Révoltes dans les quartiers populaires :
« Parce qu’on sait pas lire ! » 

Le 27 juin, Nahel Merzouk, un jeune homme de 17 ans, a été abattu par un policier à Nanterre. Filmée et choquante, cette scène a embrasé les quartiers populaires. Les écoles ne furent pas épargnées. Pour quelles raisons ? Témoignage d’un enseignant, également habitant et élu « de banlieue » et parent.
Par Jean-Riad Kechaou, professeur d’histoire-géographie (Chelles)

Le 27 juin, Nahel Merzouk, un jeune homme de 17 ans, a été abattu par un policier à Nanterre. Filmée et choquante, cette scène a embrasé les quartiers populaires. Les écoles ne furent pas épargnées. Pour quelles raisons ? Témoignage d’un enseignant, également habitant et élu « de banlieue » et parent.

Par Jean-Riad Kechaou, professeur d’histoire-géographie (Chelles)

Nahel aurait pu être l’un de mes élèves, il suivait un CAP électricité. Ce texte, je l’écris pour lui, ainsi que tous les autres jeunes partis trop tôt. 

« Les gars, ça a brûlé la bibliothèque parce qu’on sait pas lire ! » Cette phrase, prononcée de manière graveleuse et ponctuée d’un rire diabolique, commente une vidéo où l’on aperçoit l’unique bibliothèque de Clichy-sous-Bois en feu, le 30 juin. La maire de la commune, Samira Bouhout Tayebi, était effarée quand nous avons évoqué le sujet à la Maison de jeunesse de la ville, le 5 juin. « 17 000 livres sont partis en fumée, je fréquentais cette bibliothèque quand j’étais étudiante. C’était un lieu paisible… » s’est désolée la première édile qui était, il y a peu de temps encore, enseignante dans une école maternelle. 

Ce ne fut pas la seule bibliothèque brûlée ces dernières semaines, et 243 établissements scolaires ont été pris pour cible en France. 

Les lieux de transmission du savoir n’ont donc pas été épargnés durant ces émeutes d’une intensité qui désarçonne. Habitant, enseignant et élu de banlieue, je suis attristé et ne peux que regretter ces dégradations qui touchent directement les habitants des quartiers populaires.

« Pour Nahel, seuls les quartiers populaires ont bougé. Le lendemain, on ne parlait plus que de désordres urbains et, le surlendemain, de l’incendie de la maison d’un maire. », a souligné le sociologue Didier Fassin, sur Mediapart.

Une fois cette émotion dépassée, nous avons l’obligation de chercher à comprendre pourquoi ces écoles et ces médiathèques ont été incendiées. Je ne crois pas qu’il s’agisse d’une violence aveugle. 

Dans Le Monde, le sociologue Fabien Truong observe : « Ce sont des garçons du même âge que Nahel qui réagissent de manière intime et violente pour une raison simple : cette mort aurait pu être la leur. Chacun se dit en son for intérieur : ‘‘Cela aurait pu être moi’’. »

« Parce qu’on est des mauvais élèves, des cancres… »

« Parce qu’on ne sait pas lire » : évidemment, cette phrase lancée par l’individu qui filme la scène est ironique, mais elle en dit long sur le manque d’estime personnel qui habite ces jeunes. On pourrait remplacer cette phrase par : « Parce qu’on est des mauvais élèves, des cancres, comme vous dites… ». Notre école ne réussit pas à émanciper l’ensemble des élèves, c’est le moins que l’on puisse dire. 

