Samsara, de Patrick Deville :
la saveur du déplacement

Certains écrivains conçoivent des œuvres sommes. Pour Patrick Deville, c’est un parcours littéraire à travers le monde sous le nom d’« Abracadabra ». Neuvième étape : l’Inde avec Samsara, et un combattant de l’indépendance qui voyage du nord au sud, qui contemple la nature et l’histoire.
Par Norbert Czarny, critique

Certains écrivains conçoivent des œuvres sommes. Pour Patrick Deville, c’est un parcours littéraire à travers le monde sous le nom d’« Abracadabra ». Neuvième étape : l’Inde avec Samsara, et un personnage qui voyage du nord au sud, contemplant la nature et l’histoire.

Par Norbert Czarny, critique

Patrick Deville a commencé à rêver très tôt devant des cartes. Il aimait les atlas et les récits de voyages lointains, il sentait déjà qu’il écrirait. « C’est une décision d’enfant : brutale, définitive, irrévocable », confie le romancier dans un recueil d’entretiens avec Pascaline David (éditions Diagonales). La neuvième étape de son voyage littéraire « Abracadabra », commencé en Amérique centrale en 2004 avec Pura Vida (Points), se déroule en Inde. Sous le titre Samsara, nom d’origine arabe, il annonce l’étape suivante : le dernier mot du livre est « Arabie ». Depuis son origine, le parcours Abracadabra est balisé.

Parmi les titres possibles de ce parcours maintenant riche d’une dizaine de voyages, il aurait pu choisir un titre à la Plutarque : « Vie des Illustres ». Deux figures très différentes, voire opposées, y sont mises en lumière. D’un côté, Gandhi, le militant de la non-violence, assassiné par un hindouiste désormais érigé en héros par Modi et les siens. De l’autre, un inconnu qui ne devrait pas le rester, Pandurang Khankhoje. Ce combattant de l’indépendance a, de façon paradoxale, davantage vécu hors de son pays qu’en Inde. Autour des deux figures centrales gravitent d’autres personnages croisés ou qui font partie de l’univers Abracadabra.

Le mot « samsara » définit la grande roue des vies successives à travers la réincarnation. Cette croyance indienne utilisée dans le bouddhisme donne son rythme au roman. Le voyage passe du nord au sud, un temps dans un superbe palais habité par une princesse, d’une richesse incroyable, à Calcutta ou à Bombay, puis contemple les sommets de l’Himalaya avant de descendre le Gange. Rien de touristique, jamais : Deville n’est pas un écrivain voyageur, mais un encyclopédiste passionné par la nature. Le roman s’ouvre d’ailleurs sur la contemplation des oiseaux. De même que dans de précédents romans, la description des paysages opère comme en travelling sur les lieux et l’époque. Un satellite observe ici : « les millions d’événements en cette même seconde à la surface du globe, la disparition du petit crabe dans le jabot du héron, les meurtres et les baisers d’amour, les éclats de rire et les pleurs, les accouchements et les funérailles, et peut-être la transmigration des âmes dans la roue du samsara ».

Les nombreux allers-retours d’un lieu à l’autre auxquels l’auteur se livre rappellent le mouvement du rouet, emblème de Gandhi et symbole du mouvement perpétuel. « Abracadabra » débute en 1860, quand le port de Saint-Nazaire est créé, quand le canal de Suez réduit le temps des voyages, quand la première mondialisation se met en place, également synonyme de colonisation. En Inde règne le Raj britannique. La révolte des Cipayes vient d’être matée dans le sang. Jusqu’en 1947, année de la déclaration d’indépendance, la lutte sera constante, cruelle. Ainsi à Calcutta, en 1946, avec ses milliers de morts. Mais la violence ravagera le sous-continent pendant des années. Dès la fin de la colonisation britannique, des millions de musulmans fuient vers ce qui deviendra le Pakistan. En tant que chef, le personnage de Modi n’a rien à envier à de nombreux dictateurs de la planète.

Ce roman peut se lire sans fiction, comme un ouvrage documentaire. Chez Deville, les fils s’entremêlent, le tissu est riche, et l’écriture distingue cet écrivain d’un simple savant, historien ou spécialiste. Khankhoje est un personnage devillien, ingénieur agronome comme Alexandre Yersin, héros de Peste et choléra (Seuil). La querelle des jeunes pasteuriens, évoquée dans le roman consacré à Yersin, revient développée dans Samsara. Khankhoje vit un temps à Mexico et y croise Tina Modotti ou Diego Rivera, personnages importants de Viva. Il voyage de la Californie au Moyen-Orient, connaît les deux guerres mondiales avant de retrouver sa terre d’origine.

