« Ma guerre. De La Rochelle à Dachau », de Guy-Pierre Gautier et Tiburce Oger
.« Ma guerre », notre histoire
Voilà un album qui fera sans doute date.
Loin de véhiculer des idées reçues sur les représentations de la Résistance et de la déportation durant la Deuxième Guerre mondiale, il donne à lire et à voir, avec nuance et humilité, dans une osmose redoutable entre le texte et l’image, le destin d’un homme ordinaire qui fut et doit être vu aujourd’hui comme un héros. Au sens plein du terme.
.La pédagogie du passé par l’image dessinée
Depuis quelques années déjà, la bande dessinée apparaît comme un support de transmission de la mémoire très utilisé auprès des jeunes générations comme du grand public. Le Centenaire de la Grande Guerre, en particulier, a vu fleurir de nombreuses créations originales qui poursuivent, dans des styles et des approches variés, l’œuvre pionnière de Jacques Tardi.
La fresque de Joe Sacco, présentant le premier jour de la bataille franco-britannique de la Somme (1er juillet 1916), d’abord visible dans le tunnel du métro parisien en 2014 puis, depuis juillet 2016, au musée de site de Thiepval dans la Somme, témoigne de cet investissement du 9e art dans les commémorations et le travail de mémoire.
L’exposition proposée actuellement par le Mémorial de la Shoah sur la bande dessinée et la déportation montre combien cette alliance n’est pas vraiment récente. La bande dessinée a pu être utilisée comme vecteur de propagande ou d’influence. Entre 1914 et 1918, l’héroïne Bécassine participait déjà à la diffusion d’une culture de guerre orientée.
Cependant, la pédagogie du passé par l’image dessinée s’enrichit aujourd’hui d’œuvres puissantes et didactiques. Elles réveillent notre intérêt pour notre histoire commune, notamment en direction des plus jeunes, sensibles au graphisme et aux intrigues mises en dessins. Ma Guerre, de Tiburce Oger et Guy-Pierre Gautier est de ces albums qui inspirent un réel bonheur d’apprendre ce qui fut.
Un passeur de mémoire
Le dessinateur Tiburce Oger, connu pour avoir réalisé différentes séries dans le genre du western ou de l’heroic fantasy, fait ici œuvre de passeur de mémoire familiale. Il a souhaité nous proposer une plongée dans la France résistante de 1940 à 1945 à travers l’expérience vécue son grand-père, Guy-Pierre Gautier. Il s’inscrit dans cette troisième génération d’auteurs sensibles à user de leurs crayons pour témoigner du passé au présent, afin que l’oubli ne recouvre pas des mémoires essentielles de notre histoire commune.
Ma guerre raconte le parcours du jeune Guy-Pierre Gautier, résistant communiste charentais, arrêté le 22 octobre 1943, emprisonné avec des milliers d’autres résistants à la centrale d’Eysses dans le Lot-et-Garonne, déporté en juin 1944 au camp de Dachau (Allemagne) et son annexe la plus terrible, le camp d’Allach.
Guy-Pierre Gautier assure la narration de l’histoire, son histoire. C’est cette voix off qui nous conduit de La Rochelle au camp de concentration de Dachau. Les textes sont courts, dynamiques, précis dans la description. Terrible souvent dans l’évocation de la souffrance ou de l’angoisse : peur de la Gestapo, attente du départ, voyage interminable dans le train de la déportation.
Le dessin vient soutenir la puissance évocatrice et dramatique de cette voix off, alternant les angles de cadrage pour mieux rendre compte de l’expérience dramatique. Le trait souligne à merveille l’expression des visages et la tension des corps. Le travail de colorisation (avec parfois des incises en noir et blanc), ainsi que les jeux de lumière, rendent compte des ambiances traversées, des situations, tantôt désespérées, tantôt joyeuses.
Le dessin alterne les dynamiques des hommes qui tentent d’agir et les positions statiques qui rendent compte du temps long de la souffrance, de l’attente, de la peur. Les textes sont incisifs, sans jamais sombrer dans un pathos inutile. Voilà comment ce fut. Pas d’explications métaphysiques mais des gestes de survie, des gestes d’entraide ou de violence qui imposent à l’homme une mort possible à chaque seconde. La toute-puissance de la haine à laquelle s’oppose l’espoir.
Guy-Pierre Gautier nous entraîne avec lui dans cette mémoire qui sait, avec pudeur et humilité, rendre compte de ce passé de combat et de souffrance, par ce lien étroit entre un texte sans figure de style parce qu’il n’y en a pas besoin, et un dessin très expressif qui l’illustre et le sublime.
Une histoire dans l’Histoire
Tout de suite, le lecteur est pris dans les mailles de l’Histoire en suivant le destin du héros. Héros toujours debout un matin de mai 2015 lorsqu’il reçoit (enfin ?) la Légion d’honneur. Et c’est bien là le fil conducteur du récit. Guy-Pierre Gautier n’a rien demandé en échange de son combat.
Le petit-fils dessinateur se demande si les personnes présentes comprennent bien ce que ce héros ordinaire a traversé comme épreuves. Mais justement, la « banalité du mal » que l’on croise tout au long du récit à travers l’agissement des bureaucrates de l’État français, des miliciens, des nazis ou des kapos des camps, a pour pendant une banalité du bien autrement plus sensible et importante. Elle illumine, sans fioriture, les moments les plus noirs de l’expérience concentrationnaire du héros. La narration commence donc au présent, pour nous plonger dans ce « cours XXe siècle 1 » qui déchira l’Europe.
