant seulement rompue par le chambardement épisodique de la Grande Récréation, rituel carnavalesque « où les Pozzis jouent du matin au soir », avant de reprendre dès le lendemain leur existence réglée et leur travail d’équipe.
Quand ils travaillent, les Pozzis passent leur temps à malaxer de la boue, en fait ils jouent à la patouille toute la journée : le monde des Pozzis, c’est celui de l’enfance. On comprendra au dernier chapitre pourquoi l’esprit d’enfance est ce qui définit le mieux le monde des Pozzis.
« Les Pozzis », de Brigitte Smadja, illustré par Alan Mets, pages 23-24 © l’école des loisirs, 2018

 

Dix petites choses à savoir pour se promener dans le pays des Pozzis

1. Le pays des Pozzis est formé d’un immense tapis de mousse verte. Sur ce tapis, il y a des lacs. Pour les traverser, les Pozzis ont construit et continuent à construire des ponts.
2. Les Pozzis mesurent environ vingt centimètres et peuvent changer de robe aussi souvent qu’ils le souhaitent : il suffit d’un peu de concentration. Ils peuvent en avoir des imprimées, des à rayures, des à pois et même des à carreaux.
3. Ils ont une corne unique, une vraie. Mais ils peuvent en avoir des fausses. Ils les sculptent eux-mêmes et ils se les collent sur le front grâce à la bouillasse spéciale collante, pour faire joli.
4. Les Pozzis vivent dans des grottes autour du marais. Ils en ont une chacun.
5. Ils ne se nourrissent que de potage. Le potage peut être soit tiède, soit chaud, soit froid.
6. Un bébé Pozzi est un bébé pendant quinze jours maximum et habite dans la grotte du chef. Après, c’est fini, il est grand et il est prêt à avoir sa grotte pour lui tout seul et à mener sa vie.
7. À partir de cent-neuf ans, les Pozzis sont vieux et leur robe devient définitivement noire, mais ils vivent encore longtemps, jusqu’à environ deux-cent-sept ans.
8. En principe, ils sont tous musiciens. Leur instrument préféré est la flute.
9. Les Pozzis ont un chef. Il a une robe noire, bien sûr, mais avec des fils d’argent et, même s’il est le chef, elle ne peut pas changer de couleur.
10. À la lisière du pays des Pozzis, il y a le Lailleurs. La plupart des Pozzis ne le regardent jamais. Pourtant, certains s’y sont aventurés, même si le Lailleurs fait très peur. Ils en sont tous revenus, sauf un.

« Les Pozzis », de Brigitte Smadja, illustré par Alan Mets, pages 34-35
« Les Pozzis », de Brigitte Smadja, illustré par Alan Mets, pages 34-35 © l’école des loisirs, 2018

La quête des Pozzis

Mais, heureusement pour le lecteur, des grains de sable grippent la machine. Se déclenche alors une suite d’aventures extraordinaires qui vont conduire un groupe de Pozzis dans le monde du Lailleurs : les chapitres 2 à 10 racontent la grande épopée qui donne aux Pozzis la clé de leur histoire, c’est leur Genèse, leur Iliade et leur Odyssée : leur récit fondateur, hors de toute religion ou mythologie constituée.
Le déclenchement de l’aventure voit converger la menace extérieure (le vent glacé, la Spirale venue de l’inquiétant Lailleurs) et les émotions qui débordent certains Pozzis : colère, jalousie, aveuglement volontaire… Quand menace extérieure et désordre intérieur se conjuguent, l’effet est redoutable. De même que la colère d’Achille est déterminante dans l’Iliade, la colère d’Antoche est déterminante pour les Pozzis : l’enlèvement d’Hélène a déclenché la Guerre de Troie, la disparition d’Adèle déclenche une quête qui changera la vie des Pozzis. Il n’y a pas d’autre choix : il faut monter une expédition pour récupérer Adèle et la ramener au pays des Pozzis avant la fête de Bienvenue des derniers bébés, sinon les Pozzis disparaîtront. Il faut donc monter une expédition et partir dans le Lailleurs.
Désormais, le récit n’est plus linéaire. Au fil des chapitres, on suit tantôt la petite troupe infiltrée dans le Lailleurs, tantôt les Pozzis restés dans leur univers. Au pays du Lailleurs, la narration peut aussi s’attacher à tel ou tel membre du groupe qui vit une quête particulière à l’intérieur de la quête commune, voire à un des habitants du Lailleurs. Cela implique que le lecteur doit renouer les fils de l’histoire et reconstituer le puzzle collectif à partir des récits séparés qui s’entrecroisent.
À la fin de leur quête, les Pozzis auront tous réintégré leur monde, enrichis par l’expérience qu’ils ont vécue ; de son côté, le lecteur aura découvert l’origine des Pozzis, autant dire l’origine du monde et le sens de la vie.

