Samuel Paty : une maîtrise du noir éclairante

En guise d’hommage au professeur d’histoire assassiné devant son établissement en octobre 2020, les Presses universitaires de Lyon ont publié sa thèse sur la couleur noire. Un travail ambitieux à la portée scientifique, littéraire et artistique.

Par Jean-Riad Kechaou, professeur d’histoire-géographie à Chelles (Seine-et-Marne)

En guise d’hommage au professeur d’histoire assassiné devant son établissement en octobre 2020, les Presses universitaires de Lyon ont publié sa thèse sur la couleur noire. Un travail ambitieux à la portée scientifique, littéraire et artistique.

Par Jean-Riad Kechaou, professeur d’histoire-géographie à Chelles (Seine-et-Marne)

Fin septembre 2021, les Presses universitaires de Lyon publiaient le livre de Samuel Paty, Le noir, société et symbolique, 1815-19951. Associées pour l’occasion, les universités Lyon II et Lyon III permettent donc de découvrir le mémoire de maîtrise (master 1re année) du professeur d’histoire assassiné en octobre 2020 afin de rendre hommage à l’intellectuel qu’il était. Et ils ont bien fait.

Les universitaires Christophe Capuano et Olivier Faure, auteurs de la préface, ont complété le travail de l’époque par des notes de bas de page, typographiquement distinctes des notes originelles. Ces compléments scientifiques et bibliographiques venant ainsi rafraîchir un travail que Samuel Paty a réalisé quand il avait 22 ans. Il en ressort un ouvrage d’une grande qualité, qui ravira les enseignants d’histoire mais aussi de français, d’arts plastiques, de technologie ou de musique.

Chose remarquable, ce mémoire de maîtrise sur la symbolique de la couleur noire de 1815 à 1995 fait figure de pionnier car il est antérieur aux monographies de l’historien des couleurs Michel Pastoureau. Samuel Paty, alors étudiant en histoire à l’université Lyon II, s’était en effet lancé dans une étude très originale en ne se contentant pas des traditionnelles archives : il avait poussé ses recherches jusqu’à l’étude de romans réalistes du XIXe siècle, de la peinture impressionniste du XIXe siècle mais aussi de la photographie ou de la musique contemporaine. Cette variété des sources lui a permis de présenter l’évolution des usages du noir en mêlant histoire sociale et histoire culturelle. Ce livre d’« apprenti historien », ainsi qu’il est présenté en couverture, comporte donc également une portée scientifique en histoire de l’art et en littérature.

Fonction emblématique et fonction symbolique du noir

 « Quand la couleur sera un signe connu d’appartenance à une catégorie d’hommes ou d’objets, nous parlerons de sa fonction emblématique, rappelle Samuel Paty dès l’introduction. Quand elle évoquera des idées, nous parlerons de sa fonction symbolique. » On découvre à travers les pages un homme pointilleux qui était, dès ses années étudiantes, armé d’une solide culture générale lui permettant de se référer aux œuvres artistiques des XIXe et XXe siècles, de manière fluide et jamais forcée.

Si cette maîtrise d’histoire reste un exercice parfois technique, elle offre de découvrir ou redécouvrir les œuvres des grands auteurs réalistes des XIXe et XXe siècles, comme Balzac, Zola, Flaubert, Green, mais aussi des grands peintres tels que Corot, Degas, Caillebotte et Boudin, avec un regard singulier. Le jeune historien incite, en effet, à prêter attention à des détails par le prisme de leur problématique.

La révolution technologique que constitue l’arrivée de la photographie (Samuel Paty cite les portraits de Nadar et Freund notamment), du cinéma, puis des différents appareils modernes (téléphone, chaîne hi-fi, télévision, etc..) tout au long du XXe siècle, change la donne. L’étudiant utilise ces supports en s’intéressant aux sources, mais aussi aux icônes.

L’ouvrage se divise en trois parties, la « marée noire » des années 1820-1960, le langage de la couleur noire et la révolution des années 1960-1990.

De la redingote au parapluie

Pour la première période, 1820-1960, Samuel Paty explique que le noir est d’abord l’emblème du clergé et des professions libérales : médecins et acteurs de la justice en particulier. Il cite Balzac : « Il existe dans notre société trois hommes, le prêtre, le médecin et l’homme de justice, qui ne peuvent pas estimer le monde. Ils ont des robes noires. Peut-être parce qu’ils portent le deuil de toutes les vertus, de toutes les illusions » (Le Colonel Chabert, 1844). Par la suite, le noir devient une couleur en vogue dans la haute société, puis s’étend à l’ensemble de la bourgeoisie masculine.