Les auteurs ont choisi de limiter les dialogues afin de faire la part belle à la « précieuse mémoire » de ce survivant d’un autre siècle. Quel siècle et quelle jeunesse… Coincée entre les souvenirs infernaux de la Grande Guerre et un père revenu alcoolique des tranchées (« des horreurs plein la tête ») et une deuxième guerre terroriste que l’on voit arriver à 16 ans à travers l’uniforme feldgrau de l’envahisseur.
Pour Guy-Pierre, ce fut rapidement la résistance et les réseaux communistes, via le club de football local. Il organise ensuite un petit groupe de francs-tireurs partisans et entre en clandestinité. Les actes de sabotages alternent avec les distributions de tracts, les solidarités avec les trahisons. Le récit place ensuite au cœur du récit l’histoire de la révolte des prisonniers résistants de la centrale d’Eysses, dont les anciens entretiennent aujourd’hui encore la mémoire. C’est cet esprit de récolte et de négation d’un destin de soumission qui anime Guy-Pierre et les survivants.
Dachau
Les pages qui racontent le voyage jusqu’à Dachau sont terribles : les corps entassés, la promiscuité, les morts, la soif surtout et cette volonté de donner des nouvelles à travers des petits papiers griffonnés, lancés à travers les minces ouvertures des wagons à bestiaux.
Tout sonne juste dans la description des camps de concentration : les interminables appels, les travaux de force, et encore les souffrances comme les solidarités. Quelques passages (les joies simples de se réunir et d’écouter des chants dans les baraques, les miettes de pain amenées en cachette aux malades du Revier – l’infirmerie du camp) nous rassurent sur l’humanité conservée de nombre de prisonniers face à leurs bourreaux.
La libération de Dachau avec l’arrivée des Américains est très bien rendue. Les prisonniers avaient pris en main l’organisation du camp déserté parce qu’ils ont su s’unir. Les autorités américaines ont eu très peur du typhus, laissant le camp en quarantaine. La mort a frappé les déportés bien après que les derniers SS soient partis… L’incompréhension des justes survivants a été grande.
La fin pourrait être heureuse ? Elle laisse bien un goût amer au héros malgré lui comme à son petit-fils qui en rend compte. Le retour en France au printemps 1945 après bien des étapes est synonyme de confrontation avec le doute des Français sur les camps, l’indifférence, la culpabilité d’avoir survécu, la nécessité de vivre avec ses souvenirs. Primo Levi ou Robert Antelme, dans leur témoignage, ont bien décrit ces situations difficiles à vivre. Pour Guy-Pierre, c’est aussi les retrouvailles ratées avec la femme rêvée qui fut son amie et qui a été le rocher sur lequel la volonté de vivre s’est accrochée.
Un ouvrage à mettre entre toutes les mains
En refermant ce très bel album, le lecteur a bien l’impression d’avoir fait corps avec le destin de Guy-Pierre Gautier. D’avoir touché du doigt l’expérience de l’engagement, une incarnation de l’héroïsme ordinaire. Le passage du témoignage par la bande-dessinée participe à rendre possible cette proximité. C’est bien là la force de ce type de support de médiation.
Ils avaient 20 ans, et bien 20 ans. Ils ont dit non. Et l’État n’a mis que trop d’années à le reconnaître en les remerciant eux, bien après les « grands » héros. Il n’y a pas de petits ou de grands héros. Il y a des hommes qui se dressent et restent debout. C’est le sens de la dernière vignette : « Tiens bon !… »
Cette injustice des « grands hommes », Tiburce Oger voulait la dénoncer et la réparer. C’est chose faite à travers ce dialogue dessiné, juste et profond, entre un grand-père et son petit-fils. Cet ouvrage doit être mis entre toutes les mains. Il n’y pas de place pour le doute.
Alexandre Lafon
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1. Éric Hobsbawn, L’Âge des extrêmes : Histoire du court vingtième siècle, 1914-1991, Bruxelles, Complexe, 1994-2003.
• “Ma Guerre. De La Rochelle à Dachau”, de Guy-Pierre Gautier et Tiburce Oger, éditions Rue de Sèvres, 80 p., 2017.
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• “Shoah et bande dessinée”, par Norbert Czarny.
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• Ressources offertes par « l’École des lettres » : – sur le thème de la déportation ; – sur celui de la Résistance.
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Voir également sur ce site, notamment :
• Jorge Semprun, une voix dans le siècle, par Yves Stalloni, suivi d’entretiens avec Jorge Semprun et avec Jean Samuel, compagnon de déportation de Primo Levi.
• « Le Dernier des injustes », de Claude Lanzmann, par Anne-Marie Baron.
• « In Darkness » (« Sous la ville »), d’Agnieszka Holland, par Anne-Marie Baron.
• Myriam Anissimov, « Vassili Grossman. Un écrivain de combat », par Yves Stalloni.
• Entre Histoire et roman : « Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus », d’Ivan Jablonka, par Norbert Czarny.
• « Aurais-je été résistant ou bourreau ? », de Pierre Bayard, par Norbert Czarny, suivi d’un entretien avec Pierre Bayard.
• « Le Fils de Saül », de László Nemes. Immersion dans l’enfer concentrationnaire, par Anne-Marie Baron.
• « L’Origine de la violence », d’Élie Chouraqui, par Anne-Marie Baron.
• « L’Oubli », de Frederika Amalia Finkelstein : mémoire mécanique, par Norbert Czarny.
Merci beaucoup, mon grand-père et moi sommes très touchés par votre article. Tiburce Oger