« Les Pozzis », de Brigitte Smadja, illustré par Alan Mets, page 85 © l’école des loisirs, 2018

L’origine des Pozzis

De même que les livres de la Bible s’ancrent dans la Genèse, de même que la lamentable destinée des Atrides se comprend à partir du premier ancêtre, Pélops, le cycle des Pozzis s’origine dans un récit fondateur, dont les clés sont données au chapitre 10.
Au commencement du monde, donc, il y a un pays merveilleux, où toutes les créatures vivent en paix et en bonne intelligence.

Épisode 1
« Pendant au moins mille ans, et peut-être plus, dans la grande et verte forêt du Lailleurs, les Lailleuriens se régalaient de baies rouges délicieuses, mangeaient de l’herbe, des feuilles et de la mousse, croquaient des graines à longueur de journée. Jamais ils n’auraient eu l’idée de manger un serpent-enrouleur, un allinosaure ou une fourmi géante. Les allinosaures devinrent même leurs compagnons de jeux. Lorsqu’un Lailleurien naissait, c’était l’occasion d’une cérémonie grandiose qui durait toute la nuit. Les dzwycks, ces grands oiseaux blancs aux yeux verts et au bec doré, tournoyaient au-dessus d’eux, comme des anges protecteurs. Et les années passaient, tranquilles et joyeuses. »

Les Pozzis, chapitre 10.

Mais un vent glacé venu de nulle part vient compromettre cet équilibre et chasser les hommes du paradis premier. Pendant cet âge glaciaire, les Lailleuriens, « faméliques, grelottants, pass[ent] leur vie à errer en quête d’une graine, d’une racine, d’un peu d’eau ».
« Pourtant, toutes ces misères ne les empêchaient pas de s’aimer et de faire des bébés sur lesquels ils veillaient du mieux qu’ils pouvaient. » C’est ainsi que Bronght et Nour, deux frères, tombent tous deux amoureux de Thessa : celle-ci choisit Nour, le cadet. Bronght est furieux : il souhaite la mort de son frère, la mort de Thessa, la mort de Pozzi, leur bébé nouveau-né. Un volcan surgit dans le paysage glacé et désolé : mais c’est une chaleur mauvaise et, de même que Caïn tua Abel, Bronght blesse mortellement son frère et tue l’allinosaure qui était le compagnon de Nour ; la chair de l’allinosaure est dévorée par Bronght et ses partisans, en un festin funeste, transgressif et fondateur :

« Quand il eut fini de ronger les derniers os, Bronght grimpa le plus haut possible sur le cratère de feu et devant tous ceux qui l’acclamaient et réclamaient d’autres festins, il déclara :
– Ceux qui ne sont pas avec moi, sont contre moi [2]. Ceux qui sont avec moi s’appelleront les Bronght. Ils vivront ici, autour du cratère, ils porteront des masques de guerre et se peindront une corne verte ! Ceux qui ont suivi Nour s’appelleront les Nour ! Où qu’ils se cachent, nous les pourchasserons !
Les Bronght que ce repas inespéré avait mis en appétit s’inclinèrent devant lui en martelant son nom. Du lichen des arbres, ils firent une boue verte dont ils enduisirent leur corne. Des os de l’allinosaure, ils firent une couronne, la peignirent de cendres noires et la posèrent sur la corne verte de Bronght devenu de ce geste leur roi.
C’est ainsi que les Lailleuriens se divisèrent en deux peuples : les Bronght et les Nour. »

Les Pozzis, chapitre 10.