Très vite, l’école met de côté un nombre important d’élèves qui décrochent parfois dès l’âge de 9/10 ans, en CM1/ CM2. C’est en tout cas ce qui ressort des réunions passerelles que nous faisons dans mon collège, avec nos collègues des écoles élémentaires. Ces élèves en échec scolaire dès les petites classes subissent un enseignement inadapté. Arrivés au collège, ils y passent quatre longues années à attendre une orientation qu’ils vont, pour la plupart, subir. Durant cette période, certains d’entre eux commenceront à ne plus venir, d’autres à mal se comporter…

Référent contre le décrochage scolaire de mon collège, je n’ai jamais eu autant d’élèves à aider, quasiment 10 % de l’effectif total. Évidemment, je ne dispose ni des moyens ni des ressources humaines pour apporter une aide à chacun d’entre eux  

L’école est donc très souvent le premier lieu de marginalisation, celui où on ne fera que répéter que ces jeunes ne sont pas au niveau, que ces jeunes ne font pas les efforts nécessaires… Les faisons-nous à leur égard ?

Colère contre le système qui les exclut

« Parce qu’on ne sait pas lire » : cette phrase, c’est donc aussi une façon d’exprimer leur rage, leur colère contre un système qui les a mis de côté. Ils ont, pour la plupart d’entre eux, une part de responsabilité dans cet échec, mais notre système scolaire a-t-il mis en œuvre tout ce qu’il fallait pour en faire des citoyens épanouis ? 

Les réseaux d’aides spécialisées aux élèves en difficulté (Rased), constitués de l’ensemble des enseignants chargés des aides spécialisées et des psychologues scolaires, ont été mis à mal sous la présidence de Nicolas Sarkozy. Les centres d’information et d’orientation ferment les uns après les autres, et les psychologues chargés de l’orientation sont débordés. Nous manquons d’enseignants, et le nombre d’élèves par classe augmente. 

La procédure d’affectation en fin de troisième (Affelnet) vers le lycée laisse sur le côté des milliers d’élèves qui n’ont même pas encore 16 ans. Dans mon collège, 17 élèves n’ont reçu aucune affectation en voie professionnelle. Un second tour a lieu courant juillet, mais combien se retrouveront en septembre sans solution ? Combien seront affectés dans une voie qu’ils n’ont pas réellement choisie ? Combien finiront par décrocher ?

« Nahel aurait pu trouver sa voie »

Le jeune homme était inscrit en CAP électricité au lycée Louis-Blériot à Suresnes, dans les Hauts-de-Seine. Absentéiste, il avait ainsi commencé un « parcours d’insertion » dans l’association Ovale Citoyen qui accompagne des jeunes par le sport grâce à un partenariat avec le club de rugby à 13 de Nanterre.

Dans un entretien accordé au Parisien jeudi 29 juin 2023, Jeff Pueuch, le président du club, décrit Nahel comme « un gamin qui s’est servi du rugby pour s’en sortir » et qui avait « la volonté de s’insérer socialement et professionnellement, [ce n’était] pas un gamin qui vivait du deal ou se complaisait dans la petite délinquance ».

Nahel aurait pu trouver sa voie. Il aurait dû trouver sa voie. 

La République et son école doivent être beaucoup plus ambitieuses. Cela coûte cher, peut-être, mais quel est le prix social du décrochage scolaire ? 

Les quartiers populaires sont discriminés

« Parce qu’on ne sait pas lire ». Cette phrase est aussi lancée à tous ceux qui dénigrent les quartiers populaires et leurs habitants dont les enfants, las, ripostent, sur un ton de provocation : « Vous nous traitez de sauvages toute l’année ? Voilà, les sauvages sont là… ». Tous souffrent de discriminations. Comment s’insérer dans une société dans laquelle de nombreux médias, mais aussi des politiciens et de plus en plus de Français, passent leurs temps à déballer leur haine d’une catégorie d’habitants ? « Décivilisation », « ensauvagement » : les quartiers populaires sont abîmés par ces appellations. 

Ma nièce, enseignante de français en REP+ à Sevran (93), m’a livré son analyse. Le CDI de son collège a failli brûler. 

