Cogito « Charlie » ergo sum

Montesquieu, "De l'esprit des lois", 1748 © BNF
Montesquieu, “De l’esprit des lois”, 1748 © BNF

La tragédie du « mercredi noir » a fait couler beaucoup d’encre dans les établissements scolaires. Les professeurs interrogés par les journalistes ont notamment fait état de la difficulté de sortir des débats manichéens entre les « Je suis Charlie » et les « Je ne suis pas Charlie ». En somme, ce serait comme si l’on assistait à une réduction identitaire sinon grégaire de la confrontation des « idées-slogans ».
En conséquence, on aura tout lieu de comprendre à première vue le choix d’une suspension du débat à l’intérieur de la classe et son corollaire : le retour au déroulé classique du cours, comme avant l’affaire Charlie. À première vue seulement, comme on s’en doute. Car, dans la réalité quotidienne, chacun continue de parler, les uns en salle des profs, les autres en cour de récréation. Autrement dit, pour ce qui concerne spécifiquement la population adolescente, l’opposition « étiquette » in the mood se déplace spatialement.
Impensable dans la classe du fait des risques qu’il induit potentiellement, il trouve naturellement ses lieux d’extension au travers de tous les espaces et réseaux sociaux des élèves et, de fait, réduit à sa portion argumentative congrue.

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Décentrer le débat pour le recadrer

Comment dès lors, ne pas lâcher Charlie tout en déminant le terrain, comment donner du grain à moudre à la réflexion collective sans allumer de mèche ? Dans les faits, chacun s’essaie à trouver des solutions en gardant dans un coin de sa tête un slogan définitivement imprimé – « Plus jamais ça ! » C’est ainsi qu’en réfléchissant aux enjeux didactiques impliqués par le développement de l’esprit critique des élèves, nous en sommes venu à nous questionner sur l’idée d’énoncé tronqué.
Dans le cas des caricatures de Mahomet, en effet, il est évident que la question de leur accompagnement discursif apparaît nulle et non advenue pour les « Je ne suis pas Charlie » en raison du « blasphème » auquel consiste fondamentalement pour eux la monstration du « Prophète ». Cette concession énoncée, il est cependant légitime de réfléchir plus généralement sur la manière dont les esprits interagissent aujourd’hui.
À titre exemplaire, il peut être intéressant de revenir au cas de la fameuse couverture du Charlie Hebdo incriminée, dessinée par le regretté Cabu. Le message explicite « C’est dur d’être aimé par des cons » n’a évidemment pas lieu d’être analysé : seul comptant aux yeux « fondamentalistes », le fait que le dessinateur ait transgressé un interdit. Toutefois, si l’on dépasse ce cas spécifique, on remarquera combien la société actuelle accorde peu de crédit à l’explicatif au profit d’un supposé sens apparent dont, en réalité, la seule force repose sur son immédiate expressivité.

Le texte et son contexte

Ainsi donc, le petit « jeu » de l’extraction d’une phrase de son contexte sévit quasiment en continue sur la « toile ». Jeu éminemment dangereux que pratiquent goulûment  politiques et hommes de médias de tous bords, « sortant » une phrase « choc » pour attirer l’attention sur eux avant d’en relativiser l’impact par l’apport de nuances rétroactives (cf. le cas récent du journaliste Philippe Tesson).
Au-delà de ce cas spécifique, il faut convenir que la communication est aujourd’hui tout simplement entravée par l’incapacité des uns et des autres à écouter un énoncé jusqu’au bout. De fait, pour en revenir à la pratique pédagogique, on voit bien à quel point la nécessité de laisser parler l’énoncé dans sa complétude devient un problème en soi. Aussi apparaîtrait-il intéressant, dans le cadre de la lecture analytique d’un texte littéraire, de proposer aux élèves une phrase du texte dotée d’une certaine ambiguïté une fois extraite de son énoncé d’origine.
Prenons par exemple, la phrase bien connue de Montesquieu, issue de « De l’esclavage des nègres », L’Esprit des lois, 3e partie, livre XV, chapitre 5 : « De petits esprits exagèrent trop l’injustice que l’on fait aux Africains. »
En premier lieu, la phrase lue par le professeur est soumise au commentaire des élèves. On imagine bien alors leur réaction quasi unanime. Dans un deuxième temps, il s’agit de les amener vers une réflexion épistémologique, du type « D’où vient cette phrase ? » Là encore, les élèves ne tarderont pas à émettre l’idée que cette phrase provient en toute probabilité d’un texte, voire d’une œuvre littéraire. Certains iront même jusqu’à s’interroger sur la possibilité d’une réinterprétation de cette phrase une fois remise dans son contexte (lieu ? époque ?). Il s’agit là bien entendu de la troisième étape de la séance démontrant de facto que Montesquieu n’est ni un esclavagiste ni un raciste notoire et qu’il cherche simplement à faire réfléchir en reprenant faussement à son compte les préjugés de ceux qu’il combat. (Voir le remarquable dossier de la BNF sur le chapitre XV de L’Esprit des lois, commenté par Michel Delon.)
Le professeur de français aura tout à gagner à « filer » ce type de séance tout au long de l’année afin d’amener l’élève à considérer plus justement ce que qu’autrui cherche à exprimer soit en situation orale soit en situation écrite. De ce point de vue, la question du dessin satirique rentre complètement dans l’objet d’étude. En effet, dans un dessin de Wolinski par exemple, le floutage du texte peut amener à un tout autre déchiffrage que sa lisibilité. On pourra ainsi donner à une moitié de la classe tel ou tel dessin satirique sans texte et à l’autre le même dessin avec son accompagnement textuel en confrontant ensuite leurs appréciations.
L’idée d’ensemble reste de provoquer une compréhension globale d’un énoncé et non pas simplement une appréhension partielle. Pour en revenir à Cabu, il est tout à fait évident que le dessin de couverture de Charlie Hebdo sans le texte n’a plus la même signification. La présence du texte oblige un aller-retour entre le message écrit et le message graphique. La bonne  foi invitant naturellement à conclure que la caricature ne vise pas le prophète mais ceux qui prétendent parler en son nom.

Laissez-moi finir ma phrase

Il n’en reste pas moins que le fonctionnement discursif de notre société est le plus souvent contraire de celui qu’on attend en classe dans le cadre de l’explication de texte, à savoir : observation > interprétation > évaluation (d’un message écrit ou oral). En clair, chacun se place en « mode » réaction au lieu de tourner « sept fois sa langue dans sa bouche ». Combien de fois, un professeur est-il ainsi en situation de s’exclamer « Laissez-moi au moins finir ma phrase ! » ? Situation, pour le moins symptomatique, non seulement d’une difficulté à se concentrer mais aussi à accepter qu’un commentaire puisse dépasser la structure minimale « sujet – verbe – complément ».
La mode maniaque de notre temps revient à extraire les « petites phrases » de leur contexte pour la proposer aux commentaires de la plèbe. Une phrase, un geste, un dessin, tout est interprété en un instant.
Par intérêt économique, les réseaux sociaux n’ont bien entendu de cesse d’alimenter le jugement péremptoire de la vox populi à la faveur de laquelle est plaidée la liberté de réaction. Si le buzz a ainsi force de loi d’usage, l’École a quant à elle le devoir d’entrer en résistance en partant de la réalité des modes de communication actuels afin de rendre les élèves moins hermétiques à l’herméneutique.

Antony Soron

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Antony Soron
Antony Soron

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