Les Bronght poursuivent donc les Nour : ils les acculent contre un mur de ronces géantes et vont tous les massacrer, quand une Spirale glacée disperse les assaillants en même temps qu’elle ouvre un passage presque invisible entre les ronces. Traversant la barrière végétale, les Nour accèdent à un lieu enchanteur, un nouvel Éden où ils espèrent vivre en paix. Mais le petit Pozzi est malade, il a des cauchemars, il va mourir s’il reste parmi les siens. Thessa finit par le confier à la grande cascade, dans un berceau d’osier, tel Moïse confié aux eaux du Nil. Génération après génération, les Nour continueront à confier des bébés à la cascade, pour les sauver de la guerre que les Bronght mènent toujours contre eux. Pozzi est donc le premier habitant de ce qui deviendra le pays des Pozzis.
On sait donc maintenant d’où viennent les bébés Pozzis ; on sait aussi pourquoi le Pozzi Miloche et le Nour Miel se sentent des « âmes frères » : ils sont nés jumeaux, mais seul Miloche a été confié à la cascade. On comprend aussi pourquoi Antoche a en lui ce noyau de colère qui bout : par sa mère, Bassane, il est le petit-fils de Krüll, le roi actuel des Bronght. Bronght par sa mère, Antoche est Nour par son père. Pour protéger l’enfant né de cette union interdite, Bassane n’a eu d’autre solution que le confier à la cascade, avant que son propre père ne la jette vivante dans le volcan…

« Les Pozzis », de Brigitte Smadja, illustré par Alan Mets, pages 148-149 © l’école des loisirs, 2018

L’histoire du Lailleurs et des Lailleuriens est donc, comme la nôtre, pleine de bruit et de fureur, de violence et d’actes héroïques. L’harmonieux pays des Pozzis est en quelque sorte le double inversé du Lailleurs, comme en témoignent leurs climats opposés : à l’éternel printemps du pays des Pozzis s’oppose l’hiver glacé du Lailleurs.
Les Pozzis partis chercher Adèle dans le Lailleurs en reviennent transformés et apaisés. Cependant, comme tous les Pozzis, ils oublient très vite l’essentiel de leurs aventures. Ils en ont gardé toutefois des bribes de souvenirs, des mots, des images, qu’ils racontent à leurs amis. Que faire de tout cela ? Le monde des Pozzis est-il menacé, comme le craint la vieille Sylve ?

« À l’écart, debout sur une petite butte, Sylve, une Pozzi d’au moins cent-vingt ans, leur tourne le dos. Son pays a bien changé, surtout depuis l’arrivée de Miel. Les ponts ont pris des formes et des couleurs nouvelles, les papillons bleus ont grandi à force de butiner des fleurs géantes, les robes des Pozzis sont de plus en plus extravagantes. Sylve n’est jamais allée dans le Lailleurs et elle a les changements en horreur. […] Comment Ignace, leur chef aveugle, a-t-il pu tolérer ces réunions quotidiennes, y participer, les encourager, applaudir avec enthousiasme à ces sornettes dangereuses ? »


Les Pozzis, chapitre 10.

Que faire de ces souvenirs rapportés par bribes et morceaux, qui se déforment au fil du temps et de leur transmission orale ?
La solution est trouvée : les Pozzis en font un spectacle, la « Grande Représentation », qui, en dix épisodes, dévide devant le peuple Pozzi réuni – y compris les anciens chefs, présents sous forme de nuages roses – la geste de leur histoire devenue une saga mythique.

« Ainsi s’achève la Grande Représentation » proclame Sylve […]
Dans le marais, c’est le délire. Les Pozzis refusent de quitter les gradins, ils font un raffut monstre, réclament un bis, reprennent en chœur le Chant du Retour.
Là-haut, les anciens chefs se disputent. […]
– À force de raconter leurs aventures, Miel et Miloche finiront par savoir qu’ils sont jumeaux, qu’Antoche est le petit-fils de Krüll, alors tous connaitront le Grand Secret, prévient Solal.
– Jamais ils n’auraient dû aller dans le Lailleurs, approuve Tsila.
– Ce qui est fait est fait et ne peut être défait, dit Pozzi. Ils étaient obligés d’y aller. Même si Léonce avait fait l’appel le soir de la Spirale, même si Adèle ne s’était jamais perdue dans le Lailleurs, même si Léonce n’avait pas organisé une expédition pour la retrouver, tôt ou tard, Miloche aurait franchi la frontière. Parce qu’on ne peut pas séparer les âmes-frères. Et ça, même la cascade ne pouvait le prévoir. Ignace a fait au mieux. Et n’était-ce pas une merveilleuse histoire ? »

Les Pozzis, chapitre 10.

