Tre piani de Nanni Moretti : coup de bélier dans le patriarcat

Nanni Moretti retrouve la gravité de La Chambre du fils pour brosser un portrait au vitriol de la figure masculine. Il en décline les différents travers en les répartissant sur les habitants d’un immeuble qu’il observe sans concession. Seules les femmes en réchappent.

Par Philippe Leclercq, professeur de lettres et critique

Nanni Moretti retrouve la gravité de La Chambre du fils pour brosser un portrait au vitriol de la figure masculine. Il en décline les différents travers en les répartissant sur les habitants d’un immeuble qu’il observe sans concession. Seules les femmes en réchappent.

Par Philippe Leclercq, professeur de lettres et critique

Copyright : Alberto Novelli

En littérature (Pot-Bouille, La Vie mode d’emploi) comme au cinéma (Fenêtre sur cour, Le Locataire), l’immeuble est un lieu d’abondance narrative, un précipité sociologique du comportement et des habitudes, un chassé-croisé d’individus montant ou descendant les degrés de la destinée. Ce sont des voix qui portent, des portes qui claquent et des gens qui s’apprécient, s’ignorent ou s’épient. Qui voisinent, en tout cas, dans les étages d’une histoire ouvrant souvent des intrigues à tiroirs.

Tre piani, le quatorzième long-métrage de Nanni Moretti, ne fait pas exception à la règle et permet une solide étude de cas. Pour la première fois, le cinéaste italien adapte le roman d’un tiers : Trois étages, de l’écrivain israélien Eshkol Nevo, paru en 2018 et transposé à Rome. Sa première séquence nocturne, débutant par un long plan fixe sur un petit immeuble bourgeois, donne le ton. Puis une jeune femme, Monica (Alba Rohrwacher), une valise dans une main, l’autre posée sur la rondeur de son ventre, marche vers une maternité où elle espère accoucher au plus vite. Elle est soudain frôlée par un véhicule qui, lancé à vive allure après avoir fauché une passante, va finir sa course dans la façade en verre dépoli de l’immeuble. Le chauffard, ivre mort mais vivant, est Andrea (Alessandro Sperdutti), fils de Vittorio (Nanni Moretti) et de Dora (Margherita Buy), un couple de magistrats, propriétaires du dernier étage.

L’entrée fracassante du jeune homme dans le récit est un premier coup de bélier dans l’édifice bourgeois des certitudes, une brèche ouverte entre les êtres, les maris et les femmes, les pères et les fils. Vittorio, sévère homme de loi et père inflexible, va refuser de faire jouer ses relations pour adoucir la condamnation de son fils, creusant un peu plus l’abîme d’incompréhension qui les éloigne depuis que celui-ci est adolescent. Andrea, indemne mais indigne, est « mort » aux yeux de son père qui, las de ses écarts de conduite, appelle la sanction. Après une explication qui les oppose physiquement, il ordonne à sa femme de ne plus jamais lui parler de lui.

Le mur du reniement préfigurant ceux de la prison, la chambre du fils est alors vite vidée de sa présence. C’est un échec, la faute d’un père écrasant, débordant d’égoïsme et vide d’amour et d’indulgence, déçu par l’enfant qui ne ressemble pas à ses rêves. Les hommes de Tre piani, pères et maris, sont des êtres tyranniques, n’obéissant qu’à leurs propres lois ou n’écoutant que leur colère et leur instinct.

Masculinité à réinventer

Comme Vittorio, Lucio (Riccardo Scamarcio) est un homme qui ne connaît ni la nuance ni la clémence. Son quotidien est bouleversé le jour où sa fille de sept ans disparaît avec le mari sénile du vieux couple auquel lui et son épouse Sara (Elena Lietti) la confient quand ils s’absentent. Au terme d’une recherche dans la ville, Lucio retrouve les deux fugueurs dans un jardin public et soupçonne le vieil homme d’actes pédophiles. Sourd aux dénégations de tous, de sa fillette et de son épouse, il s’entête, enrage, devient menaçant. En traquant la prétendue culpabilité du vieillard et en pleurant le sort supposé de sa fillette, c’est en vérité sur lui-même que Lucio s’apitoie : il refoule ses propres obsessions mais aussi ses désirs à l’égard de Charlotte (Denise Tantucci), la petite-fille adolescente de celui qu’il accuse. L’ambiguïté avec laquelle Nanni Moretti filme les troublants rapports entre Lucio et Charlotte interroge de fine manière les limites d’un consentement toujours soumis in fine à l’emprise de l’adulte que l’ado croit aimer.

La choralité de Tre piani résonne de la bruyante inconséquence des personnages masculins. De leurs excès autant que de leurs désertions vis-à-vis des femmes. Exemple avec le mari de Monica, toujours en déplacement pour son travail. Celle-ci, qui redoute de perdre la tête comme sa mère, est sans nul doute le personnage le plus seul mais également le plus libre du film.

Son doux visage diaphane est un des beaux soleils qui met en lumière la sombre part des hommes. Ses paroles, comme celles de Sara et de Dora, agissent comme des baumes de sagesse. Mais sa trajectoire se perd dans l’entrelacs filandreux de la narration. Elle gagne en légèreté et finit par se dissoudre dans le hors champ de la fiction. Jusqu’à ce qu’elle tente un « coup de folie » comme pour trouver une porte de sortie à l’immeuble, et inciter à vivre ailleurs que dans l’ombre des appartements (et) des hommes.

Le film que Nanni Moretti a coécrit avec Viala Santella et Federica Pontremoli n’est pas tendre avec le patriarcat dont il explore et stigmatise certaines de ses figures les plus toxiques. La présence des hommes comme leur absence sont comme des parts de liberté soustraite aux femmes. Le temps qui passe rend finalement justice à ces dernières : deux ellipses de cinq années accélèrent le temps et font tomber de terribles jugements sur les personnages masculins.

Comptable d’un certain manichéisme et de l’air du temps, Tre piani n’ouvre aucune nouvelle page de la guerre des sexes. Le film le moins morettien de Moretti – faute de la distanciation propre à l’ensemble de son cinéma (Journal intime, Palombella rossa) – invite avec une certaine gravité (qu’on lui connaît également depuis La Chambre du fils) à une réinvention de la figure masculine. Le miel, qu’Andrea fabrique depuis sa sortie de prison, métaphorise l’ingrédient fantasmé par le cinéaste. De même que l’élégante séquence de milonga qui traverse la ville et suggère ou rêve un nouveau pas de la vie de couple.

P. L.

Film italien (1h59) de et avec Nanni Moretti. Avec Margherita Buy, Riccardo Scamarcio, Alba Rohrwacher, Adriano Giannini, Elena Lietti, Alessandro Sperduti, Denise Tantucci. En salles le 10 novembre.

Philippe Leclercq
Philippe Leclercq