« 1917 », de Samuel Mendes, et la guerre continue…
À peine terminées les commémorations de la Grande Guerre et de son Centenaire, le long métrage de Samuel Mendes, 1917, qui vient de sortir en France, nous rappelle la fascination qu’exerce durablement ce conflit dans les mémoires contemporaines. Le film bat actuellement tous les records de fréquentation aux États-Unis, allant jusqu’à devancer le blockbuster Star Wars IX, l’Ascension de Skylwalker, attendu comme le grand succès de la fin de l’année 2019.
Avec dix nominations aux Oscar, 1917 entre d’ores et déjà dans la catégorie des œuvres incontournables. Pourtant, l’histoire de la Première Guerre mondiale n’occupe pas une place prépondérante dans l’enseignement et l’espace public nord-américain, loin s’en faut, même si le Centenaire a été l’occasion d’une réappropriation de cette période historique à travers l’action des autorités et des chercheurs.
Le succès rencontré par 1917 convainc de l’attente par le grand public de belles histoires (story telling), pleines de suspens, racontées au plus près des sentiments et des sensations intimes vécues à ras d’homme. Le fait que Samuel Mendes rappelle en fin de film l’influence des « histoires » de guerre racontées par son grand-père, Alfred H. Mendes, combattant dans l’armée britannique sur le front occidental [1], ajoute un rapport de lien testimonial vécu, véridique, avec les événements fictionnels présentés. Le réalisme des décors et des scènes vient ajouter à une maîtrise de la réalisation qui nous fait vivre en temps réel l’épopée de deux simples soldats appelés à devenir, encore une fois, contre leur gré, des héros.
Une histoire d’hommes en guerre
En avril 1917 en France, les troupes allemandes effectuent sur une partie du front un repli stratégique de près de 14 kilomètres derrière la ligne dite Hindenburg. Il s’agit pour elles de tenir mieux le front avec moins de troupes disponibles après trois années de guerre. Elles laissent derrière elles des tranchées piégées, les arbres coupées, le bétail tué. Deux bataillons de l’armée britannique, croyant à une déroute de l’armée allemande, s’avancent loin devant les lignes et se préparent à lancer une attaque dont le colonel pense qu’elle scellera la fin de la guerre.
Les caporaux Schofield (George McKay) et Blake (Dean Charles Chapman), deux jeunes soldats britanniques, sont désignés pour tenter de porter un message jusqu’à eux qui pourrait empêcher cette attaque. Le film raconte donc en totale immersion et en temps réel, sur un effet de très long plan séquence, cette véritable course contre la montre, en avant des lignes alliées. Samuel Mendes a souhaité porter son attention sur de simples soldats incarnés par des acteurs encore peu connus. Ils campent finalement des hommes ordinaires confrontés à plusieurs reprises aux batailles sanglantes (la bataille de la Somme est évoquée par les protagonistes dont l’un est sorti médaillé).
Ils restent vivants, épuisés, mais en ayant laissé aussi à chaque fois une part d’humanité. La performance des acteurs est époustouflante : ils semblent incarner littéralement les soldats qu’ils jouent, comme s’ils vivaient eux-mêmes sous l’uniforme ce si intense et si court laps de temps (une journée).
Le film s’inscrit dans la tradition des films de guerre les plus marquants avec quelques filiations assez évidentes. On peut citer Les Sentiers de la gloire du réalisateur britannique Stanley Kubrick (scène de nuit et lumières artificielles [2], séquences de début sur le travelling dans la tranchée et de l’assaut) ou Il faut sauver le soldat Ryan de Steven Spielberg. Plus récemment, le film Dunkerque de Christopher Nolan avait rebattu les cartes de la mise en images du film de guerre, mettant en avant le caractère immersif des combats filmés et une qualité esthétique certaine. Le réalisateur s’est appuyé sur l’iconographie de la guerre : films et images d’archives. Paysages de guerre et cadavres sur le no man’s land ne font pas artificiels mais très réaliste. 1917 s’appuie sur ces héritages et des dispositifs novateurs non sans quelques défauts.
Les limites de l’exercice nous semblent essentiellement de trois ordres, narratifs ou esthétiques. Outre quelques libertés prises parfois avec le réalisme du contexte de guerre mais qui restent infimes [3], on peut souligner l’absence d’une contextualisation précise. Un bref rappel de la situation aurait permis de mieux comprendre les enjeux de la situation militaire. Le repli allemand sur la ligne Hindenburg, appelée opération Albericht, se déroule en fait entre février et mars 1917. Le choix du film de décaler dans le temps cette opération en avril peut s’expliquer par le fait qu’avril 1917 correspond pour le public américain à l’entrée officielle dans la guerre de leur pays (le 9 avril 1917). De plus, on peut regretter que l’ennemi ne soit que trop rarement aperçu. Lorsqu’il est présent, il incarne sans grande nuance le mal à travers fourberie, calculs, prédation ou ivrognerie. L’omniprésence de la musique, sensée guider le spectateur dans ses émotions, grève l’ambiance générale du film qui aurait sans doute mérité davantage de plages de silence ou de sons bruts.
