Pauline voyage,
de Marie Desplechin et François Roca :
la croisière s’amuse

Un album savoureux sur un paquebot de luxe des années trente pour une traversée qui mêle aventures, initiation et analyse psychologique. Un enchantement pour tous les âges autour d’une fillette pleine d’ironie et de verve.
Par Stéphane Labbe, professeur de lettres (académie de Rennes)

Un album savoureux sur un paquebot de luxe des années trente pour une traversée qui mêle aventures, initiation et analyse psychologique. Un enchantement pour tous les âges autour d’une fillette pleine d’ironie et de verve.

Par Stéphane Labbe, professeur de lettres (académie de Rennes)

Avec Pauline voyage, Marie Desplechin et François Roca livrent au jeune lecteur un album malin et drôle. Ils exploitent avec subtilité et humour le point de vue d’une enfant qui ne comprend pas tous les enjeux de l’aventure qu’elle va vivre. Ces quinze jours, qui vont la conduire au Spitzberg, île de Norvège située dans le Svalbard, sur un paquebot de luxe des années trente, représentent un petit roman d’initiation qui permet à la jeune héroïne de s’ouvrir au monde et aux autres.

© l’école des loisirs

Un récit d’aventures

Le voyage commence mal pour Pauline qui constate, au bout de quelques jours, que sa « seule activité distrayante » aura été « de vomir ». La situation initiale était, de surcroît, marquée par les déceptions : Pauline voulait partir en voyage avec son père, or ce dernier l’a expédiée en croisière avec une certaine Nathalie Petrakov dont elle est obligée de partager la « cabine ridicule ».

« Je suis bien malheureuse, écrit Pauline dans son carnet de voyage. Nous ne sommes que deux enfants, moi et le prince Baudouin qui n’a que cinq ans » L’âge du prince permet d’ailleurs de situer l’intrigue en 1935 puisque le jeune Baudouin de Belgique, futur roi des Belges, est né en 1930. Les indices qui signalent la progression du journal de Pauline inscrivent donc l’action entre la fin du mois de juin (Pauline commence à écrire quelques jours après son départ) et le 15 juillet, date de son retour. Or, la reine Astrid (la mère du prince) devait mourir quelques semaines plus tard, victime d’un accident de voiture, non loin de Küssnacht en Suisse.

Le bateau qui transporte Pauline et les passagers a, par ailleurs, été baptisé le Reine Astrid. Il y a donc dans ce Pauline voyage quelque chose qui relève du destin en marche, de l’aventure au sens premier du terme (l’étymologie adventura signifiant ce qui doit arriver). Cette croisière de luxe, où tout le monde, stimulé par la reine, se montre « fou de politesse », témoigne des derniers feux d’un monde policé qui, bientôt, sombrera dans la guerre.

Pour Pauline, l’essentiel, au début de cette histoire, est de tromper l’ennui et de montrer à son père toute l’amertume qu’elle éprouve à son égard. C’est son père qui lui a demandé de tenir un journal, la petite hésite d’ailleurs, le journal prenant, le plus souvent, la forme de lettres pleines d’acrimonie. « J’étais tellement fâchée contre vous que je n’ai rien écrit les premiers jours. »

Le tournant de l’histoire a lieu le dimanche 7 juillet. La croisière fait alors escale au Spitzberg. Natalie Petrakov fait fi de la protection des « gardes armés qui accompagnent les sorties à terre » pour aller admirer « les tas de cailloux qui font la réputation du Spitzberg ». La petite Pauline la suit. François Roca montre astucieusement avec un plan d’ensemble en plongée le drame qui se prépare : Natalie est surprise par l’arrivée d’un ours blanc. « Mon avis, écrit alors Pauline, non sans un certain sadisme, est que cet animal souhaitait faire de Natalie son petit-déjeuner. […] J’étais fort intéressée de voir ce qu’il allait lui faire. »

La narration souligne que la petite Pauline, célébrée bientôt comme une héroïne, le devient bien involontairement. La page suivante montre, en contre-plongée, un éboulement de cailloux et de rochers qui s’abat sur l’ours. Le texte habilement situé au-dessus de l’illustration, apprend que c’est Pauline qui, en voulant se retirer, a provoqué cet éboulement. On notera que la petite est absente de l’image, ce qui souligne bien qu’elle a sauvé la jeune femme de façon tout à fait involontaire.