Samuel Paty découpe ce qu’il nomme alors la « marée noire » en trois parties. Dans la première, de 1820 à 1860, le noir et blanc est de rigueur chez les bourgeois. En témoignent les portraits de peintres impressionnistes tels Corot, Courbet ou Degas où le noir et blanc prédomine dans les tenues masculines, notamment avec la fameuse redingote.

Camille Corot, portrait de François-Auguste Biard, 1830

La seconde partie, de 1860 à 1920, est celle où la tenue s’assombrit nettement. Samuel Paty cite un passage de Minuit, de Julien Green (Fayard), avec la description d’une salle à manger bourgeoise dans l’entre-deux-guerres : « Par respect pour une tradition qui paraîtra, un jour, singulière, on l’avait assombrie le plus possible en couvrant les lambris d’une peinture chocolat et les parois d’une teinture rougeâtre imitant assez mal le cuir de Cordoue. Les mêmes couleurs régnaient dans l’ameublement où ce qui n’était pas brun était grenat. »

La dernière partie, de 1920 à 1960, correspond à un éclaircissement des tenues masculines dans l’après-guerre, symbolisé à Paris par les Années folles. En attestent les portraits photographiques en couleur de Sartre, Mauriac ou Aragon, réalisés par Gisèle Freund dans les années 1939-1940.

Cette « marée noire » intègre également les objets, à l’instar des parapluies masculins qui étaient de toutes les couleurs sous la Restauration et deviennent strictement noirs à la fin du XIXe. « L’œil bourgeois, que ce soit pour les vêtements, les objets ou les intérieurs des maisons, aime les teintes ternes, sombres ou claires, éclaire Samuel Paty. Il se sent normalement agressé par les couleurs vives… » Il explique que cette domination du noir s’estompe lorsqu’il fait chaud et lorsqu’on s’éloigne de la ville avec cette belle formule : « la pression sociale s’estompe avec la densité de population ». Il y a bien sûr des exceptions comme les bals costumés et le carnaval, moments de débauche de couleurs. Les loisirs aussi « fonctionnent comme des soupapes ».

Noir aux hommes, couleur aux femmes

Chose intéressante, les militaires et les forces de l’ordre portent des uniformes colorés et les femmes aussi peuvent opter plus facilement pour la couleur. L’utilisation du noir dans les tenues féminines relevant plus de l’esthétisme que de l’emblématique.  « Dans l’imaginaire, le noir est une couleur strictement masculine, sexualisé »,écrit Samuel Paty.

Et de citer Flaubert dans L’Éducation sentimentale : « Les femmes, vêtues de couleurs brillantes, portaient des robes à taille longue, et assises sur le gradin des estrades, elles faisaient comme de grands massifs de fleurs, tachetés de noirs, çà et là, par les ombres costumes des hommes. » Cette « opposition chromatique » se confirme dans des tableaux comme celui d’Eugène Boudin, sur la plage de Trouville en 1863.

Eugène Boudin, Sur la plage de Trouville, 1868

Le noir sépare aussi les bourgeois des ouvriers et des paysans, même si ce modèle se diffuse aussi chez le peuple, notamment le dimanche où l’on a tendance à imiter la bourgeoisie. Samuel Paty rappelle tout de même que la qualité du vêtement maintient néanmoins cette ségrégation entre les classes sociales.

On y apprend aussi les sens symboliques et emblématiques du deuil : « Habituellement, plus le défunt est riche et connu, plus la quantité de couleur noire sera importante. »Les couleurs sont souvent des emblèmes politiques, et le noir n’y échappe pas, se raccordant au fascisme mais aussi à l’anarchisme, deux courants aux antipodes.

Le drapeau noir sera utilisé pour la première fois lors de la révolution de 1830 pendant les Trois Glorieuses. On la retrouve notamment en 1831 à Lyon, avec les canuts et leur célèbre devise sur fond noir : « Vivre en travaillant ou mourir en combattant ».

