Comment devenir vraiment professeur de lettres ?

Comment devenir vraiment professeur de lettres ?Compétences et formation
professionnelles : sortir du flou

À quelques semaines des tragiques attentats perpétrés en 2015 par de jeunes Français pourtant passés par le parcours de culture scolaire commune et les attentes du « socle commun 2005 », avec ses sept compétences (connaissances, savoir-faire, attitudes…), on ne peut éviter de s’interroger sur la situation, déjà analysée par l’historien Jean-Pierre Vernant dans « Entre mythe et politique » (Seuil, 1996) : « Il y a aujourd’hui comme une dispersion des individus ; et, en même temps, un consensus relatif de la part du corps social, pour accepter des phénomènes d’exclusion. »
À quelques mois aussi de la mise en application de la réforme du collège, des nouveaux programmes et du nouveau socle (BOÉN n° 17 du 23 avril 2015), il est légitime de s’interroger sur les priorités à mettre en œuvre pour la formation professionnelle non seulement des futurs enseignants de lettres, mais aussi des professeurs actuels, par les formateurs, tuteurs, accompagnateurs et inspecteurs.

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Compétences professionnelles : le grand flou

En effet, la grille de référence des compétences attendues des élèves en fin de cycle de consolidation (CM1, CM2, sixième) comme d’approfondissement (cinquième, quatrième,
troisième) ne fournit guère d’éléments d’analyse et de progression permettant aux professeurs de se former ou d’infléchir leurs pratiques afin de répondre à cette ambition réaffirmée de l’école : lutter contre les inégalités, les exclusions et les discriminations
souvent à la source de réactions violentes, voire tragiques.
Le « référentiel des compétences professionnelles des métiers du professorat et de
l’éducation » (BOÉN n° 30 du 25 juillet 2013, abrogeant l’arrêté du 12 mai 2010) liste les « compétences professionnelles attendues » mais précise d’emblée que celles-ci « s’acquièrent et s’approfondissent au cours d’un processus continu débutant en formation initiale et se poursuivant tout au long de la carrière par l’expérience professionnelle accumulée et par l’apport de la formation continue ». Or cette dernière ayant été naguère profondément mise à mal, en temps et en moyens, les formateurs comme les stagiaires se retrouvent assez démunis devant l’ampleur du chantier et la nécessité de dégager, dans l’urgence, des priorités.
Tout en prônant l’enseignement explicite, le constructivisme et la métacognition, les autorités ne précisent guère la manière dont sont censées se construire les compétences
chez les enseignants… Les tuteurs, formateurs et inspecteurs, tous accompagnateurs des professeurs, sont donc sollicités pour répondre à leurs besoins (cf. Apprendre à enseigner, de Valérie Lussi Borer et Luc Ria, PUF, 2016).
Revenons au référentiel officiel des programmes de français : on constate vite que ni l’ordre des compétences listées, ni leur libellé ne permettent de discerner une progression ou un mode d’emploi pratique permettant de favoriser, programmer, stimuler la construction de ces compétences par les élèves. Les formulations restent extrêmement
générales, abstraites et synthétiques ; et, dans l’énumération, l’articulation des compétences entre elles demeure impossible à saisir.
L’approche est principalement descriptive quant aux élèves, tout en apparaissant, indirectement, comme prescriptive auprès des professeurs.
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Le professeur de lettres, un professeur de l’être

Sans revenir ici (ce serait l’objet d’une autre réflexion) sur la notion de « compétence », importée du monde du travail avec plus ou moins de bonheur en ce qui touche à l’éducation du collégien, il paraît cohérent d’avoir recours à cette notion dans le domaine de la formation professionnelle, initiale ou continuée, d’un professeur de lettres.
En précisant toutefois que cette formation se doit de préserver et développer le sens d’une mission cruciale dans la mesure où le professeur de lettres est, d’abord, un professeur de… « l’être » – au sens d’un ethos construit au fil de la fréquentation des textes littéraires, des travaux d’expression écrite et des débats argumentés en classe !
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La part du pauvre dans la formation du citoyen