Natalie, qui croit que Pauline a cherché à la sauver, s’écrie « Généreuse enfant ! », et le reste de la journée de la petite fille est « occupé » par la célébration de son « triomphe » à bord du bateau où elle passe subitement de l’ombre à la lumière. L’épisode est donc un tournant : Pauline, qui jusque-là avait subi la croisière, devient actrice et s’ouvre aux autres, ses liens avec Jean-Baptiste, le jeune mousse que le capitaine a affecté à sa surveillance, se renforcent. Il lui fait observer les baleines, éplucher des pommes de terre…

Au sauvetage de Natalie répond, vers la fin de l’album, un deuxième sauvetage : celui du futur roi Baudouin par Jean-Baptiste. Le petit garçon, qui se penche un peu trop pour observer une bande de dauphins, bascule par-dessus bord, il est sauvé in extremis, sous le regard effrayé de Pauline, par le jeune mousse qui le retient par le bras. La narration met d’ailleurs habilement en relief la disparité des conditions sociales. En récompense de son geste héroïque, Jean-Baptiste est « autorisé à s’asseoir cinq minutes dans un canapé afin que la reine Astrid le félicite. » La souveraine offre aux enfants un biscuit avec une tasse de café. Mais Jean-Baptiste retourne ensuite « à la cuisine » car il reste « des poissons à vider ». Le contraste entre les deux situations vécues par le jeune mousse suffit à faire comprendre les différences de conditions dont la jeune Pauline, au début de l’histoire, n’avait pas conscience.

Les péripéties de cette croisière, jugée inintéressante par Pauline, l’ont transformée. La fillette s’est ouverte au monde et aux autres, et l’on comprend que ce motif de la croisière est, comme c’est souvent le cas du récit d’aventures, un prétexte à mettre en scène le scénario d’un récit initiatique.

Un récit de formation

Le voyage de Pauline est donc aussi un voyage intérieur : l’enfant capricieuse et vindicative va peu à peu céder le pas à une autre petite fille, plus ouverte et empathique.

Ses rapports avec l’équipage, avec son père et Natalie, témoignent de cette évolution. La première fois qu’elle entre en contact avec le capitaine Ragnar, c’est pour se faire reprendre : l’adulte lui commande de ne pas pénétrer dans les cabines des passagers à sa fantaisie, et Pauline répond avec son talent de comédienne inné : « Très bien, Capitaine. Vous me retrouverez morte d’ennui, de désespoir et de vomissements. » Si le pauvre capitaine ne peut pas grand-chose contre l’ennui et le désespoir, il permet à la fillette de se débarrasser du mal de mer en lui attachant un bouquet de persil au cou. Et lorsque Pauline le supplie, quelque temps plus tard, de la faire « descendre à terre », ce qui lui vaudrait « une récompense » de la part de son père, le capitaine la traite d’« horrible fillette » et lui enjoint de faire preuve d’une plus grande modestie.

Pauline est une petite fille riche qui n’a connu que la facilité, mais elle est malgré tout touchante parce que le lecteur sent qu’elle vit pour l’instant dans une sorte de désert affectif. Comment comprendre l’allusion de la page 7 : « Maman est partie » ? A-t-elle simplement quitté son mari, est-elle morte, « partie » serait alors un euphémisme ? Il faut attendre la toute fin de l’album pour comprendre que la mère de Pauline, négligée par son père, a choisi de quitter sa famille. « Les gens qu’on laisse trop seuls finissent un jour par s’en aller, nous le savons tous deux. », affirme sereinement Pauline qui a grandi.

Au début du récit, la mère de substitution à qui son père l’a confiée, Natalie, ne lui convient pas : « Elle est habillée comme une perruche et ne se soucie que d’elle. Je préférerais dormir sur le pont que de partager sa cabine. » Le plan moyen de la page 9 rend parfaitement cette hostilité de la fillette. Alors que Natalie, en conversation avec deux hommes, caresse les cheveux de Pauline, la petite affiche une moue boudeuse, ferme les poings et adopte une attitude qui fait d’elle un reflet inversé de la jeune femme.