Samuel Paty conclut cette première partie de son ouvrage par une analyse subtile : « La couleur noire a une très grande importance sociale. Elle a un rôle bien plus grand que le bleu ou le rouge. Elle structure la société du fait de la variété de ses fonctions. »

Drapeau des canuts lyonnais, 1831

Le noir absolu, intransigeant, idéaliste…

Dans la seconde partie de son ouvrage intitulé le langage de la couleur noire, il tente d’expliquer les raisons de l’engouement. Son analyse est très souvent pertinente : « Comme le blanc, le noir est une couleur sans nuances : un noir clair n’est plus un noir, il est gris. C’est pourquoi cette couleur évoque l’idée d’absolu.  Le noir est intransigeant, extrême, idéaliste, incorruptible, pur. Il ne connaît pas le compromis puisqu’il ne peut pas se mélanger avec d’autres teintes sans cesser d’être lui-même, sans perdre son âme. Le noir est toujours lui-même, contrairement aux autres couleurs (sauf le blanc) qui changent sans cesse. »

L’aspect « sans nuances »de cette couleur« qui ne connaît pas le compromis », justifie qu’elle soit appréciée des extrémistes. Mais c’est aussi la couleur de la sagesse, de l’arbitrage (les arbitres sportifs) et du savoir, des enseignants – comme les fameux hussards noirs de la IIIe République – et de ceux qui veulent savoir : les écoliers.

Samuel Paty passe ensuite en revue les différents sens symboliques de cette couleur, prisée chez les romantiques car source de beauté, appréciée des patrons car source de respectabilité et d’autorité. Le noir est aussi prisé des puritains qui apprécient son austérité. Enfin, cette couleur renvoie à la mélancolie, mais aussi à la mort.

Orange disco, noir corbeau

Dans la dernière partie consacrée à la révolution des années 1960-1990, Samuel Paty considère comment tout finit par voler en éclats : « Les années 1960 sont celles du refus des contraintes et des traditions. » Les couleurs prennent ainsi le dessus sur le noir, notamment dans les vêtements masculins, car cette nouvelle société refuse les contraintes sociales. La couleur n’est plus l’objet de différenciation des genres ni des classes.

Si les couleurs vives, « disco », telles que l’orange, étaient à la mode dans les années 1970, le noir semble reprendre le dessus dans les années 1990. Ce constat est aussi valable pour les objets et les intérieurs de maison. Mais le noir a perdu du terrain jusque dans les périodes de deuil où il n’est plus la norme.

Samuel Paty conclut son ouvrage en s’intéressant à quatre courants culturels très à la mode dans la deuxième partie du XXe siècle : le noir rebelle dans les années 1960 : « Le blouson noir devient vite la tenue de la jeunesse. Il devient un signe de reconnaissance, c’est-à-dire un emblème et un symbole de résistance. […] Le noir a été associé aux notions de violence et de mal (le rock est alors pour les personnes bien pensantes la musique du diable). » 

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Le noir « corbeau » ensuite. Ici, il s’intéresse au rock gothique né à la fin des années 1970.  Contrairement aux blousons noirs, les corbeaux ne sont pas des rebelles. Ils s’excluent de la société sans la critiquer : « Le noir total est un signe d’appartenance à un groupe social et une symbolisation de ce qui fascine les goths : la mort, le mal, le désespoir. » Évidemment, Samuel Paty se focalise sur le groupe de rock The Cure qui a été un phénomène de société avec des fans fascinés par le look charbonneux de son chanteur Robert Smith.

Troisième espace culturel : la photographie, marquée par un retour en force des photos en noir et blanc « incapables de nous détourner de l’essence des choses et des êtres, ils les montrent tels qu’ils sont vraiment. Le noir et blanc est plus réaliste que la couleur. »

Le noir anthracite mat, à partir des années 1985, s’impose pour les appareils high tech : téléviseur, chaînes hi-fi, baladeurs et les appareils photographiques.

À travers le noir, cet ouvrage porte un regard intriguant sur l’histoire culturelle, sociale et politique des XIXe et XXe siècles. L’œuvre de Samuel Paty fut ainsi à juste titre saluée par l’historien médiéviste Jean Pastoureau , référence en matière d’étude des couleurs dans notre société et sa critique du mémoire est certainement la plus belle des révérences à cet enseignant.

« C’est spectaculaire, à 22 ans, d’arriver à cette époque à embrasser les variations chronologiques du noir […], de mesurer toute la dimension sociale de cette couleur, d’en énumérer à peu près toutes les symboliques. Il avait très bien compris que chaque couleur, étant rare, pouvait signifier une chose et son contraire. Mais en 1995, l’histoire du vêtement tel que Samuel Paty la traite dans son mémoire n’est pas encore le grand sujet qu’elle est devenue, c’est encore de la petite histoire qui n’est pas prise au sérieux. Dans son travail ambitieux, où il s’appuie sur de multiples références, il montre bien que le vêtement touche à tout et permet de convoquer et confronter diverses couches de la société. »

J.-R. K

Samuel Paty, Le noir, société et symbolique, 1815-1995, mémoire de recherche d’un apprenti historien, Presses universitaires de Lyon, 152 p., 10 euros.

Jean-Riad Kechaou
Jean-Riad Kechaou