Alfred et Violetta, de Rezo Gabriadge :
des marionnettes sorties d’un rêve

Six marionnettistes virtuoses présentent une réadaptation d’une pièce de ce célèbre auteur géorgien, à la Scala à Paris. Une histoire d’amour en plein effondrement du bloc soviétique, avec des décors peints et des mouvements d’une grâce infinie.
Par Philippe Leclercq, critique

Six marionnettistes virtuoses présentent une réadaptation d’une pièce de ce célèbre auteur géorgien, à la Scala à Paris. Une histoire d’amour en plein effondrement du bloc soviétique, avec des décors peints et des mouvements d’une grâce infinie.

Par Philippe Leclercq, critique

Le théâtre de marionnettes de Tbilissi est une institution, un repère de la scène culturelle géorgienne. De passage à la Scala (Paris, 10e) jusqu’à la fin du mois de novembre, cette troupe offre l’assurance d’un profond dépaysement. Son nouveau spectacle intitulé Alfred et Violetta est une réadaptation de la première pièce de Rezo Gabriadge (1936-2021), célèbre marionnettiste géorgien de la fin du XXe siècle, et fondateur en 1981 dudit théâtre.

De l’amour et des larmes

Tbilissi, 1991. Alfred et Violetta s’aiment. Comme la fleur du Petit Prince, Violetta est fragile ; lui est passionné par les étoiles. Il se rend en Italie afin d’y présenter une formidable découverte astronomique. Pendant ce temps, le bloc soviétique s’effondre ; la guerre civile ravage la Géorgie. Les frontières disparaissent et se reforment dans la précipitation. Alfred, devenu apatride, ne peut rentrer chez lui. Pendant qu’il se morfond, l’astre de son cœur, atteint par la tuberculose, s’éteint doucement…

Alfred et Violetta… On aura reconnu les prénoms des deux héros de La Traviata, de Verdi, elle-même librement inspirée de La Dame aux camélias, de Dumas fils. Bien qu’il ait préservé l’essentiel de l’intrigue amoureuse et quelques-uns des airs du livret de Verdi (sauf la fin…), le dramaturge Rezo Gabriadge a fait le choix d’un contrepoint historique, situé au moment où son pays se libère du joug soviétique et s’abîme dans une anarchie brutale et festive, prélude à son indépendance. Les vieux dogmes s’évanouissent alors, les trafics prospèrent et les bandes font régner la terreur, à l’image de Clou, sorte de bandit brechtien et incarnation tragi-comique de cette période charnière. Comme lui, beaucoup dans le pays espèrent décrocher la lune… et la trouvent dans le caniveau. Tout se vend, se brade et s’annule. Plus rien n’a de valeur, que l’argent facile.

Univers pittoresque

Le chaos politique qui sert de toile de fond à l’histoire d’amour entre Alfred et Violetta permet de revisiter le séisme que fut le basculement de la Géorgie vers un nouvel ordre économique et libéral. Le récit est édifiant, mais le (jeune) public sera davantage captivé par l’esthétique de ce théâtre de marionnettes comme sorti d’un rêve ou de l’époque ancienne des Burattini, ces pantins articulés, lointainement issus de la commedia dell’arte, et dont Pinocchio est le plus célèbre. Sans doute y a-t-il quelque chose ici de plaisamment daté, ou de pittoresque, qui serait comme le supplément d’âme de ce spectacle puissamment évocateur, avec ses fins bruitages et ses voix épaisses et rocailleuses.

La représentation en langue originale (surtitrée en français) est prise en charge par six marionnettistes virtuoses. Les petits décors peints, symboliques d’un monde chamboulé et tordu aux lignes asymétriques d’un Chagall, se renouvèlent en un clin d’œil, et offrent au spectacle de se décliner en une suite de tableaux rapides et concis. Les marionnettes sont fascinantes, avec leurs bouches et leurs yeux minutieusement articulés. Leur actionnement est obtenu grâce à un classique système de fils et de tringles, permettant des gestes et des mouvements d’une grâce et d’un réalisme infinis. Cette poésie plastique pourra faire oublier l’inconfort de la lecture des nombreux sous-titres et de l’éloignement pour tout spectateur qui n’aurait pu être assis au plus près de la scène. Le placement étant libre, il est conseillé d’arriver en avance pour jouir pleinement de cette représentation au charme émouvant et ancien (de petites jumelles de théâtre, mises à disposition, satisferont néanmoins les retardataires).

P. L.

Jusqu’au 30 novembre 2023 au théâtre de la Scala, à Paris (10e). Tous les soirs à 20h30, sauf le dimanche à 15h.


L’École des lettres est une revue indépendante éditée par l’école des loisirs. Certains articles sont en accès libre, d’autres comme les séquences pédagogiques sont accessibles aux abonnés.

Philippe Leclercq
Philippe Leclercq