Acheter un livre : à propos de la géographie littéraire

Les libraires sont des commerçants. Ils travaillent avec des représentants, ils vendent des livres à des clients, ils remboursent des emprunts, ils calculent leur chiffre d’affaires, dans une tension permanente entre la stabilité du fond et la fluctuation des nouveautés ;
mais ce sont surtout des lecteurs qui défendent les livres qu’ils aiment,
des animateurs qui invitent les écrivains qu’ils soutiennent,
des acteurs de la littérature,
les libraires sont des intercesseurs.

J’ai lu Le Jardin des plantes de Claude Simon parce qu’Alain Girard, de la librairie Vent d’Ouest à Nantes, me l’a conseillé :

« Au lever du soleil, on nous a promenés en barque sur le Gange qui, à Bénarès, coule approximativement du nord au sud. Tout au bord, on pouvait voir, couchés sur des brancards et à demi immergés les corps des morts que l’on allait brûler à la nuit tombée [1] »,
 

j’ai lu Le Grand Incendie de Londres de Jacques Roubaud parce que Louis Arias, de la libraire Actes Sud à Arles, me l’a conseillé :

« Selon mon habitude, j’ai attendu une heure et demie à Toulouse, montant, à sa formation, dans le train rapide de 10 h 21 qui, selon l’horaire d’hiver récemment installé, arrivait alors à la gare d’Austerlitz à dix-huit heures ; je m’étais réveillé bien avant six heures, dans le lit de cuivre, sous la photographie du miroir, de la fenêtre entrant dans le miroir, l’été heureux [2] »,

j’ai lu La Mélancolie de la résistance de László Krasznahorkai en 2015 parce que Laurent Évrard, de la librairie Le Livre à Tours, me l’a conseillé :

« Pendant un instant, une courte minute seulement, car après les avoir quittés et avoir rejoint les vieilles maisons de la rue du Pont, en direction de la place du Baron Vilmos Apor, elle dut se rappeler à l’ordre et se souvenir qu’elle devait se concentrer sur tout autre chose [3] »,
 

j’ai lu Festins secrets de Pierre Jourde parce qu’Olivier L’Hostis, de la librairie L’Esperluète à Chartres, me l’a conseillé :

« Tu as oublié, dans ton sommeil, que tu as pris à la gare de l’Est le direct de 16 h 22, arrivée à 20 h 37. Plus de quatre heures pour couvrir les trois cents et quelques kilomètres depuis la capitale jusqu’à Logres. Tu es monté dans ce compartiment vide, tu t’es installé, presque immédiatement tu as sombré [4] »;

ces livres ont provoqué d’autres lectures, m’ont fait connaître d’autres écrivains, ont participé à la constitution de mon histoire littéraire en même temps qu’ils participaient à l’extension de ma bibliothèque en permettant que surgissent de nouvelles avidités.
C’est parce que j’ai lu La Mélancolie de la résistance que j’ai lu les autres livres de László Krasznahorkai ; c’est parce que je les ai lus grâce à l’intermédiaire de Laurent Évrard que j’ai lu les livres de Péter Nádás dont je n’aurais sans doute jamais rien su si La Mélancolie de la résistance ne m’avait pas donné envie d’explorer plus avant la littérature hongroise ;
et c’est parce que j’ai lu les livres de László Krasznahorkai que j’ai relu d’un œil neuf les livres de la littérature hongroise que j’avais lus avant eux ;
le retour des morts dans le Tango de Satan a donné une intensité d’apocalypse au Refus d’Imre Kertész :

« ilnesavaitpas sic’étaitl’aube oulecrépuscule etçanevoulaitpass’arrêterilrestait assislàsanscomprendre dehorsriennebougea ce n’étaitnilesoirnilematin le jour necessaitdeseleveroudesecoucher [5] »,
 

tandis qu’Au nord par une montagne, au sud par un lac, à l’ouest par les chemins, à l’est par un cours d’eau a donné une couleur de Japon à Épépé de Ferenc Karinthy :

« Il avait déjà parcouru un grand nombre de ruelles, de croisements, et d’angles de rues, et désormais sa sensation s’était muée en certitude, le chemin était bien en pente, cela ne faisait plus aucun doute, de plus, il n’avançait pas sur une petite colline, comme il avait pu le croire un moment, mais il grimpait sur le flanc d’une montagne, laquelle pouvait être le contrefort nord du mont Oishi, dans les montagnes de l’Est [6]. »

En ouvrant de nouveaux sentiers à nos lectures, en désignant de nouvelles clairières à nos obscurités, les libraires sont les compagnons de notre histoire littéraire, les complices de cette communauté individuelle qui exprime notre rapport singulier à l’histoire collective de la littérature, les grands protagonistes du récit que nous pourrions en faire : car tout livre est une incitation à écrire, une invitation à poursuivre la littérature, à l’augmenter d’autres fictions et d’autres livres.

