Olivier Mannoni, Traduire Hitler :
comment « re-hitlériser »  Mein Kampf

Traducteur de textes allemands, Olivier Mannoni a accepté de traduire Mein Kampf pour les éditions Fayard. Il a posé une condition : que le texte soit accompagné d’un « appareil critique solide établi par des historiens ».
Par Norbert Czarny, critique littéraire

Traducteur de textes allemands, Olivier Mannoni a accepté de traduire Mein Kampf pour les éditions Fayard. Il a posé une condition : que le texte soit accompagné d’un « appareil critique solide établi par des historiens ».

Par Norbert Czarny, critique littéraire

« Échos lugubres ». Ainsi s’intitule le dernier chapitre de l’essai et récit publié par Olivier Mannoni. Qui se demande encore pourquoi il a fallu traduire Hitler le comprend à cet endroit. Olivier Mannoni rappelle une actualité mondiale caractérisée par la violence du discours, les choix binaires, la petite phrase polémique, le mot ou l’expression qui circulent jusque dans des milieux que l’on croyait raisonnables, modérés. Il évoque la gestuelle des tribuns, décrit la pauvreté syntaxique de discours hurlés plus qu’énoncés. Et déclare : « Qualifier une pensée de nazie, ce n’est pas faire de l’anachronisme, c’est simplement la ramener à sa source. »

Il n’est pas nécessaire de nommer tous ceux qui, depuis de nombreuses années créent la confusion et pervertissent le langage, mettant à mal, voire en danger, la démocratie. Olivier Mannoni les nomme, et chaque page de son court essai rappelle que Mein Kampf reste la « pierre de haine, d’une noirceur incandescente ». Les zélateurs d’aujourd’hui le savent, qui traduisent et diffusent les textes nazis sur internet sans le moindre appareil critique : on peut toujours réveiller l’incendie.

Exemple du lien avec notre présent, et c’est une note en bas de page : Hitler faisait diffuser devant des diplomates des films montrant les dévastations des villes conquises, afin de les terroriser. La Russie a diffusé de telles images de propagande récemment pour faire trembler les Ukrainiens et leurs alliés.

Olivier Mannoni traduit des textes allemands depuis toujours. Sa famille est germaniste, sa mère a été une grande journaliste, traductrice elle-même. Les premières commandes auxquelles il a répondu tournaient autour des textes sources du nazisme. Avant de traduire Goebbels, Rosenberg l’« idéologue » du régime, ou Himmler, il a travaillé sur des ouvrages effrayants, relatant les expériences menées par les médecins nazis. Autant dire qu’il était prêt quand les éditions Fayard lui ont commandé une traduction de Mein Kampf. Mannoni n’a posé qu’une seule condition : il fallait que le texte soit accompagné d’un « appareil critique solide établi par des historiens ». Directeur de recherche au CNRS, membre du Centre de recherches historiques, Florent Brayard dirige l’équipe d’historiens en charge.

« Re-hitlériser » le fondateur du nazisme

Il existe une traduction de Mein Kampf. Elle date de 1934 et répond à deux critères de l’époque, lisibilité et fluidité. Ce ne sont pas les qualités principales du texte. À cette époque, des démocrates de tous bords ont voulu prévenir du danger qui sourdait. La Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme a voulu cette traduction. Hitler s’y était opposé ; il ne tenait pas tant que cela à être lu trop tôt.

Olivier Mannoni travaille seul pendant deux ans, son travail n’est pas commenté. Il fait déjà scandale, mais pour de très mauvaises raisons. Des politiciens prompts à twitter ne cherchent pas à savoir pourquoi Fayard a décidé de publier ce livre. Ils montent sur leurs grands chevaux et foncent à bride abattue. Mannoni évite les plateaux télé qui cherchent à faire du buzz, mais il parvient quand même à désarçonner l’un des attaquants. Sa position est semblable à celle d’autres détracteurs, pas du tout de son bord, qui n’avaient pas apprécié la publication du Journal de Rosenberg à cause de son appareil critique. Le principal détracteur s’appelait Faurisson, faussaire et négationniste de son état. La polémique se dégonfle.

Au bout de deux ans, les historiens rencontrent le traducteur et lui demandent… de tout reprendre du début. Sept cents pages, des cauchemars, du temps passé à endiguer le « flot brun ». Il accepte. L’enjeu est trop fort : il faut traduire Hitler « à l’état brut » et « re-hitlériser » le fondateur du nazisme. « Je vais devoir le remonter de telle sorte que le livre soit exactement dans l’état, si j’ose dire, où Hitler l’avait laissé en 1925 : bourbeux, criblé de fautes et de répétitions, souvent illisible, doté d’une syntaxe hasardeuse et truffé de tournures obsessionnelles », témoigne Mannoni. Ce qui revient, résume-t-il, à profaner son métier.

Traits de langage et de caractère

Parmi les dirigeants nazis cités dans Mein Kampf, chacun a ses obsessions langagières, ses tours qui révèlent la nocivité d’un système. Himmler utilise souvent l’adjectif « décent ». Ainsi, les veuves des soldats tombés ici ou là manifestent-elles la « décence » attendue. Goebbels use et abuse de l’adverbe « extraordinairement ». L’hyperbole est souvent une faiblesse ; un démagogue états-unien l’utilise jusque dans ses messages écrits. La brutalité du ministre de la propagande nazie est un trait distinctif. La flagornerie n’est pas son moindre défaut. Il est cependant assez intelligent pour comprendre que les grands discours de propagande sont moins utiles pour dominer le peuple que la « guimauve » servie dans les films sentimentaux.

Chez Hitler, entre autres procédés, on trouve l’inversion des pôles. Des termes comme « impitoyable », « implacable », « brutal » ou « fanatique », plutôt négatifs, prennent un sens positif dans sa prose. Victor Klemperer, l’auteur de L.T.I., essai fondamental sur le dévoiement de la langue par les nazis, voit là un exemple marquant de l’épreuve subie.

D’autres procédés sont à l’œuvre : l’euphémisme, le détournement de termes courants, la création de mots polysémiques, l’usage des acronymes et abréviations sont utiles pour cacher le crime. L’assassin qui aime tant la décence saura faire bon usage de ces procédés quand il décidera de la « Solution finale ».

Dans Historiser le mal, titre choisi pour le livre d’Hitler, le « grimoire » qui fascine encore tant de fanatiques ici et là est rendu à son état de bourbier originel. La syntaxe est bancale, Manonni en donne des exemples à partir de quelques phrases. La lourdeur pèse, propre à ce médiocre qui avait le dégoût du savoir, de la connaissance et des enseignants.

Les lecteurs feront les liens en suivant ce traducteur qui a accompli une tâche à la fois effrayante et indispensable. Il ne manque pas d’humour, ses quelques notes de bas de page, outre qu’elles sont éclairantes, sont autant de clins d’œil qui feront sourire, ou se dire que les temps présents sont peu cléments.

N. C.

Olivier Mannoni, Traduire Hitler, Collection « Controverses », Éditions Héloïse d’Ormesson, 130 p., 15 €.

Ressources complémentaires


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Norbert Czarny
Norbert Czarny