Lorsqu’elle évoque le premier concert que Natalie (qui est cantatrice) donne sur le bateau, elle le fait sur le mode du dénigrement : « Natalie portait une robe en plumes à moitié transparente qui a beaucoup plu au public. Elle a poussé de longs hurlements qui ont été fort applaudis. » L’illustrateur représente alors la pauvre Pauline affalée dans un fauteuil et qui, la main sur la tempe, semble souffrir des hurlements de sa compagne. La légère contre-plongée et le plan incliné du sol donnent d’ailleurs une impression d’instabilité qui suggère le manque de repères et le désarroi de Pauline.

Lorsque cette dernière rapporte l’épisode du sauvetage, elle privilégie le dénigrement. La fillette laisse parler ses instincts sadiques en se demandant si l’ours allait pouvoir décapiter sa victime d’un coup de patte. Elle ironise lorsqu’elle évoque la réaction de Natalie qui se met à chanter face à la bête : « L’ours s’est immobilisé, surpris par ces cris qu’on a peu l’occasion d’entendre au pôle Nord. »

Il faudra attendre trois jours pour que Pauline commence à réviser son jugement sur Natalie. Alors qu’elle vient de se faire couper les cheveux pour ressembler à un garçon, la jeune femme lui pose délicatement un foulard sur la tête : « Natalie est une personne mystérieuse, note alors Pauline. Au lieu d’être furieuse contre moi, elle me regarde avec des yeux très doux. Je n’ai pas l’habitude. » Et le rapprochement entre les deux passagères s’intensifie : une remarque de Natalie (« Natalie m’a dit que j’étais une petite fille touchante »), un baiser (p. 32), l’odeur du parfum de la jeune femme que Pauline veut conserver pour toujours (p. 36), sont autant d’indices qui suggèrent que la fillette a révisé son jugement.

De la même façon, le lecteur voit évoluer l’attitude de Pauline vis-à-vis de son père. Au début du récit, elle est très en colère :

« Je ne vous embrasse pas, conclut-elle dans sa lettre à son père du 2 juillet, je ne voudrais pas vomir sur vous. » La page du lendemain commence de façon tout aussi vindicative : « J’ai rêvé que vous étiez mort. Vous flottiez sur la mer, les bras écartés et la figure dans l’eau. Je me demande ce que ça veut dire. » Il n’est pas besoin d’être un grand psychanalyste pour interpréter le rêve de Pauline.

Les formules d’accroche (Papa, père, cher monsieur) sont distantes, et les chutes (« Je ne vous embrasse pas pour ne pas vous encombrer », « Votre fille malgré tout ») témoignent d’une rancune persistante.

Pauline a pourtant désespérément besoin de ce père, et c’est dans le but de se faire reconnaître qu’elle se fait couper les cheveux : « Un garçon l’intéressera peut-être, dit-elle à Jean-Baptiste, il n’est pas très concerné par une fille. »

Le lecteur s’amuse aussi des prétendants qu’elle envisage d’épouser dans le but naïf de rendre son père jaloux : Joris, le fils du chauffeur flamand (p. 7), Olav le fils du capitaine Ragnar (p. 12), Jean-Baptiste (p. 17), trop pauvre et trop vieux et qui, pourtant, au fil du récit, permet à Pauline d’entrevoir une autre vie que celle d’une petite fille riche.

La dernière entrée du journal s’ouvrira sur un « Cher Papa » qui montre que la transformation s’est accomplie. Pauline, aidée par les pères de substitution qu’elle a trouvés sur le bateau, le capitaine Ragnar qui ne cesse de maugréer contre elle et le maître coq qui la traite de « tête de cochon » (p. 15) l’ont aidée à mûrir. De même que l’équipage : tous ces gens modestes qui lui ont fait comprendre que la plus grande partie de l’humanité devait travailler dur pour gagner sa vie, que ce soit Jean-Baptiste, le mousse à qui elle s’attache ou Irina qui nettoie les cabines (p. 27).

Le voyage est véritablement un vecteur de transformation pour Pauline. La petite fille riche et boudeuse révise ses jugements d’enfant gâtée, s’ouvre à la différence et finit, semble-t-il, par comprendre le point de vue de l’autre y compris de son père.

