Notre Planète. Chronique n° 9.
Exposition Théodore Rousseau

Le Petit Palais réunit une centaine d’œuvres de Théodore Rousseau, paysagiste français, cofondateur de l’école de Barbizon et ardent défenseur de la forêt. Une grande joie pour les amoureux de nature autant que les esthètes qui goûteront le talent d’un artiste doué d’une précoce conscience écologique et voulant peindre la nature pour elle-même.
Par Philippe Leclercq, critique

Le Petit Palais réunit une centaine d’œuvres de Théodore Rousseau, paysagiste français, cofondateur de l’école de Barbizon et ardent défenseur de la forêt. Une grande joie pour les amoureux de nature autant que les esthètes qui goûteront le talent d’un artiste doué d’une précoce conscience écologique et voulant peindre la nature pour elle-même.

Par Philippe Leclercq, critique

Fait rare, il se trouve actuellement, en plein Paris, l’un des plus beaux espaces naturels qui se puisse donner d’admirer. Cette magnifique anomalie, on la doit à l’actualité du Petit Palais où se tient jusqu’à l’été une exposition inédite réunissant une centaine d’œuvres de Théodore Rousseau (1812-1867), paysagiste français, cofondateur de l’école de Barbizon et ardent défenseur de la forêt (de Fontainebleau). Les amoureux de nature autant que les esthètes y goûteront une grande joie qui, loin de les enfermer dans quelque recoin de campagne domestiquée par la peinture, les emportera vers de vivantes contrées, éclairées du talent d’un artiste doué d’une précoce conscience écologique. Le voyage à travers la nature rousseauiste est aussi plaisant, sinon vivifiant, qu’un bon bain de phytoncides.

Éveil d’une conscience écologique

Théodore Rousseau aime la forêt qu’il arpente inlassablement ; il l’observe, la scrute, l’étudie à toute heure du jour. Il s’intéresse en particulier à la structure organique des arbres dont il souligne la ligne singulière des branches, la forme de leurs nœuds, la vie intense qui s’en dégage et qu’il fait entrer dans ses tableaux. Il les individualise et réalise de véritables portraits, qui deviennent sa marque de fabrique. « Nul ne fait comme lui, dit de lui son ami Théophile Gautier dans La Presse, à l’occasion du Salon de 1850-1851, courir la sève dans les troncs, dans les branches, dans les feuilles, dans les herbes, dans les mousses ; il est touffu, frondescent, inextricable comme une forêt vierge ; il a une force de végétation, une luxuriance de verdure, une puissance d’épanouissement incroyables ».

Théodore Rousseau peint comme s’il voulait à tout prix percer le mystère de la robustesse des arbres et de leur énergie sereine. Sa peinture éduque le regard et invite à la contemplation, au respect, à l’amour de la beauté que les arbres nous offrent en étant simplement là, vivant autour de nous, avec nous.

Ce faisant, le peintre prend progressivement conscience de la fragilité des forêts et de leur écosystème. Dans un contexte d’industrialisation croissante, celui-ci est témoin de coupes massives d’arbres (déjà !) et s’en émeut non seulement dans ses œuvres, mais également auprès d’un certain duc de Morny, alors ministre de l’Intérieur, pour que cesse ce qu’il appelle « le massacre des innocents », du titre (biblique) d’une de ses toiles de 1847, montrant le triste spectacle d’arbres tombés sous le coup des forestiers. Il peint même des scènes d’abattage pour alerter l’attention. Les toiles qui en découlent sont à découvrir dans la dernière partie de l’exposition.

Son combat le conduit à obtenir le classement d’une partie de la forêt de Fontainebleau, qu’il considère comme une « réserve artistique », en zone naturelle protégée : la première réserve naturelle au monde en 1853 (officialisée en 1861). Comme son ami Gustave Courbet, cet autre amoureux de la nature, Théodore Rousseau aura, au nom de son art, participé activement à l’émergence d’une conscience écologique.

Théodore Rousseau, rebelle

« M. Rousseau représente ce côté abrupt, farouche et un peu choquant, qui est à l’art ce que le paradoxe est à la vérité ; il a ce précieux don de faire se hérisser les bourgeois, et même pas mal de peintres », disait encore de lui Théophile Gautier (La Presse, op. cit.). Contrairement à ce que ses tableaux, pleins de rusticité romantique, pourraient laisser penser, l’homme est un rebelle. Le parcours de l’exposition qui suit sa carrière commence par le renoncement à la voie académique.