*

Dans ses Palimpsestes Gérard Genette résume la Recherche par une formule lapidaire : « Marcel finit par devenir écrivain » [7], après une version plus incisive selon laquelle « Marcel devient écrivain », et à laquelle Pierre Jourde « sent qu’il manque quelque chose [8] ».
Et c’est peut-être cela qui manque en effet : la lecture, la complémentarité de la lecture et de l’écriture, le passage de l’une à l’autre, la réciprocité.
Marcel finit par devenir lecteur.
Dans l’économie de la littérature, les libraires occupent un point central, un foyer d’incandescence ; c’est par leurs propositions que nous agrandissons le territoire de nos bibliothèques et que nous accueillons d’autres langues et d’autres paysages ; c’est par leurs suggestions que nous devenons capables de faire jouer les livres entre eux, comme les innombrables cartes d’un tarot universel ; c’est par leurs préconisations que peut-être un jour, à la question posée à chaque fois par les livres qu’ils ont mis entre nos mains, nous répondrons à notre tour par un récit, lorsque nous aurons compris que la lecture et l’écriture sont réversibles.
Éric Vuillard dédie L’Ordre du jour, prix Goncourt 2017, à Laurent Évrard [9].
Pierre Jourde, dans Le Maréchal absolu, « tient à remercier tous ceux dont la lecture attentive, le soutien, les encouragements et les conseils l’ont aidé à mener ce travail à son terme, notamment Hélène Védrine, Jean-Marie Laclavetine, Olivier L’Hostis et Fabrice Thumerel [10] ».
Les libraires sont au cœur de notre histoire littéraire. Et ils sont davantage encore, ils sont beaucoup plus que des acteurs de notre histoire littéraire, car ils attachent les livres à un lieu, ils nous rattachent à l’espace de l’expérience intérieure,
par le souvenir qu’ils réveillent contre l’absence,
en favorisant la remémoration contre l’oubli.
Nos bibliothèques dessinent une carte mentale où sont inscrits tous nos livres,
elles dessinent notre géographie littéraire,
le calque de nos lectures superposé aux territoires de nos vies.

*

J’ai acheté Le Fourgon des fous de Carlos Liscano à Rennes. La librairie Greenwich se situe dans une petite rue perpendiculaire aux quais de la Vilaine, non loin du Parlement et de la librairie Le Failler ; dans mon esprit elle s’appelle Le Méridien de Greenwich à cause du roman de Jean Echenoz, quoiqu’elle ne propose qu’une exigeante sélection de littérature étrangère. Je me souviens que ce jour-là il neigeait ; que je devais attendre dans un café et que la libraire dont je regrette d’avoir oublié le nom m’avait proposé ce livre que je ne connaissais pas, en vantant avec beaucoup d’enthousiasme les qualités de cet auteur dont je n’avais jamais entendu parler, si bien que ce récit de l’Uruguay sous la dictature militaire s’est teinté pour moi de Bretagne et de neige :

« De retour de la caserne de cavalerie à la préfecture de police de Montevideo Au bout de quelques jours le grand événement : on me transfère dans une cellule où il y a d’autres prisonniers. C’est une pièce de quatre mètres sur trois. Nous sommes quatorze [11]. »

J’ai acheté La Carte au trésor de Mo Yan chez Tschann, à Paris. Il faisait lourd, l’orage grondait. La conversation sur les moustaches de tigre dans le restaurant de raviolis, près de la Cité interdite, a pris les couleurs de Paris zébrée d’éclairs, le boulevard du Montparnasse où passait Yuan Shikai en tenue impériale, la rue Delambre toute frémissante de gongs et de cymbales, le boulevard Edgar-Quinet bruissant d’anecdotes étranges sur les Huit Excentriques de Yangzhou :

« C’est dimanche, le boulevard est bondé de voitures, les minibus foncent à tort et à travers, les taxis s’engouffrent dans le moindre interstice, les bicyclettes se jettent en travers de leur route, et moi je baguenaude sur le trottoir, vaguement hébété, croisant des badauds qui vont et viennent, des étrangers tous autant qu’ils sont, qui m’ignorent comme je les ignore [12]. »

