« Baudelaire », de Marie-Christine Natta

L’éternel contemporain 

« Derrière l’œuvre écrite et publiée il y a toute une œuvre parlée, agie, vécue, qu’il importe de connaître parce qu’elle explique l’autre et en contient, comme il l’eût dit lui-même, la genèse. »

Cette indication de Charles Asselineau, placée en tête de la première biographie de Baudelaire, publiée en 1869, justifiait par avance l’irrésistible attrait que continuent d’exercer la vie et la personnalité du poète. Plutôt que de s’en défendre, il vaut mieux chercher en quoi cette implication réalise le destin de la poésie, voire de la littérature moderne, en la justifiant ontologiquement, sans quoi l’esthétique ne serait que la substitution d’un système à un autre, dans la stratosphère des idées.

La vie de Baudelaire est donc bien, avec ses « ennuis et [ses] vastes chagrins », mais aussi, plus épisodiquement avec ses « brillants soleils », l’origine effective de l’œuvre, non pas de la façon banalement positiviste dont on l’entend par la formule lansonienne de l’homme et l’œuvre, mais comme épreuve, invention, analyse…, soit des dispositions constamment rapportées à leurs conditions d’énonciation. Le dandysme exemplifie cette exigence intérieure visible de l’artiste résolu à ne jamais se laisser récupérer, ni par les foules ni par l’élite. Marie-Christine Natta était alors d’autant mieux placée pour entreprendre une biographie de Baudelaire qu’elle a justement contribué à expliquer le dandysme dans un essai de 1991 aujourd’hui réédité en collection de poche, La Grandeur sans convictions (Le Félin, 2011). Et c’est par une remarquable méditation sur le goût de l’artifice, l’absolue singularité, les contradictions fécondes et le nomadisme urbain que s’est ouverte la présentation de son grand livre sur Baudelaire, au moment opportun de la célébration du cent-cinquantenaire de sa disparition.

Charles Baudelaire par Étienne Carjat © Sotheby’s / Art digital studio.

L’introduction, brillante et suggestive, annonce les thèmes qui font sens. Ils subliment des éléments factuels bien connus mais dont la mise en perspective s’impose pour échapper aux deux périls mortels de toute biographie : l’accumulation des informations et l’anecdote pittoresque. Rien ne manque pour autant dans cette somme qui exploite élégamment l’impressionnant corpus des témoignages multiples et des enquêtes érudites. Quarante-cinq chapitres réorganisent judicieusement la matière d’une vie singulière, en butte aux entraves et aux contradictions, tiraillée en tous sens, sans que jamais pourtant ne soit mise en doute l’« honorabilité spirituelle » d’un génie constant dans sa démarche, ferme sur ses principes et parfaitement lucide sur sa situation, comme le montrent ses lettres et ses journaux intimes, ici habilement exploités. Comme le dit Marie-Christine Natta au lancement de son entreprise,

« C’est de cette vie au cours paradoxal qu’est sortie, comme un miracle, l’œuvre essentielle de celui qui ne se sent pas fait comme les autres hommes, mais dans lequel chacun se reconnaît. »

