« 21 rue des Sources », de Philippe Minyana, suivi d’un entretien avec l’auteur

« 21 rue des Sources », de Philippe Minyana
Laurent Charpentier dans « 21 rue des Sources », de Philippe Minyana © Éric Didym

Une adresse à recommander

« Le classicisme tend tout entier vers la litote. C’est l’art d’exprimer le plus en disant le moins. Chacun de nos classiques est plus ému qu’il n’y paraît d’abord. »

Ces mots d’André Gide appliqués aux auteurs classiques du XVIIe siècle vont aussi fort bien à Philippe Minyana. Son 21 rue des Sources est en effet une pièce toute en pudeur et en suggestions sur les souvenirs qui reviennent lorsque l’on pousse la porte de sa maison, non pas celle où l’on est née, mais celle où l’on est mort, car les personnages sont ici des fantômes.

Ces revenants sont une femme, Nadine, et un ami, Gillou, de retour dans la maison familiale, et les pièces s’ouvrent comme les pages d’un album, une remontée dans le temps, des instants retrouvés, l’histoire d’une époque en arrière-plan, l’évolution des sentiments parallèlement aux transformations d’une maison, d’une région, d’une société. Il y a de l’autobiographique, bien sûr, mais comme chez Annie Ernaux, l’histoire personnelle rencontre le destin collectif des gens ordinaires entre les deux guerres.

« 21 rue des Sources », de Philippe Minyana
Catherine Matisse et Laurent Charpentier dans « 21 rue des Sources », de Philippe Minyana © Éric Didym

Il ne faut pas s’attendre à une action spectaculaire, ni à du pathos nostalgique, ni à des jugements cinglants sur tout ce qui compose la vie. On est ici dans l’intime, dans le quotidien, appelé à disparaître et qui pourtant fait trace. La pièce est une étude de ce qui n’est que futilités profondes, que souvenirs remués et retrouvés aussitôt qu’une pièce est annoncée, par son nom, comme on annoncerait une personnalité : la véranda, l’épicerie, le petit salon, la cave, le grenier, la chambre… Et ces parutions éveillent des apparitions : le père, les sœurs, les enfants, les grands parents, les voisins, autant de noms qui sont autant d’histoires d’amour, de haine, de bonheur, de mort aussi. C’est la danse des émotions, autour de l’odeur du grenier à foin, d’un placard à vêtement, d’un seau à pisse, d’une bonne bouteille de vin ou de livres lus.
Les deux acteurs, Laurent Charpentier et Catherine Matisse, pour qui la pièce a été écrite, ont la grâce et le charme de ce qui n’est plus : une élégance défunte, de ton, de langage, de manière qui fait croire à la résurrection de ces moments perdus qu’ils se racontent et nous racontent en même temps. Tout en contraste, Nadine, plus dure dans l’introspection, Gillou plus léger dans les retrouvailles, offrent au spectateur gravité et humour, non sans la complicité d’un pianiste, maître de cérémonie et mémoire musicale de la maison.
Si le théâtre est le lieu par définition de l’illusion, de l’incarnation d’un absent, de la re-présentation, sa nature le rend propre aux jeux de la mémoire. 21 rue des Sources corrige cette tendance que nous avons à assimiler l’autobiographie au récit en prose : la pièce fait la démonstration que la scène est un support merveilleux pour qu’à l’écoute d’une voix et la vue d’un corps renaissent des temps et des hommes.
« 21 rue des Sources », de Philippe Minyana
Catherine Matisse, Laurent Charpentier et Nicolas Ducloux dans « 21 rue des Sources », de Philippe Minyana © Éric Didym

Loin des idées toutes faites sur le théâtre contemporain, volontiers engagé, expérimental, éloigné du public, Philippe Minyana, dans cette pièce comme dans l’ensemble de son œuvre parle de l’humain, de la vérité humaine aussi minuscule et dérisoire soit elle. Si le mot d’André Gide est juste, par cette quête de vérité et le style pudique donnée à cette quête, le contemporain rencontre l’art classique. Puisque les programmes invitent à travailler le théâtre du XXIe siècle, ce n’est pas perdre son temps que de voir, lire ou faire étudier Philippe Minyana.