Le point de vue de l’enfance

Le grand intérêt de cet album est la façon astucieuse et subtile dont Marie Desplechin utilise le point de vue de son héroïne, un peu comme la petite Maisie d’Henry James qui, avec son regard d’enfant naïve, révèle au lecteur des situations dont elle-même ne saisit pas la portée. Objet de chantage entre ses parents qui divorcent, Maisie révélait la bassesse des adultes qui se servent d’elle comme objet de chantage. Pauline, au début du récit, est une enfant en souffrance car sa mère a disparu, mais elle a la chance d’être entourée par des adultes autrement bienveillants.

Tout à la rancœur qu’elle éprouve à l’encontre de son père qui ne l’accompagne pas dans son voyage, elle oublie d’interroger la raison qui pourrait expliquer la présence de la cantatrice : « Je ne sais pas ce qui vous a pris de m’envoyer en voyage avec cette Natalie. Savez-vous que je suis obligée de partager une cabine ridicule avec elle ? » Lorsque trois lignes plus loin, le lecteur apprend, par Pauline qui s’adresse à son père : « Vous êtes mon seul parent, depuis que Maman est partie », il devine que Natalie est probablement la future compagne du père.

Le lecteur s’amuse ainsi de la naïveté de l’enfant qui n’a de cesse de comparer son père à d’autres pères plus attentifs comme Jef, le chauffeur flamand qui tente de la détourner de sa tristesse, ou le maître coq du navire qui « porte le nom de sa fille tatoué dans le cou. » Ce qui conduit Pauline à cette remarque savoureuse : « Pensez-vous vous faire tatouer mon nom quelque part ? Le cou me semble très approprié. » On imagine mal Hubert Diamantis, l’homme « merveilleux et fortuné » que décrit Natalie, se faire tatouer le prénom de sa fille sur le cou.

Mais, durant le voyage, c’est dans la fréquentation de ces hommes et femmes qui ne sont pas de son milieu que Pauline s’épanouit. Le dessin de François Roca le met parfaitement en évidence : chaque fois que Pauline est confrontée aux mondanités exigées par son milieu d’origine, elle s’ennuie ou fait la tête. En revanche, elle s’ouvre en contemplant les baleines avec Jean-Baptiste ou apprend à éplucher des patates (même si l’expérience n’est pas concluante). Elle apprécie la fréquentation du capitaine et du maître coq. Elle préfère la compagnie d’Irma, la femme de chambre, à celle d’amis de Natalie ou de la reine.

La fin de l’album manifeste son revirement. Et si, comme le signalait Audiberti, le mal court, l’amour lui aussi est contagieux. Parce que Natalie a signifié à Pauline qu’elle était « touchante », Pauline adresse le même compliment au capitaine Ragnar dont elle vient de comprendre la fatigue. Devant l’étonnement du capitaine, la petite se croit obligée de préciser « Capitaine Ragnar, je vous aime ». Remarque qui occasionnera la fuite de ce dernier.

Pauline a découvert que les apparences ne sont pas la réalité : la brusquerie de l’équipage dissimulait une forme de tendresse, la distance de Natalie n’était pas de l’indifférence, les mauvaises manières de Jean-Baptiste n’étaient pas du mépris. « Je ne voulais plus quitter le bateau, s’exclame Pauline, Jamais. »

Le retour au réel sous-entend une réelle amélioration de la situation : quand Pauline, débarquant à la fin, voit son père, elle le confond symboliquement avec Jeff le chauffeur dont elle faisait l’éloge au début. Et elle a, dans l’ultime page de son journal, cette remarque : « Si vous voulez vous fiancer avec Natalie je ne ferai pas d’histoire. J’ai plusieurs projets avec elle. » L’objectif du voyage dont Pauline n’avait pas conscience est atteint.

L’album de Marie Desplechin et François Roca constitue un enchantement pour la vue : l’illustration est soignée, un brin figée, ce qui rend parfaitement l’atmosphère un peu surannée des croisières d’avant-guerre. Mais aussi pour l’esprit : en quelques pages, Marie Desplechin qui a l’art de saisir la psyché enfantine livre un portrait émouvant et subtil d’une petite fille que sa naïveté, son ironie décalée et sa verve rendent inoubliable.

S. L.

Marie Desplechin, François Roca, Pauline voyage, l’école des loisirs, 48 pages, 19 euros.


L’École des lettres est une revue indépendante éditée par l’école des loisirs. Certains articles sont en accès libre, d’autres comme les séquences pédagogiques sont accessibles aux abonnés.

Stéphane Labbe
Stéphane Labbe