L’histoire, telle qu’il la vit, n’a rien d’un film en noir et blanc. La gamme des gris est chargée de nuances et de contradictions apparentes. Le « Ghadar movement » – que Khankhoje a initié – se place en 1915 du côté de l’Allemagne. Ghadar signifie mutinerie, et renvoie à celle des Cipayes. Ici, elle a un allié. En 1940, Chandra Bose, autre leader de l’indépendance, sera proche des nazis ; l’aéroport de Calcutta porte toujours son nom. Et Gandhi donnait du « cher ami » à Hitler, l’implorant de ne pas entrer en guerre. Son engagement non-violent, mais pas uniquement, agaçait George Orwell : « Sans doute l’alcool, le tabac et le reste sont des choses dont un saint doit se garder, mais la sainteté est elle-même une chose que les êtres humains doivent éviter. » Cela vaut pour le narrateur qui se console en allumant une énième cigarette sur la terrasse de son hôtel. Un narrateur qui aime à commenter avec l’ironie qu’on lui connaît et l’autodérision qui sied.

Quand la chronologie se dissout et que le temps s’évapore

Le rythme du roman est à la mesure des contrastes et des contradictions du pays traversé. Samsara a quelque chose d’étourdissant et de virevoltant, à l’image de cette Inde dont certains États permettent plus de libertés que dans d’autres. Ce pays est fort d’une histoire très ancienne, parfois confuse, toujours complexe. C’est pourquoi le romancier se ménage des temps de latence. Les voyages en train prennent tout leur sens, et même si on est loin de Balbec et Doncières, la ligne qu’empruntent les personnages de Proust, on trouve une saveur similaire dans Samsara : « Ces longs voyages ferroviaires sont souvent ponctués de petits sommes dans lesquels la chronologie se dissout et le temps s’évapore. Entre deux arrêts, on est enfant, puis vieillard, puis adolescent. Au bruit d’un freinage sur les rails ou d’une annonce, on rapporte des souvenirs au réveil depuis le fond des songes, grappille des images au présent le long des voies qu’on emporte dans le prochain rêve ».

Le voyage subit la contrainte du moment : le Covid s’est étendu sur l’ensemble de la planète. Mais le confinement sied à l’auteur. Depuis toujours, il consacre une journée de février à récapituler l’année passée, à faire le tri entre l’essentiel et l’accessoire, à méditer comme Pascal sur ce qu’il a appris.

Récit sur le voyage, Samsara raconte aussi un trajet d’écriture : « Ces moments de doute, de calme après la tempête, ces moments d’hésitation aux carrefours de l’existence, ces stases pendant lesquelles rien ne se passe mais tout est possible, je les traquais avec minutie depuis des dizaines d’années dans la vie des aventuriers et des révolutionnaires, ces grands perturbateurs de l’Histoire qui saisissent comme une torche l’idéologie à leur portée, prétexte à leur besoin d’action, le colonialisme ou l’anticolonialisme, l’impérialisme ou le communisme, maquillent de leur idéal le goût de la guerre qui est au cœur des hommes, le goût de l’épopée au cœur des poètes, et parfois surviennent à l’improviste la lucidité de l’à quoi bon, le réveil étonné devant le songe qui s’estompe. »

Des écrivains s’invitent. Dans Samsara comme dans Viva, c’est B. Traven, auteur du Trésor de la Sierra Madre, ou bien Malraux, quand ce n’est pas Joseph Conrad ou Malcolm Lowry. Lire Deville, c’est entrer dans sa bibliothèque ou plutôt ouvrir la malle virtuelle qu’il emporte avec lui. Il écrit avec ses auteurs de chevet, et telle évocation d’une terre ignorée, écrite par Pierre Loti donne le « la » : « Beloutchistan sinistre, aux solitudes miroitantes de sable et de sel sous un soleil qui donne la mort ».

Le voyage de Patrick Deville fait écho à ce qu’a choisi de faire son personnage de Khankhoje quand il est parti vers l’est, au Japon. Deville est allé au Cambodge quand tout l’arrêtait à Bombay. Le temps était venu du procès des Khmers rouges et son roman Kampuchéa s’en fait l’écho. Le héros de Samsara n’est encore pour lui qu’un fantôme, un double possible, et l’Inde une sorte de rêve, qu’il accomplira : « Et je me réjouissais que l’lnde, qui, pendant ces quarante années, était demeurée dans mon imagination mystérieuse, et telle que je l’avais construite enfant, se fût si longtemps dérobée, remerciais le sortilège qui m’avait dissimulé, pour me l’offrir si tard ce pays dans lequel à mon tour, ainsi que nombre de personnes que j’y avais rencontrées, au prétexte d’imaginer la vie de Pandurang Khankhoje et de ses contemporains, j’avais été heureux, où certains jours, à la contemplation de la foule dans les rues, des temples, de la végétation, surpris, j’atteignis à la joie. »

La joie du lecteur n’est pas moindre. Lire Deville, c’est sans cesse apprendre, découvrir, s’émerveiller. Le lecteur embarque sur le tapis volant qui emmenait l’auteur enfant loin de Mindin et du corset qui enfermait son corps. Il sera bientôt dans une autre péninsule.

N. C.

Patrick Deville, Samsara, collection « Fiction & Cie », Seuil, 192 p. 19 €.


Norbert Czarny
Norbert Czarny