“Feuilleton”, d’Éric Chevillard. Mètre étalon, la phrase

"Feuilleton. Chroniques pour Le Monde des livres, 2011-2017", d'Éric ChevillardRentrée littéraire… Profusion de romans, piles qui s’entassent, vitrines remplies comme celles des jouets, à Noël, en d’autres temps… Les lecteurs se demandent quoi choisir, et plus encore sur quel jugement se fonder. Le bouche à oreille ? La publicité ? Les réseaux sociaux ? La critique ?
Comme dans tous les domaines, la méfiance l’emporte et on imagine des réseaux, des influences, des « renvois d’ascenseur ». Le pire, ce sont les prix, que l’on pense attribués d’avance. Bref, il est difficile de se forger une opinion. Le plus simple est bien sûr d’ouvrir un livre, d’en parcourir quelques pages, quelques lignes, voire trois phrases, de se sentir pris. Mais cela ne suffit pas toujours et il y faut des arguments.

Pendant six ans, de 2011 à 2017, Éric Chevillard, auteur de romans singuliers publiés aux Éditions de Minuit a tenu le « Feuilleton » du Monde des livres. Un feuilleton qu’avait tenu, parmi d’autres, Bertrand Poirot-Delpech. Chevillard a écrit 270 chroniques ; 153 sont publiées dans ce recueil. On ne trouvera aucun roman de chez Minuit parmi ces chroniques. C’est un détail, pas anodin.
L’auteur raconte en préambule comment plus de quatre mille livres sont arrivés chez lui : « Je n’ose imaginer le nombre de sacs de camomille que cela représente », ajoute-t-il avec la malice qu’on trouvera dans toutes ces chroniques. La qualité première de Chevillard est qu’il fait rire. Et davantage que les « bêtisiers » qu’on nous inflige à la télévision. Pourtant les bêtises abondent. Mais n’anticipons pas.
L’an dernier, Chevillard avait publié chez Notabilia un Défense de Prosper Brouillon, que je recommande à quiconque aime rire, ou a besoin de le faire. Ce Prosper Brouillon, écrivain à succès imaginaire, était une sorte de comble. Pour mettre en relief son talent, voire son génie, Chevillard prenait appui sur des citations, censées illustrer l’intrigue d’un roman écrit par ce talentueux écrivain. Les commentaires élogieux accompagnaient ces phrases en italiques, toutes tirées de romans publiés par des auteurs que le critique avait lus pour tenir son feuilleton. On les retrouve dans Feuilleton et en voici un maigre florilège :
« Nos pas crissaient sous la neige »,
« Interloqué, il ramena en avant la peau de son front comme pour retenir une casquette que le vent décollait »,
« À d’autres moment une tenaille lui vrillait l’estomac »,
« Pedro est amoncelé sur une chaise en osier […] le regard catapulté au large ».
On imagine le nombre de manuscrits refusés afin de publier ceux qui vendent pour d’autres raisons que leur simple talent, ceux qui « passent bien » dans les médias, ceux qu’une vieille renommée ou une charge importante rendent indispensables. Parmi ces « écrivains » qui figurent dans le « Feuilleton », et dont nous avons cité là quelques phrases, des académiciens comme Jean-Marie Rouart (né académicien selon Chevillard), le grand admirateur de Flaubert et Maupassant que fut le président Giscard d’Estaing, Marc Lambron, Erik Orsenna ou Jean d’Ormesson. Mais aussi des vedettes des plateaux télé comme Yasmina Khadra, Éric-Emmanuel Schmitt, Philippe Besson ou Alexandre Jardin.
Éric Chevillard les étrille, les essore, et surtout, il les cite. Il s’en explique :

