(Re)lire Pierre Goldman 

Souvenirs d’un juif polonais né en France est publié en 1975, alors que l'auteur emprisonné se prépare à son second procès. Le succès de ce livre participe au mythe Pierre Goldman, mort assassiné le 20 septembre 1979. Le film Le Procès Goldman, de Cédric Kahn, pousse sa femme, Christiane Succab-Goldman, à sortir ce 4 octobre de 44 ans de silence.
Par Antony Soron, maître de conférences HDR, formateur agrégé de lettres, Inspé Paris Sorbonne-Université

Souvenirs d’un juif polonais né en France est publié en 1975, alors que l’auteur, emprisonné, se prépare à son second procès. Le succès de ce livre participe au mythe Pierre Goldman, mort assassiné le 20 septembre 1979. Le film Le Procès Goldman, de Cédric Kahn, pousse sa femme, Christiane Succab-Goldman, à sortir ce 4 octobre de 44 ans de silence.

Par Antony Soron, maître de conférences HDR, formateur agrégé de lettres, Inspé Paris Sorbonne-Université.

Pierre Goldman naît le 22 juin 1944. À cette date, les Alliés libèrent la France tandis que les fours crématoires d’Auschwitz poursuivent leur entreprise de destruction massive des Juifs d’Europe. Quatre mois plus tôt, presque jour pour jour, Marcel Rayman, « Juif absolu, saint et sacré » (p. 28) en bas à droite de l’affiche rouge, était fusillé par l’occupant nazi au mont Valérien.

« Parcelles de mon enfance. Je me souviens de l’inauguration de la rue du groupe Manouchian, située en face de notre appartement, et de la foule des camarades de mon père qui vinrent ensuite se réunir chez nous », confie-t-il dans Souvenirs d’un juif polonais né en France (p. 35)Il écrit cette autobiographie alors qu’il est incarcéré à la prison de Fresnes, et surprend le public de l’époque par ses qualités littéraires. La diffusion du film de Cédric Kahn, Le Procès Goldman, sorti sur grand écran le 27 septembre, est une occasion de lire ce texte. Événement ce 4 octobre, Christiane Succab-Goldman, sa femme, a rompu quarante-quatre ans de silence pour s’insurger dans un entretien donné au journal Le Monde contre certains éléments du film de Cédric Kahn.

« Si je parle aujourd’hui c’est qu’il y a eu des choses accumulées avec le temps, néfastes pour moi et ma famille. Des rumeurs, des livres, des légendes sur Pierre, des propos rapportés qui n’ont jamais existé, des phrases de lui mal interprétées, des choses inventées, consciemment ou inconsciemment malveillantes, insupportables… Vivant ou mort, Pierre a été un objet de fantasmes forcenés. Le film de Cédric Kahn a sans doute été l’étincelle qui m’a incitée à sortir de ma réserve. J’y deviens une vraie fausse moi-même. »

Christiane Succab-Goldman, entretien avec Jacques Mandelbaum, Le Monde, 4 octobre 2023

Pierre Goldman, rejeton « d’un couple d’Israélites résistants » originaires de Pologne, comme le mentionne l’« extrait de l’acte d’accusation » reproduit au début du livre, semble porter la violence d’une époque où le monde, découvre, effaré, qu’il est bien « mortel », pour reprendre les mots de Paul Valéry. C’est à cette même époque que les idéaux libertaires vont émerger.

Genèse d’une défense paradoxale

La biographie de l’activiste Goldman, noceur, bandit, intellectuel d’extrême gauche, « insoumis », pour reprendre le titre du livre de Jean-Paul Dollé, est bien documentée. Toutefois, le militant de l’UEC (Union des étudiants communistes), de l’Unef et du Front universitaire antifasciste, n’a jamais cessé de déjouer le portrait que mêmes ses proches étaient susceptibles de dresser.

Avant son interpellation survenue le 8 avril 1970, il s’était fait précocement révolutionnaire, fuyant l’internat pour ne rêver qu’à l’activité combattante : « […] Je suis rempli d’images de la guerre d’Espagne », (p. 39). Il traverse Mai 68 sans adhérer à ce qu’il apparente à une révolte bourgeoise – « cet onanisme collectif » (p. 70) – comme il en fera le reproche à Daniel Cohn-Bendit. La révolution, la vraie, celle pour laquelle s’est exilé un intellectuel activiste comme Régis Debray (p. 58), n’est envisageable, authentiquement, qu’ailleurs, en Amérique du Sud. Son propre séjour vénézuélien n’apporte pourtant pas son lot d’actes héroïques et libératoires. Pierre Goldman revient en France toujours aussi plein de « haine » (p. 35), convaincu de la nécessité de l’action directe pour contrecarrer l’ordre bourgeois.

C’est alors, et l’auteur ne s’en cache pas, que les zones d’ombre commencent à s’accumuler. Voleur, noceur, bonimenteur, celui qui va jusqu’à envisager la séquestration de Jean-Edern Hallier et de Jacques Lacan, demeure toujours à la limite du déraillement jusqu’à celui fatal et absurde du 19 décembre 1969. D’après la police, un certain « Goldi » (p. 13) serait le responsable du braquage et du meurtre de deux pharmaciennes au 6, boulevard Richard-Lenoir, à Paris. Il reste alors tout juste quatre mois à « l’insaisissable » pour profiter de sa liberté avant qu’il ne redécouvre la prison et que vienne le temps des procès. 