 
Ainsi la boucle est bouclée, de Pozzi aux Pozzis qui, par une belle nuit d’« aurore pozzéale », écoutent leur histoire comme si c’était « une merveilleuse histoire » : la geste révélée sur la scène accomplit une fonction essentielle du mythe, elle actualise le récit fondateur pour mieux souder le groupe autour de ses valeurs partagées et résonner avec l’imaginaire de chacun. Récits, mythes et légendes, théâtre : les histoires nous constituent car nous sommes des êtres de langage.
Mais le grand Secret, le secret de l’origine, restera préservé. Est-ce à dire qu’il n’est pas bon de savoir trop précisément d’où on vient et qui on est ? Cela nous renvoie aussi à un autre héros tragique, Œdipe, devenu aveugle comme devient aveugle Ignace, dernier chef des Pozzis dans le cycle.
Le monde des Pozzis, ce monde aux couleurs d’enfance, a bien été fondé par un enfant chargé de faire naitre un monde nouveau, fût-ce au prix de la mémoire du passé : mais tout cela, l’histoire des origines et l’origine de l’histoire, on ne l’apprend qu’avec le dernier chapitre, au souffle véritablement épique.

« Les Pozzis », de Brigitte Smadja, illustré par Alan Mets, page 114 © l’école des loisirs, 2018

Un cycle complexe, un grand plaisir de lecture

La lecture des Pozzis suscite un plaisir immédiat dû aux rebondissements qui tiennent le lecteur en haleine jusqu’aux dernières pages ; l’invention à la fois très libre et très maitrisée se double d’une grande jubilation dans l’écriture, qui constitue un des plaisirs de la lecture. Jeux de mots, invention verbale fusent en permanence, sans jamais gêner un jeune lecteur. Quelques exemples de termes spécifiques au monde des Pozzis : la bouillasse, qui permet de confectionner des boulettes rectangles, les jurons, comme FlûtedeZut ou ZutdeFlûte ; les créatures du Lailleurs portent des noms aux sonorités très travaillées : on a d’un côté les terribles bronght, les dzwycks, les allinosaures, tandis qu’avec les Nour [3], la lumière et l’espoir renaissent.
Plaisir des mots, plaisir aussi d’une histoire à la construction plus complexe qu’il n’y parait.
Le chapitre 1 joue le rôle d’un prologue : il donne accès au monde des Pozzis avec la première aventure, celle qui change la vie d’Abel. Ensuite, les différentes péripéties qui s’enchainent apparaissent comme des pièces d’un puzzle dont on ne perçoit pas encore le schéma d’ensemble car le lecteur suit successivement des personnages qui n’ont pas encore les clés de leur histoire. D’ailleurs, le récit oblige souvent à reconsidérer des points de vue partiels remis dans une plus juste perspective.
Ainsi, à la première lecture, on croit que Miel est un Bronght, qu’il a attrapé Adèle pour la dévorer. En fait, Miel est un Nour qui se déguise en Bronght pour espionner les ennemis de son clan ; il n’a pas fait d’Adèle sa prisonnière ; il lui a mis un bandeau sur les yeux pour qu’elle ne soit pas effrayée par ce qu’elle verra, il a entravé ses mains pour qu’elle ne risque pas de tomber du nid où il l’a cachée : il l’a sauvée.
De même, il arrive que le lecteur ne comprenne pas immédiatement ce qui lui est donné à voir, parce qu’il en reste aux apparences : il voit par exemple des créatures très différentes, Pozzis, Nour et Bronght, et il lui faudra attendre le chapitre 10 pour concevoir qu’elles ont la même origine. Ce parcours initiatique, celui du lecteur doublant celui des personnages, évite tout manichéisme et peut susciter des réflexions plus profondes qu’on ne l’attendrait d’un genre romanesque qui vise à divertir ses lecteurs.

« Les Pozzis », de Brigitte Smadja, illustré par Alan Mets, page 114 © l’école des loisirs, 2018

