Les Trois Mousquetaires : d’Artagnan,
de Martin Bourboulon : adaptation altière

Tournée en décor naturel dans la cour carrée du Louvre, les châteaux de Chantilly et de Fontainebleau, les rues de Compiègne, cette adaptation de Dumas ne lésine pas sur les moyens. Les dialogues offrent des répliques savoureuses tirant vers la fluidité d’un Edmond Rostand.
Par Philippe Leclercq, critique

Avec Georges Simenon, Alexandre Dumas est l’un des romanciers les plus fréquemment portés à l’écran. Depuis la première adaptation des Frères corses en 1898, on ne compte pas moins de deux cent cinquante films produits dans plus de vingt pays à partir de son œuvre. Or, il faut bien l’admettre, Les Trois Mousquetaires (1844), son roman le plus célèbre et chef-d’œuvre de la littérature d’aventures, n’avait, jusqu’à présent, jamais été convenablement traité par le cinéma français. On peut même s’étonner, étant donné le climat de violence de son récit, de l’obstination des réalisateurs hexagonaux à n’en tirer que des comédies, toutes médiocres à l’image de la version d’André Hunebelle en 1953, avec Bourvil dans le rôle du valet de d’Artagnan, ou franchement navrantes comme celle, réalisée par le même metteur en scène, avec les Charlots en 1974… Les meilleures adaptations restaient donc étrangères : américaine (Les Trois Mousquetaires, de George Sidney, avec Lana Turner et Gene Kelly, 1948), italienne (Milady et les Mousquetaires, de Vittorio Cottafavi, adoptant le point de vue de Milady, 1952) et britannique (Les Trois Mousquetaires, diptyque de Richard Lester, 1973-1974).

Dans l’esprit de Cyrano

La version de Martin Bourboulon (Eiffel, 2021) vient aujourd’hui réparer l’injustice. Assez librement adapté, son D’Artagnan s’organise autour de la première grande partie du roman consacrée aux ferrets de diamant de la reine (un second volet, Milady, dont la sortie est annoncée pour le 13 décembre, s’ordonnera autour du siège de La Rochelle). Son récit débute en 1627. Tandis que la ville de La Rochelle est devenue un avant-poste protestant, le catholique Louis XIII rechigne à entrer en guerre, redoutant une nouvelle Saint-Barthélemy. De son côté, le cardinal de Richelieu, aidé de sa précieuse agente secrète, Milady, ourdit des plans pour compromettre la reine aux yeux du roi en dévoilant l’inclinaison de celle-ci pour le duc de Buckingham. Pendant ce temps, d’Artagnan, un jeune Gascon fraîchement débarqué à Paris, apprend à devenir mousquetaire du roi, en compagnie de trois d’entre eux : les fameux Athos, Porthos et Aramis…

Avec ses deux scénaristes, Alexandre de La Patellière et Matthieu Delaporte (le duo travaille actuellement à la réalisation d’un Monte-Cristo prévue pour 2024 !), le réalisateur a retissé les fils du roman pour précipiter l’entrée en scène de Milady et ainsi justifier l’arrivée du duc de Buckingham à Paris. Comme dans le film de George Sidney, une entrevue (inexistante dans le roman) entre Richelieu et Milady noue en quelques savoureuses répliques le cœur de l’intrigue et les intentions des personnages. La possibilité d’une nouvelle guerre de religion, qui sous-tend le roman de manière diffuse, est ici incarnée par une bande de complotistes protestants, donnant lieu à une formidable séquence d’attentat contre Louis XIII dans la cathédrale de Meaux. Enfin, les dialogues « écrits » de Dumas ont été dûment allégés, tirant vers la fluidité orale d’un Edmond Rostand et ses sonorités modernes.