Vérités contradictoires

Avec son long titre, dont tous les mots justifieraient d’être commentés, l’autobiographie de Pierre Goldman offre la promesse de vérités sinon contradictoires au moins complexes. Structurellement, le livre se découpe en trois parties, « Curriculum vitae », « L’affaire Richard-Lenoir » et « Le Procès ». Des intitulés qui n’ont rien de romanesques.

« Il n’est nullement question que je masque la dimension spécifiquement judiciaire de l’affaire sous la relation intime où je l’ai vécue, éprouvée, assumée. Mais il m’est impossible d’omettre cette relation, parce qu’elle constitue – en dépit de sa subjectivité – une partie, un élément important de l’affaire en tant que tel. », précise l’auteur dans sa préface (p. 21).

Lors de son premier procès, Pierre Goldman refuse d’être défendu par un avocat. Son credo de défense, pour le moins périlleux, consistant en une vérité définitive : « Je suis innocent parce que je suis innocent » (p. 163). Insuffisant aux yeux des jurés qui l’accusent sans ciller :

« Quand il eut fini de parler, je compris comment j’avais contribué à ma propre perte, à l’écrasement de mon innocence sous cette mascarade tragique : Goldman est le tueur fou, le tueur froid du boulevard Richard-Lenoir, fou et froid au point de commettre un hold-up le lendemain du massacre qu’il avait perpétré. » (p. 264)

Puissance littéraire de ses formules

Dans son livre, Pierre Goldman n’a cure de se montrer sous son meilleur profil. Il assume, pour l’essentiel, ce que la société française lui reproche : sa haine des bourgeois, de l’ordre établi mais aussi ses coupables forfaits. Pour autant, et c’est tout l’intérêt du livre, il se défend bec et ongles contre une accusation qu’il récuse, celle d’être le meurtrier sans foi ni loi du boulevard Richard-Lenoir. D’où, dans la deuxième partie, sa volonté de décrédibiliser, point par point, la faiblesse des témoignages à charge.

« Autre preuve du caractère affabulatoire de son témoignage : elle n’entend pas le coup de feu, bien qu’elle ait assisté, dit-elle, au combat entre l’agent et l’assassin. […] Comment est-il possible que ce témoin si attentif (et spontané) n’ait pas entendu le coup de feu ? Sourde peut-être. Mais pas aveugle, ni myope, à en croire la terrible précision de ses déclarations. » (p. 167)

Si Souvenirs obscurs d’un Juif polonais né en France a autant marqué les esprits, c’est certainement par la puissance littéraire de ses formules, de celles que l’on surligne, page après page, comme autant de vérités qui blessent parce qu’elles visent désespérément juste. Entre confession et morale philosophique, l’énonciateur ne déroule pas son existence comme un autobiographe scrupuleux. Il ne se raconte pas, à proprement parler, mais fait jaillir ses « souvenirs obscurs » comme si le temps était venu non d’expier ses fautes mais de rétablir le lien problématique entre l’essence et l’existence.

« J’étais seulement un Juif exilé sans terre promise. Exilé indéfiniment, infiniment, définitivement. Je n’étais pas prolétaire, mais je n’avais pas de patrie, pas d’autre patrie que cet exil absolu, cet exil juif diasporique. » (p. 57)

L’affaire Goldman a connu une suite tragique. Le 14 décembre 1974, il est condamné à la perpétuité. La Cour de cassation casse cet arrêt en novembre 1975, sur une petite faute de procédure. Un deuxième procès a lieu en avril 1976 à Amiens où Pierre Goldman est cette fois défendu par deux pénalistes, Émile Pollak et Georges Kiejman, qui démontent pièce par pièce les affirmations des témoins. Le 4 mai 1976, Il est acquitté des meurtres des pharmaciennes, mais condamné à douze ans pour les trois autres braquages, qu’il a reconnus. Ayant déjà purgé une partie de la sentence et profitant de réductions de peine, il est libéré en octobre. Trois ans plus tard, le 20 septembre 1979, il est assassiné dans la rue devant chez lui par trois individus alors que sa femme est sur le point d’accoucher. Les assassins n’ont jamais été retrouvés. Il avait 35 ans.

Son avocat Georges Kiejman le surnommait « bandit de charme », il a été soutenu par plusieurs intellectuels dont Jean-Paul Sartre, et Maxime Le Forestier lui a rendu hommage en 1975 dans une belle chanson : La Vie d’un homme

Tu n’aimes pas la pitié, Pierre,
Aussi je ne te plaindrai pas.
Accepte juste ma colère,
J’ai honte pour ce peuple-là.
Je crie à ceux qui se reposent,
À ceux qui bientôt t’oublieront.
La vie d’un homme est peu de chose
Et Pierre la passe en prison.

A.S.

Ressources

  • Pierre Goldman, Souvenirs obscurs d’un juif polonais né en France, Seuil, 1975 (réed. 2005), 320 p., 8,30 euros.
  • Jean-Paul Dollé, L’insoumis, vies et légendes de Pierre Goldman, Grasset, 1997, 287 p., 19,90 euros. 
  • Emmanuel Moynot, Pierre Goldman, la vie d’un autre, Futuropolis, 2011, 208 p., 24 euros. 

En ligne : 

L’École des lettres est une revue indépendante éditée par l’école des loisirs. Certains articles sont en accès libre, d’autres comme les séquences pédagogiques sont accessibles aux abonnés.

Antony Soron
Antony Soron