« J’écris depuis mon angle d’attaque, depuis mon pré carré. Je ne prétends ni à l’impartialité, ni à l’objectivité. J’ai cependant toujours eu à cœur de citer longuement les livres dont je parlais afin que le lecteur puisse juger sur pièces. Phrases tirées du contexte, s’empourpre-t-on parfois. En effet, mais c’est ainsi qu’elles seront lues enfin. Qu’est-ce que le contexte ? Un éditeur important, un auteur vu à la télé, l’autorité du texte imprimé et de sa couverture prestigieuse. Le contexte impressionne et aveugle. Il enfume. Il n’est constitué que de leurres. La mauvaise littérature prospère dans ce brouillard. »

Autant dire que Chevillard ne craint rien et s’attaque à des vaches sacrées, qu’il raille l’Académie (au risque de n’y jamais entrer) et que son humeur aussi féroce que salutaire lui vaut des inimitiés. On trouvera dans Feuilleton une lecture attentive et cruelle de Quignard, de Le Clézio, et celle de Modiano qui lui causé des soucis. On se rappelle peut-être que sa critique de Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier avait mis en rage l’un des propriétaires (défunt) du Monde, prêt à le renvoyer comme un paltoquet.
Quand on relit cette critique (et celui qui relit et écrit ici est un modianolâtre), on comprend que Chevillard se fait une idée très précise de ce qu’est un roman solide, intense, qui rompt la mer gelée en nous, pour reprendre l’image de Kafka. Il a aussi une certaine idée de ce qui en fait la mesure : la phrase. Ce qui justifie la citation, qu’elle mette en lumière l’incohérence, la gratuité, le ridicule, ou la beauté. Ainsi à propos de Vallée des merveilles, d’Anne Weber :

« Or ce mètre étalon, nous l’avons : c’est la phrase. Même si de bons auteurs s’abstiennent en effet de tout effet de style, il n’en reste pas moins que la phrase est la plus petite unité d’un livre et qu’en isolant celle-ci, oui, du contexte, en la détaillant, il est possible de se faire une idée de la valeur de son auteur. »

On ne sera pas étonné de lire des articles sur Jean-Yves Jouannais, Vila-Matas ou Pierre Senges, dont l’excentricité, au sens où ils s’attachent à d’apparentes périphéries du monde, s’approchent de l’univers de Chevillard, auteur de La nébuleuse du crabe, de Au plafond ou de Ronce Rose. Gaston Chaissac non plus, ne surprendra pas, quand on saura qu’il est mort à La Roche-sur-Yon le jour où y naissait notre écrivain.
On trouvera Calvino, Buzzati, Arno Schmidt et Robert Musil. Mais aussi des poètes comme Laurent Alabarracin, Jean-Luc Sarré ou Michaux, des inclassables comme Valère Novarina, Emmanuel Pireyre, Olivier Cadiot ou Nathalie Quintane.
Ne faisons pas le palmarès des auteurs qu’il aime, lit, défend, phrase après phrase. Ils sont nombreux, divers, mais rares sont ceux qu’on voit souvent à la télévision ou qui signent pour de longues files de lecteurs dans les maisons de la presse. Est-ce à dire que Chevillard est élitiste ? Tout le contraire ! Il aime les vrais livres, ceux qui ne se haussent pas du col (et encore moins leurs auteurs). Et surtout il a une certaine idée de la langue, que les mauvais écrivains incarnent, et c’est pourquoi il les lit et les cite :

« Les écrivains médiocres, lorsqu’ils triomphent, nous apprennent beaucoup de choses sur notre époque : là où cède la langue, une fragilité se fait jour ; là où elle s’effondre, un péril. L’intelligence est bafouée, les plus beaux sentiments sont flétris, galvaudés. »

Les enjeux ne sont donc pas mineurs.
On l’aura sans doute compris, Feuilleton est un livre précieux. D’abord pour qui veut se constituer une belle bibliothèque, ou des listes de livres à lire jusqu’à cent vingt ans (ou à peu près). Mais c’est aussi une méthode de lecture-écriture. Il y a bien des façons de rendre compte des livres. Avec Chevillard j’ai choisi la mienne. Vous jugerez en lisant ce qui est à venir.

Norbert Czarny

• Éric Chevillard, “Feuilleton”, La Baconnière, 2018, 320 p.
 
 
 
 

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