Il importe de garder présente à l’esprit cette conjonction des trois dimensions requises par l’herméneutique, qui, partant des conditions de la production des textes, repère leur originalité et leur octroie le statut d’œuvres pérennes à interpréter.
Nous ne pouvons évidemment que mentionner les riches aperçus de la perspective complète adoptée par l’auteure de ce qui sera, n’en doutons point, la biographie de référence sur Baudelaire. Dans Mère et pères (chapitre I), elle évoque le milieu raffiné dans lequel a évolué François Baudelaire, le père du poète, et éclaire les circonstances du premier mariage de Caroline Dufaÿs, orpheline sans dot, initialement « vouée au célibat et promise à un avenir de gouvernante ou de dame de compagnie ». Les épreuves auxquelles elle fut encore confrontée après la mort de son époux puis son mariage providentiel avec un officier au bel avenir, bientôt le général Aupick, décidèrent de son attitude pour le moins crispée à l’égard de son fils. Marie-Christine Natta reviendra à plusieurs reprises sur les relations compliquées que Baudelaire a entretenues avec sa mère, tout au long d’une existence évidemment marquée par la dépendance économique et l’infamie morale qu’a provoquées la dation judiciaire de 1844.
Tous les jalons de la « carrière d’endetté » sont bien identifiés par la biographe. Les péripéties qui en découlent sont relatées avec précision et vivacité, du voyage avorté sur les mers du Sud à l’échouage en Belgique, avant l’ultime voyage (chap. 45).
Le point fort du récit de vie est de toujours montrer Baudelaire en interaction, avec sa famille, ses amis, ses relations, dans la presse, le monde de l’art et l’édition. 900 pages ne sont pas de trop pour évoquer la bohème intellectuelle à laquelle le poète a appartenu, le petit journalisme représenté par le Corsaire-Satan ou Le Tintamare, la rencontre avec Théodore de Banville au jardin du Luxembourg (en 1842), les relations compliquées avec Delacroix, les amitiés (Champfleury, Théophile Gautier, Barbey d’Aurevilly, Félicien Rops…), les inimitiés (voir le chapitre 34 : La canaille littéraire). Les goûts initiaux de Baudelaire résultent pour partie des mutations de la sensibilité romantique venue à maturité dans les années 1840, quand éclosent des œuvres singulières et un goût bizarre, sous la plume de Balzac, de Théophile Gautier et d’Henri de Latouche, l’auteur de Fragoletta.
La fêlure est sociale tout autant qu’individuelle et il y a bien eu une « école du désenchantement » (dixit Balzac), sans laquelle on ne comprendrait pas Baudelaire. Le goût des marges, la prédilection pour les amours folles et l’attrait pour les excentricités sont autant de réactions de la sensibilité artistique à la grande transformation (karl Polanyi) qui affecte les valeurs et mine les solidarités. La résistance au progrès, « ce paganisme des imbéciles », sera l’un des axes de la poétique que Baudelaire conçoit alors pour rédimer le romantisme, et la modernité, loin d’être l’enregistrement passif des seules nouveautés — qui triomphent dans les magasins de nouveautés — est au contraire cette incroyable sublimation esthétique qui les arrache à leur contexte brut d’apparition pour les animer selon d’autres lois : « intimité, spiritualité, couleur, aspiration vers l’infini, exprimées par tous les moyens que contiennent les arts » (Salon de 1846) admis dans le temps long. « On peut faire des Romains et des Grecs romantiques quand on l’est soi-même » (ibid.) !

Par suite, on comprend pourquoi Baudelaire s’est efforcé d’« être un grand homme et un saint » pour lui-même et qu’il ait alors pu apparaître excentrique à tous les autres. Les Fleurs du Mal ont mis si longtemps à paraître en raison des discontinuités qui ont menacé et animé l’existence dépareillée d’un homme toujours en équilibre instable, tenaillé entre « l’horreur de la vie et l’extase de la vie ». L’histoire du recueil, très bien restituée par Marie-Christine Natta, est édifiante, de la parution échelonnée des premiers textes dans la presse, dès 1845, au démembrement infligé par la condamnation du 20 août 1857, sans oublier les changements de titre et surtout les « procédés expectants », exigences, reprises et atermoiements de Baudelaire, qui ont failli avoir raison de la bonne volonté de Poulet-Malassis, l’éditeur pourtant idéal que le spleenétique poète aura eu l’heur de séduire.
La bonne biographie « déplace les lignes », elle redonne à l’œuvre le mouvement que hait la Beauté académisée. Benjamin Fondane, dans son grand livre, Baudelaire et l’expérience du gouffre, avait réussi à poser les questions sous-jacentes à ce genre d’entreprise : « Pendant que moi, je suis convié à un festin d’art, dans quel royaume le créateur de ce festin est-il allé le chercher ? » ; « de quelles contraintes et de quelles impossibilités réelles une œuvre d’art nous libère-t-elle, ne serait-ce que sur le mode de l’illusion ? » Tant que nous n’avons pas pris la mesure des défis et des insatisfactions, des épreuves et des incertitudes, des conditions et des contradictions qui régissent « cette indéfinissable position d’auteur, moins un métier qu’une aventure » (p. 84), notre admiration reste superficielle. Nous ne jugeons vraiment grandes que les œuvres décidément inquiètes, qui avèrent une liberté aux prises avec le monde, qui triomphent des entraves et des antinomies, celles-là même, spleen et idéal, qu’aura affrontées Baudelaire, notre éternel contemporain.

François-Marie Mourad

Marie-Christine Natta, « Baudelaire », éditions Perrin, 2017, 893 p.
• Baudelaire dans l’École des lettres.

François-Marie Mourad
François-Marie Mourad

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