J’ai acheté Immersion d’Alain Fleischer à la librairie de l’Institut français de Pékin sous un ciel de canicule. La promenade dans Venise s’est doublée de la déambulation dans la torpeur de Pékin, la somnolence des lacs, la grande plaque lumineuse de l’Adriatique, les vieux palais, les pagodes, l’hébétude des eaux stagnantes :

« Aux murs, je distingue des constellations de volumes minéraux de dimensions variables, aux formes irrégulières et arrondies, distribuées sans alignements repérables, mais je décèle bientôt, tracé à même la paroi et la couvrant tout entière, plafond inclus, un entrelacs de lignes courbes qui se croisent de toutes sortes de façons, comme celle des mappemondes, des atlas célestes et des planétariums [13]. »

De telle sorte que nos bibliothèques racontent au-delà de leur histoire une topologie singulière, faite d’analogies et de correspondances qui forment notre géographie littéraire,
un vaste paysage dont nous pourrions dresser une carte légendée de raisons commerciales qui remplaceraient les noms des fleuves et des rivières, des océans, des archipels,
Sauramps, Ombres blanches, Compagnie, Kléber, L’Arbre du Voyageur, les noms des librairies dont le fond sera toujours plus grand que notre pouvoir de lecture,
les noms des librairies où nous entrons par hasard et ceux des librairies plus intimes que nous fréquentons avec assiduité parce que nous vivons dans leur entourage, parce que nos chemins routiniers mènent à elles.

*

En parcourant ma bibliothèque je retrouve les villes où je suis allé, les librairies où j’ai acheté un livre, je revois les gares et les rues, les boulevards, je replace ces livres dans l’espace avec une acuité plus grande que si je cherchais à les replacer dans l’histoire de la littérature,
je retrouve Annemasse sous la neige par Le Nom des singes d’Antoine Volodine, les quais de l’Arve, les Voirons, le casino, le mont Salève :

« Il faisait nuit. En guise d’air et de lumière on avait une mixture de sève et de morves ligneuses et de baves chlorophylliennes, comme toujours à cette heure-là dans la vielle forêt, comme toujours au cœur de la selve, au cœur de la caaguaçu inondée, fermée, moisie, inextricable, asphyxiante, mortelle pour le touriste, pour l’impérialiste, incompréhensible pour le Non-Indien [14] »,

je retrouve Aix-en-Provence en automne par L’Invitation chez les Stirl de Paul Gadenne, les platanes, le marché aux fleurs, la tour de l’Horloge, les bourrasques de vent :

« La chaleur continuait à monter. Chaque jour, passé midi, on attendait l’orage. S’étant hasardé dans le jardin, du côté de la serre, il aperçut Mme Stirl derrière les vitres, le sécateur à la main, en train de soigner ses bégonias géants, aux grandes feuilles de bronze ou d’argent, bordées d’or [15] »,
 

Lille dans le brouillard par Austerlitz de W. G. Sebald, la Vieille Bourse, la maison Coilliot, les phares des voitures, les stations de tramway :

« Je me rappelle encore que mes pas incertains m’ont mené en zigzag par les artères du centre-ville, Jeruzalemstraat, Nachtegaalstraat, Pelikanstraat, Paradijsstraat, Immerseelstraat et beaucoup d’autres rues et ruelles, et que finalement, en proie aux maux de tête et aux idées noires, j’ai trouvé refuge dans le jardin zoologique de l’Astridplein, à proximité immédiate de la gare centrale [16] »,

Bordeaux par Le 19 octobre 1977 de Bernard Noël, les bétonnières, les palissades, le chantier à ciel ouvert :

« Je marche vers le fleuve. Je trouve au milieu du pont la vieille place d’où, autrefois, je regardais les feux dont le reflet donne à l’épaisseur de l’eau un volume transparent dans lequel le monde s’inverse [17] »,

dans un ordre bien différent de l’ordre chronologique, un enchaînement où le souvenir des livres déclenche l’association des idées, un agencement de mots et d’images qui bougent, dans une configuration toujours renouvelée de la mémoire où je pourrais retrouver d’autres livres et associer d’autres villes, Les Émigrants de W. G. Sebald acheté à Pékin, La Plage de Scheveningen de Paul Gadenne lu à Toulouse, La Maladie du sens de Bernard Noël acheté chez Laurent Évrard, Macau d’Antoine Volodine lu dans une synagogue à Harbin, La Folie des autres de Jordi Bonnells acheté chez Olivier L’Hostis, dont une partie se déroule dans un asile psychiatrique à Pékin,
chaque lecteur pouvant ainsi reconstituer ses trajets dans l’espace, parcourir les villes comme il parcourt les livres de sa bibliothèque, en explorer les jardins et les parcs, en sillonner les chapitres, en arpenter les phrases.