Pascal Caglar

• Au théâtre du Rond-Point jusqu’au 1er décembre 2019, puis en province à Châlons-en-Champagne, Caen, Lisieux, Toulon, Saint-Quentin.
 

Aux sources du théâtre,
entretien avec Philippe Minyana

Philippe Minyana
Philippe Minyana © Giovanni Cittadini Cesi

Philippe Minyana aime rencontrer les élèves. À l’occasion de la représentation de 21 rue des Sources au Théâtre du Rond-Point, il n’hésite pas à répondre aux invitations émanant de tel ou tel établissement. L’air de rien, avec chaleur et proximité, il délivre alors de fulgurantes réflexions sur son art et sa passion : le théâtre.
C’est ainsi que pour définir ce qui fait le geste artistique, le geste créateur, il fait un détour par la peinture : qu’y-a-t-il de commun entre Guernica, de Picasso, La Rue, de Balthus, ou encore Trois Tiroirs, de Boltanski sinon un peu de réalité qui révèle l’épique, un peu de réalité qui fait trembler la vie, un peu de réalité qui tend vers l’allégorie ? Tel est aussi le théâtre de Minyana : partir de réalités banales, intimes, et les porter au légendaire.
Le sujet politique, le thème qui fait actualité et débat n’est pas sa tasse de thé : surtout ne pas donner de leçon, ne pas être moral, ne pas être sentimental, pas de sujets qui prêtent à des affirmations, des confirmations.
La fiction, dit-il, c’est la langue. Son pouvoir d’évoquer, de provoquer des résurrections de réalité, telle est peut-être sa véritable force politique parce que seul le théâtre, épuré, est dangereux. Danger de la scène qui fait illusion, danger de l’illusion des paroles, des gestes, des intonations qui sonnent faux, artificiel, danger de tout ce qui transporte au delà du naturalisme. Au plus près du plateau vide, de l’acteur seul, tel un conteur emporté par son rêve ou sa musique intérieure, le théâtre de Minyana rejette les objets, les décors, le réalisme des êtres et des actions. Plus on souligne le sens, plus on le tue. Rien de lourd. La puissance est dans le minimalisme.
En apparence le biographique est la source et la finalité. En apparence seulement : le but c’est le théâtre, l’effet-théâtre, la vie reconstruite à la manière d’une œuvre d’art. Alors peu importe la fidélité aux êtres, aux défunts, la vérité de la mémoire, l’ampleur de la fresque : Philippe Minyana élague, retranche l’anecdote facile, le souvenir trop personnel, l’évidence trop confortable. Ne pas penser au spectateur, à ses attentes habituelles. Son théâtre est déambulation dans une maison, un décor connu et oublié, une promenade de paysage familier en paysage familier, ménageant surprises et reconnaissances.
Rien d’étonnant qu’un de ses livres favoris soit Un village à la tombée de la nuit, de Kazuo Ishiguro, l’histoire de cet homme méconnaissable de retour dans le village de sa jeunesse…
La rencontre avec un écrivain est un moment rare, précieux, d’une toute autre nature qu’un cours, aussi informé soit-il. Écouter Philippe Minyana parler théâtre, acteur, langage dramatique, l’écouter vivre et communiquer sa passion ne donne qu’une envie : aller au théâtre, vivre cette expérience de spectateur qui n’est plus tout à fait dans la réalité ni tout à fait dans un autre monde.
Le théâtre contemporain n’est pas forcément le théâtre de l’actualité. C’est le théâtre qui impose sa présence plus que le présent.

Pascal Caglar

• Pour découvrir l’auteur : Philippe Minyana, « Chambres / Inventaires / André », Éditions théâtrales, 2012 ; « 21, rue des Sources », l’Arche, 2017.

Pascal Caglar
Pascal Caglar

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