Mise en scène immersive

Pour répondre au défi du film à grand spectacle, Martin Bourboulon n’a pas lésiné sur les moyens. Sa mise en scène s’appuie d’abord sur le choix courageux de tourner en décors naturels, renonçant ainsi à l’image numérique qui fait aujourd’hui la laideur de la plupart des reconstitutions historiques au cinéma. La cour carrée du Louvre, les châteaux de Chantilly et de Fontainebleau, les rues de Compiègne entre autres, offrent aux images une profondeur, une densité plastique au service prégnant de la mise en scène. Le cinéaste, désireux d’unir l’épique au réalisme de son dispositif, a fait le choix de la sueur et de la crasse des hommes et des lieux (hors du cercle royal, naturellement). La reconstitution évite ainsi l’écueil de la représentation pictorialiste du film « en costumes ». Rien de clinquant ici, que du mat, de la patine un peu sale, des costumes à la lourde étoffe pour figurer un début de XVIIe siècle, à la charnière de la féodalité finissante et des fastes du règne de Louis XIV à venir. De fait, la lumière est sombre et les couleurs désaturées, en parfait contrepoint de l’intrigue romanesque et des noirs dangers qui pèsent sur les protagonistes.

Outre l’énorme travail du son, propre à faire écho à la réalité de la fiction, D’Artagnan répond sans surprise au cahier des charges du film de cape et d’épée avec ses motifs et passages obligés : cavalcades, courses à pied, défis, duels, guet-apens, etc. Sa caméra est ici formidablement mobile, au cœur immersif de la chorégraphie des combats à l’épée et du feu croisé des pistolets. L’appareil, embarqué dans d’étourdissants plans-séquences et au plus près des corps esquivant les coups, donne le sentiment d’appartenir au combat, d’être un parmi les combattants, en particulier lors de la fameuse scène de duel fondatrice de l’amitié entre les trois mousquetaires et d’Artagnan alors opposés aux gardes de Richelieu.

Enfin, à l’exception d’un Aramis (Romain Duris), un peu effacé dans ce premier volet du diptyque, et d’un Porthos (Pio Marmaï), anecdotique sinon porteur d’une intention de modernité (il est ouvertement bisexuel), les autres protagonistes font l’objet d’une solide écriture, prise en charge par le jeu remarquable des comédiens. Vincent Cassel compose un Athos tout en intériorité, l’âme percluse de désillusions et de noirs tourments venus de son passé ; Éric Ruf livre une lecture inédite – diablement physique – de la perfidie de Richelieu ; Louis Garrel amuse et émeut sous les traits nerveux et lâches de Louis XIII ; Eva Green donne de Milady toute l’envergure de sa force obscure de femme libre et fatale. Sans forcer la candeur des débuts de son « roman d’apprentissage », François Civil incarne, pour sa part, un d’Artagnan plein d’allant et d’entrain, bonne pâte et bon copain, parfaitement convaincant dans cette 17e adaptation des Trois Mousquetaires dont le charme tient autant à son unité formelle qu’à ses morceaux d’humour et de bravoure.

P. L.

Les Trois Mousquetaires : d’Artagnan, film français (2h01) de Martin Bourboulon, avec François Civil (d’Artagnan), Vincent Cassel (Athos), Romain Duris (Aramis), Pio Marmaï (Porthos), Eva Green (Milady), Éric Ruf (Richelieu), Louis Garrel (Louis XIII).


Ressources :

Télécharger la séquence pédagogique consacrée aux « Trois Mousquetaires », d’Alexandre Dumas sur le site de la collection des Classiques de l’école des loisirs.

Les classiques : une bibliothèque idéale ? par Marie-Hélène Sabard, L’École des lettres, 25 août 2017.

Alexandre Dumas : « Les Trois Mousquetaires ». Étude intégrale, Élizabeth Bormann, L’École des lettres, 1994.

L’École des lettres est une revue indépendante éditée par l’école des loisirs. Certains articles sont en accès libre, d’autres comme les séquences pédagogiques sont accessibles aux abonnés

Philippe Leclercq
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