Pour conclure…

Le cycle des Pozzis – ou l’épopée du Lailleurs – est donc totalement original, en même temps qu’il entre en résonance avec des mythes et des légendes fondateurs de notre culture : un fratricide ouvre un cycle de violence entre deux clans ennemis, les Bronght, carnivores et violents et les Nour, végétariens et pacifiques ; ce fratricide réveille le souvenir d’Abel et Caïn, Atrée et Thyeste, Romulus et Rémus. Krüll, père très – trop – attaché à sa fille, évoque – entre autres –  l’un des Atrides, Thyeste, épris de sa fille Pélopia.
L’histoire tragique de Bassane, sa fille, tombée amoureuse d’un Nour, c’est-à-dire d’un ennemi de son clan, fait écho au drame de Roméo et Juliette. À la différence de Juliette, Bassane a un enfant, promis à un grand destin (on pense à Rhéa Silvia, mère de Romulus et Rémus) ; pour éviter que cet enfant ne tombe entre les mains de son terrible grand-père, elle le confie à la grande cascade : confié à l’eau comme le furent Moïse ou Romulus et Rémus, Pozzi est à son tour un héros fondateur.
Le cycle des Pozzis a donc une dimension mythique et épique : cependant, aucun jeune lecteur ne sera gêné dans sa lecture par l’ignorance des histoires dont on devine le dessin sous l’histoire, pas plus qu’il n’a besoin d’un apparat critique pour entrer dans l’univers de J.K. Rowling.
Il n’y a pas de morale de l’histoire, et c’est parfait ainsi : Brigitte Smadja n’est pas une donneuse de leçons. Cependant, cette histoire de frères ennemis part d’un constat pessimiste – la violence est en germe en chacun – pour le dépasser : chacun dispose de son libre-arbitre.  Certes, Bronght a fait le choix du pire, mais Pozzi et Antoche choisissent de ne pas reproduire les crimes de leur aïeul. Il n’y a ni fatalité ni prédestination : nous pouvons toujours refuser le destin qui semblait nous être assigné et réinventer une vie meilleure, embellie et enrichie – individuellement et collectivement – par l’art et la culture.
Les Pozzis : cette histoire fabuleuse (aux deux sens du terme), très joliment illustrée par Alan Mets, est donc une belle découverte et un vrai bonheur de lecture.

« Les Pozzis », de Brigitte Smadja, illustré par Alan Mets, page 294 © l’école des loisirs, 2018

Pour conclure, laissons Brigitte Smadja nous présenter ce qu’elle appelle « [sa] plus belle aventure littéraire » :

Pourquoi et comment j’ai écrit les Pozzis,
par Brigitte Smadja

« Il y a des livres que j’appelle les livres « miraculeux », et ils sont rares. Les Pozzis font incontestablement partie de ceux-là. Je l’ai dit plusieurs fois, parmi la soixantaine de livres que j’ai écrits, ils constituent ma plus belle aventure littéraire. Sans doute parce qu’ils échappent à toute forme de réalisme et qu’ils m’ont permis d’écrire sans souci de vraisemblance, ce dont je ne me croyais pas capable.
Mieux encore, j’ai toujours eu l’impression en écrivant ces dix tomes puis en les réécrivant sous la forme d’une aventure en un volume que ce sont les personnages qui m’ont guidée, que l’histoire s’écrivait sans moi, que je n’avais qu’à suivre ces petites bêtes dans leurs aventures et à les écouter.  Bien entendu, écrire “n’importe quoi”, par exemple imaginer la vie de drôles de bêtes de vingt centimètres est loin d’être aussi innocent. Et pourtant, il me fallait garder cette innocence (ce non-savoir a priori) pour laisser émerger malgré moi ce que d’aucuns appelleraient l’inconscient, ainsi que d’autres mythes qui continuent à tisser et à nourrir notre imaginaire.
Ce que raconte les Pozzis, c’est notre besoin de sens, au-delà de la peur et des questions demeurées sans réponse. Et pour cela, rien ne vaut la fiction, les mythes, le théâtre, le roman, la musique et les chansons. »

Solange Bornaz

 
« Les Pozzis », de Brigitte Smadja, illustré par Alan Mets
• « Les Pozzis », de Brigitte Smadja, illustré par Alan Mets, l’École des loisirs, roman junior, octobre 2018, 360 p.
• Voir sur ce site l’article de Maïa Michalon : « La série des ‘’Pozzis’’, de Brigitte Smadja, illustrée par Alan Mets. Un monde où tout est pozzible… »
Tous les titres de Brigitte Smadja à l’école des loisirs.
Tous les titres d’Alan Mets à l’école des loisirs.
[1]. Abel est le héros du premier chapitre du cycle.
[2]. « Celui qui n’est pas avec moi est contre moi ; celui qui ne rassemble pas avec moi disperse » Évangile selon Matthieu, 12, 30.
[3]. نور : [nur], la lumière.

Solange Bornaz
Solange Bornaz

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