*

Cette géographie littéraire est l’enregistrement de nos parcours dans l’espace, le tracé de nos errances et de nos pérégrinations, et c’est parce qu’elle est forcément mobile, parce qu’elle est forcément incertaine et transitoire, qu’elle propose une carte sensible de notre circulation dans la littérature.
Comme les personnages de Kafka passent d’interprétation en interprétation lorsqu’ils croient passer de lieu en lieu, nous passons de livre en livre lorsque nous nous déplaçons dans l’espace, dans un mouvement inlassable qui nous conduit d’un livre advenu à un « livre à venir ». De ce mouvement, les libraires sont les précieux géomètres, puisqu’ils participent à la circulation des livres et à leur déploiement dans l’espace dont l’équivalent ne se trouve que dans la mobilité du regard sur la page : la lecture est le perpétuel recommencement à l’échelle scopique de cette grande déambulation où nous passons de mot en mot comme nous marchons de livre en livre, notre regard se promène dans les paragraphes, nous inventons des parcours de lecture, nous dessinons des itinéraires sémantiques, nous traçons des chemins d’analyse.
Notre rapport à la littérature est un rapport à l’espace plutôt qu’un rapport au temps.
Notre rapport à la littérature est un rapport à la géographie plutôt qu’un rapport à l’histoire,
il est vivant parce qu’il est un mouvement,
un déplacement dans les mots,
il est toujours actif parce qu’il est une mobilité dans la langue.

Julien de Kerviler

 
[1] Claude Simon : Le Jardin des plantes, Éditions de Minuit, 1997, p. 150.
[2] Jacques Roubaud : Le Grand Incendie de Londres, Éditions du Seuil, «  Fiction & Cie », 1989, p. 120.
[3] László Krasznahorkai : La Mélancolie de la résistance, Gallimard, «  Du monde entier », trad. Joëlle Dufeuilly, 2006, p. 83.
[4] Pierre Jourde : Festins secrets, L’Esprit des péninsules, 2005, rééd. Pocket, 2007, p. 11.
[5] László Krasznahorkai : Tango de Satan, Gallimard, «  Du monde entier », trad. Joëlle Dufeuilly, 2000, p. 218.
[6] László Krasznahorkai : Au nord par une montagne, au sud par un lac, à l’ouest par des chemins, à l’est par un cours d’eau, Éditions Cambourakis, trad. Joëlle Dufeuilly, 2010, XXI, p. 63.
[7] Gérard Genette : Palimpsestes, Éditions du Seuil, coll. Poétique, 1982, p. 280.
[8] Pierre Jourde : La Littérature sans estomac, L’Esprit des Péninsules, 2002, rééd. Pocket, «  Agora », 2003, p. 205.
[9] Éric Vuillard : L’Ordre du jour, Actes Sud, «  Un endroit où aller », 2017, p. 7.
[10] Pierre Jourde : Le Maréchal absolu, Gallimard, 2012, p. 733.
[11] Carlos Liscano : Le Fourgon des fous, Belfond, 2006, rééd. 10/18, « Domaine étranger », trad. Jean-Marie Saint-Lu, 2008, p. 149.
[12] Mo Yan : La Carte au trésor, Éditions Philippe Picquier, trad. Antoine Ferragne, 2004, p. 5.
[13] Alain Fleischer : Immersion, Gallimard, « L’Infini », 2006, p. 44.
[14] Antoine Volodine : Le Nom des singes, 1994, Éditions de Minuit, p. 20.
[15] Paul Gadenne : L’Invitation chez les Stirl, Gallimard, 1955, rééd. Gallimard, « L’Imaginaire », p. 102.
[16] W. G. Sebald : Austerlitz, Actes Sud, trad. Patrick Charbonneau, 2002, pp. 9-10.
[17] Bernard Noël : Le 19 octobre 1977, Éditions POL, 1998, p. 106.

Lire sur ce site les deux premiers volets de cette réflexion sur l’histoire littéraire, par Julien de Kerviller :
La théorie des ensembles. À propos de l’histoire littéraire.
Perdre un livre. À propos de l’histoire littéraire.

Julien de Kerviler
Julien de Kerviler

Un commentaire

  1. Article magnifique. Merci pour ce partage de vos sensations de lecture.
    La lecture ouvre sans cesse sur d’autres territoires, d’autres espaces. C’est toute la magie de la réponse d’un élève qui vous dit un jour, ce texte me fait penser à …
    Difficile après vous avoir lu de ne pas avoir la conviction renforcée : que l’on ne s’en sortira pas sans les livres!

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