Élève du maître du « paysage historique », Jean-Charles-Joseph Rémond, Théodore Rousseau refuse d’effectuer le traditionnel voyage en Italie, destiné à parfaire sa formation. Le jeune artiste veut peindre la nature pour elle-même, et non comme un simple décor, un prétexte ornemental pour ébats des dieux et autres scènes mythologiques. Il a en tête les paysagistes hollandais du XVIIe siècle, et l’Anglais John Constable, dont l’œil attentif au réel et aux phénomènes naturels (vent, pluie, lumière, saisons…) le fascine.

Tel un compagnon, il parcourt bientôt les chemins de France pour y trouver l’inspiration et quelques scènes de nature à peindre. Il va du Berry (de George Sand, une amie) à la Normandie, du Jura à l’Auvergne, des Landes ou des Pyrénées à la Vendée. Les marais, les sous-bois, les rochers et les vieux arbres ont sa préférence. Outre les vues panoramiques à l’huile ou à l’aquarelle, il rapporte dans ses cartons de nombreux dessins et études de branches, troncs, écorces.

Au cœur intime du paysage

Pour peindre, et ainsi traduire sa fine observation du visible, Théodore Rousseau s’immerge dans l’espace. Celui qui affirmait entendre la voix des arbres a besoin d’être en contact proche, sinon intime, avec les « vivants piliers » qui l’entourent (L’allée de châtaigniers, 1825-1850, comparable à une cathédrale). Il travaille en plein air, au plus près du motif, puis retouche sa toile dans son atelier, parfois même pendant des années. « C’est un naturaliste entraîné sans cesse vers l’idéal », résume Baudelaire (« Salon de 1846 », in Curiosités esthétiques, 1868).

Les figures humaines ne sont jamais très présentes, ni très visibles dans ses tableaux. De très petite taille, elles disparaissent souvent dans le paysage sur lequel le peintre demeure tout entier concentré (Le pavé de Chailly, 1840-1850). Les animaux (de ferme), plus nombreux, sont comme des points de suspension du paysage, des présences mélancoliques en accord avec leur environnement baigné d’ombre et de pluie (L’abreuvoir, sans date ; Une avenue, forêt de L’Isle Adam, 1849).

Le point de vue de l’artiste sur le paysage n’est jamais dominant, ni lointain. Sa technique, annonciatrice des impressionnistes (tels Sisley ou Monet qu’il influença), laisse la nature envahir la toile autant que l’air, le vent, la lumière (des sous-bois), les éléments qui font vibrer ses couleurs sombres. Résolument moderne, il renonce à toute perspective géométrique, plaçant ainsi le spectateur « dans » le paysage, et non face à lui, afin de provoquer quelque lien organique avec le vivant, à la manière du panthéisme romantique. Cette approche personnelle et expérimentale surprend autour de lui et déplaît même.

Les portes des Salons se ferment. Théodore Rousseau devient le « grand refusé ». Paradoxalement, cette singularité involontaire fonde sa gloire tant en France qu’à l’étranger auprès d’un public et de collectionneurs désireux d’authenticité. Toujours lui-même en quête de plus de nature, il s’installe définitivement à Barbizon, à deux pas de la forêt de Fontainebleau, en 1847. L’y rejoignent régulièrement des peintres tels que Narcisse Diaz de la Peña, Camille Corot, François Daubigny, Charles Daumier, et Jean-François Millet avec qui Rousseau noue une solide amitié. Tandis que l’un se fait chroniqueur de la plaine, l’autre peint côté forêt.

P. L.

L’exposition « Théodore Rousseau, la voix de la forêt » se tient au Petit Palais à Paris (8e) jusqu’au 7 juillet 2024. Du mardi au dimanche de 10h à 18h. Nocturnes les vendredis et samedis jusqu’à 20h.


L’École des lettres est une revue indépendante éditée par l’école des loisirs. Certains articles sont en accès libre, d’autres comme les séquences pédagogiques sont accessibles aux abonnés.

Philippe Leclercq
Philippe Leclercq