Une œuvre cinématographique à exploiter en cours
Il n’en reste pas moins que le film ainsi réalisé peut être qualifié d’œuvre puissante. Le spectateur est embarqué dans le parcours des deux protagonistes qui rencontrent sur leur chemin la violence de la guerre, ses paysages dévastés, ses drames et la peur constante de la mort ou de ne pas être à la hauteur. Par une série d’épisodes successifs allant crescendo, le réalisateur traduit la dramaturgie du temps qui s’écoule inexorablement et qui rapproche de la possible mortelle échéance.
Plusieurs thèmes peuvent être traités avec des élèves et des classes. En histoire évidemment, le film permet d’aborder la Première Guerre mondiale, sa chronologie et l’expérience combattante. La reconstitution des tranchées et de l’épaisseur du front est très réaliste : depuis l’entrée dans le réseau britannique (magnifique mise en scène) jusqu’aux lignes allemandes et aux batteries d’artillerie en arrière-front, en passant par les barbelés et le no man’s land. La vie dans les tranchées au quotidien est bien rendue : Samuel Mendes s’applique à montrer les tâches les plus ordinaires des soldats (veille, terrassement, écriture épistolaire), comme les actions/activités associées au feu, à la bataille et à violence de guerre (attente, peur, assaut). La camaraderie entre les hommes, de la cohabitation imposée à l’amitié fraternelle, irrigue l’ensemble de l’histoire.
Le rapport des hommes à la guerre est ici également extrêmement bien rendu : faut-il être motivé pour se battre et tuer ? Voilà une interrogation socio-historienne [4] qui renvoie aussi à des questions de philosophie plus générales sur la guerre et la paix : en quoi la guerre modifie-t-elle les relations humaines, les exacerbe ? Comment faire la paix quand la guerre est en cours ? Une guerre peut-elle être juste ? Plusieurs personnages, soldats et officiers, donnent des réponses différentes, selon leur grade, leur ancienneté au front, leur rapport à la guerre et à la victoire (ou la défaite) attendue. La figure du héros, abordés en cours de français, trouve ici des traductions qui en illustrent les définitions.
1917 témoigne du fait que la Grande Guerre peut être, comme le second conflit mondial, un support efficace de long métrage. Il peut contribuer à une éducation à l’image cinématographique et au 7e art en général par la qualité de son histoire, de sa mise en scène, de son déroulé narratif (alternant séquences longues et d’autres beaucoup plus vives). Comparé à d’autres œuvres dont quelques-unes citées plus haut, ce long métrage qui fera date permet un travail utile sur l’image et sur la mise en scène de la Première Guerre mondiale. Une réflexion saine sur la guerre et ses désastres.
Alexandre Lafon
[1] Pour citer les propos du réalisateur : « Mon film ne relate pas l’histoire de mon grand-père, mais s’attache plutôt à évoquer son esprit – ce que ces hommes ont subi, leurs sacrifices, et leur foi en une cause qui les dépassait. »
[2] Qui peuvent faire également penser à Apocalypse Now de Francis Ford Coppola.
[3] Nous renvoyons à l’interview de l’historien de l’image, spécialiste de la période, Laurent Veray : https://www.huffingtonpost.fr/entry/1917-avis-specialiste-premiere-guerre-mondiale_fr_5e1dc257c5b650c621e55ddc
[4] Nicolas Mariot, « Faut-il être motivé pour tuer ? Sur quelques explications aux violences de guerre », dans Genèse 2003/4, https://www.cairn.info/revue-geneses-2003-4-page-154.htm
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Première Guerre mondiale
Bel article! J’ajouterai pour les élèves que si la guerre est ici montrée dans toute son horreur, le réalisme de ce film ne nous bouleverse que parce que le cinéaste rejoint les grands mythes : le messager grec qui aurait couru de Marathon à Athènes pour annoncer la victoire contre les Perses après la bataille de Marathon lors de la première guerre Médique en 490 et qui serait mort après avoir délivré son message; une étonnante nativité dans une baraque abandonnée où Schofield semble un roi mage qui apporte de la nourriture à une mère et à son bébé ; l’amitié légendaire des guerriers fameux comme Achille et Patrocle.
Dans “1917”, Sam Mendès réussit un grand film de guerre et sur la guerre qui atteint le niveau des “Sentiers de la gloire” de Stanley Kubrik parce qu’il a compris que le réalisme doit avoir une portée symbolique pour produire l’effet le plus spectaculaire et le plus émouvant.