À la lecture du nouveau « socle » et des programmes de français, qui s’affirment plus « soclés », selon le néologisme en usage désormais, on peut également s’interroger sur le peu de visibilité de la discipline dans la construction du domaine intitulé la « formation de la personne et du citoyen». Si textes et discours font la part belle à l’histoire-géographie pour la construction des compétences liées à la socialisation, à la responsabilité et aux valeurs communes, ils semblent méconnaître la responsabilité du professeur de français et de lettres dans ce domaine. De ce fait, ils ne favorisent pas la contribution équilibrée des différentes disciplines, ni l’engagement des stagiaires de lettres dans cette mission
pourtant essentielle.
De plus, en affirmant – une fois encore – que toutes les disciplines du collège doivent contribuer à la maîtrise de la langue française, ils enferment implicitement le professeur de
français dans les aspects les plus techniques de l’enseignement de la langue, au détriment de la « substance » de celle-ci et de son expression dans la littérature comme dans les autres domaines culturels. Les émotions, les idées et les valeurs sont pourtant au cœur de la formation du futur citoyen et constituent l’objet majeur de la discipline, la langue n’étant que l’outil permettant d’accéder à l’essentiel, à savoir la compréhension, l’interprétation
et l’expression.
Il importe donc d’insister, auprès des stagiaires comme des professeurs titulaires, sur l’efficacité de l’enseignement des « humanités » littéraires et de les encourager dans ce domaine en leur proposant des démarches et des exemples concrets allant bien au delà
des questionnaires passe-partout ou formalistes qui passent souvent à côté de la pluralité des questions de sens que la situation de classe permet de traiter et d’approfondir.

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Professeur stagiaire : acquérir des techniques

Si le stagiaire doit faire ses preuves dans une classe, avec un groupe d’élèves, on ne saurait non plus se contenter d’un apprentissage « sur le tas », ce qui a été, et est encore, trop souvent le cas : les élèves sont pris comme cobayes et les futurs professeurs,
pourtant motivés et présentant les aptitudes recherchées, en sortent traumatisés. Quant à la formation didactique et méthodologique pure (élaborer des schémas de séquences, des préparations de séances, choisir des exercices…), elle s’acquiert en cours d’ÉSPÉ, mais ne dit pas grand-chose de la conduite de classe, de la motivation des élèves et des interactions indispensables pour qu’ils maîtrisent le socle commun.
Or des techniques pour – n’ayons pas peur des mots – « faire la classe » (re)commencent à être diffusées et proposent des pistes pertinentes dans un contexte qui appelle (une fois de plus) au travail en groupes, aux apprentissages collaboratifs, aux EPI.
On pourra consulter, par exemple, l’article de Dominique Bucheton et Yves Soulé intitulé « Les gestes professionnels et le jeu des postures de l’enseignant dans la classe : un multi-agenda de préoccupations enchâssées » sur educationdidactique.revues.org.
Mais il existe aussi, concernant plus spécifiquement l’enseignement des lettres, des techniques qui doivent être pratiquées, voire automatisées, transmises, mutualisées, pour, dans une démarche constructiviste analogue à celle qui prévaut pour les collégiens, libérer l’esprit vers des considérations plus substantielles.
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Redécouvrir le « micro-enseignement »

L’acte pédagogique est complexe et, à bien des égards, comparable à la conduite automobile, dans la mesure où il implique des décisions incessantes et combine des « habiletés » (les skills anglo-saxons) particulières.
Il est donc commode d’isoler chacune de ces « habiletés », chacun de ces « gestes », comme a pu le faire, il y a plusieurs décennies, le « micro-enseignement » [1] centré sur les comportements du professeur sous l’influence du béhaviorisme : installation du « climat » propice à l’apprentissage, communication verbale ou non verbale, écoute, utilisation de supports visuels ou audio, etc.
Cette démarche, revisitée depuis quelque temps, propose de travailler isolément une compétence avant de la recombiner à l’ensemble de l’acte pédagogique en séance de français / lettres. Elle rassure les stagiaires, leur fournit des entraînements méthodiques
et, par de rapides progrès, leur permet de s’attacher plus vite à des enjeux qui doivent rester essentiels dans le cours de français : le sens et l’acquisition des valeurs [2].

Sylvie Justome,
IPR-IA de Lettres & expert
européen de l’association ÉvalUE

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1. Je l’ai moi-même pratiqué dans les années 1980 en Côte-d’Ivoire, cf. «La séance
de lettres comme acte pédagogique complexe », Les Cahiers de l’ENSUP, 1987,
Bamako, République du Mali.

2. À ce sujet, signalons l’ouvrage de Britt-Mari Barth, Élève chercheur, enseignant
médiateur (Retz, 2013), dont on peut lire quelques extraits.

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• Consulter les articles portant sur l’éducation en Europe.

Sylvie Justome
Sylvie Justome

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