« Pour nous, enseignants, il y a une forte portée symbolique de voir que tous ces livres auraient pu prendre feu. Le CDI c’est quand même le cœur d’un collège, un lieu de lecture mais pas seulement. Il y a aussi des ateliers pour les élèves en difficulté ou en décrochage. Forcément, j’étais peinée de voir tous ces bouquins recouverts de suie ! Cela a du sens pour nous, mais je pense que pour les élèves, cela n’a pas la même portée, ils se font entendre en brûlant des lieux qui ne les ont pas ‘‘aidés’’. C’est une institution qui ne fait plus sens pour eux. Ils savent qu’à la fin, même s’ils travaillent bien, ils seront toujours catégorisés, rejetés, parce qu’ils sont issus d’une REP+, d’un quartier défavorisé. L’école n’est pas source de réussite pour eux… »

Il y a quelques jours, un ancien élève m’a interpellé alors que je sortais du collège. J’avais été son professeur principal en troisième, voici une quinzaine d’années, une année décisive, celle de l’orientation. Ensemble, on évoque la mort de Nahel, puis les écoles attaquées… Il me dit comprendre et, tout d’un coup, vide son sac. Élève difficile, il a été exclu à plusieurs reprises du collège. « Vous avez été dur avec moi… », me lance-t-il. Je demande : « Dur, mais juste ? » Je me rends vite compte,que le « vous » ne me désigne pas seulement moi, mais l’ensemble de la communauté éducative. Il me raconte avoir été exclu plusieurs fois très sévèrement, contrairement à d’autres avec lesquels nous avons été plus indulgents. Les autres étaient des élèves blancs, précise-t-il…

C’était il y a 17 ans, je peine à défendre mon établissement et préfère l’écouter. Il a été orienté correctement, contrairement à certains élèves de sa génération. Il me donne de leurs nouvelles, trois ont connu la prison.

Le 14 juin, un jeune Guinéen de 19 ans, Alhoussein Camara, a été tué par un policier à Angoulême. Qui s’en soucie ? Comment ne pas penser à l’affaire Oussekine, quand tout le monde criait le prénom de Malik et oubliait celui d’Abdel Benyahia, mort cette même nuit du 5 décembre 1986 à Paris pour l’un, à Pantin pour l’autre, en banlieue.

L’école de la République a du mal à faire vivre l’égalité

Les conseils de discipline qui ressemblent à des tribunaux, les exclusions provisoires ou définitives sont les premières violences institutionnelles que les jeunes subissent. Ne soyons pas étonnés s’ils nourrissent de la rancœur contre nous et nos écoles, car notre République a du mal à faire vivre sa devise, l’égalité en premier lieu. Le moins bien doté des établissements parisiens est mieux doté que le plus doté des établissements de la Seine-Saint-Denis, reprenait en 2018 le rapport de la commission d’enquête parlementaire qui évaluait l’action de l’État en Seine-Saint-Denis. On est loin de cette propagande nauséabonde expliquant que l’on dilapide l’argent public dans les banlieues. 

Tenter d’expliquer, ce n’est pas excuser. Les dégradations d’écoles, de bibliothèques, de boutiques, de chantiers, de voitures, sont condamnables. Mais le tout-répression qui se met en place ne résoudra rien. 

Il faut avoir le courage de lutter efficacement contre les causes de cette colère pour espérer la voir baisser. Dans un entretien à Philosophie magazine, l’avocat Arié Alimi, spécialiste des violences policières, démonte l’argument de la légitime défense brandit par le policier qui a tué Nahel Merzouk : « Cette vidéo fait tomber le voile sur ce fameux article 435-1 du Code de la sécurité intérieure qui a ouvert la voie à une conception large et floue de la légitime défense et aux nombreux décès lors de ces contrôles – 13 rien que pour l’année 2022. » 

Les quartiers populaires ont besoin de justice et de justice sociale. On le doit à tous les jeunes qui se sentent concernés par ce drame, on le doit à tous ceux qui restent sous le choc de ce qui s’est passé. 

J.-R. K.


L’École des lettres est une revue indépendante éditée par l’école des loisirs. Certains articles sont en accès libre, d’autres comme les séquences pédagogiques sont accessibles aux abonnés.

Jean-Riad Kechaou
Jean-Riad Kechaou