Histoire et perspectives de ChatGPT :
en lisant Alexandre Gefen

Loin de diaboliser cette intelligence artificielle, mais sans conjurer les peurs qu’elle provoque ni écarter ses limites, le chercheur, directeur de recherche au CNRS, invente les termes d’une forme de cohabitation, pour ne pas dire relation.
Par Éric Hoppenot, professeur agrégé de Lettres, Inspé de Paris-Sorbonne Université, Collège international de philosophie

Loin de diaboliser cette intelligence artificielle, mais sans conjurer les peurs qu’elle provoque ni écarter ses limites, le chercheur, directeur de recherche au CNRS, invente les termes d’une forme de cohabitation, pour ne pas dire relation.

Par Éric Hoppenot, professeur agrégé de Lettres, Inspé de Paris-Sorbonne Université,
Collège international de philosophie

À l’heure où tout le monde, en particulier le milieu enseignant, s’inquiète de l’usage de l’intelligence artificielle (IA) ChatGPT, l’essai d’Alexandre Gefen, directeur de recherche au CNRS, titulaire d’un doctorat en littérature française, créateur de la revue en ligne Fabula.org et du séminaire CultureIA, est le bienvenu. Vivre avec ChatGPT. L’intelligence artificielle aura-t-elle réponse à tout ? ne cherche ni à conjurer nos peurs éventuelles ni à nous effrayer des capacités démesurées de cette IA. Loin de la polémique, cet ouvrage se donne pour tâche de retracer l’histoire de ChatGPT, d’identifier ses limites et d’exposer pourquoi elle peut être notre alliée et non une rivale. En résumé, il se demande comment cohabiter en bonne intelligence avec cette étrange matrice générative et rédactionnelle.

La première partie du livre conduit dans les laboratoires de recherche de la Silicon Valley, lieu de naissance de ChatGPTet des logiciels de la même famille. Dans l’historique de sa création, on retiendra quelques principes essentiels exposés par Alexandre Gefen, au premier rang desquels la « sémantique distributionnelle » dont l’auteur précise qu’elle existe depuis les années 1960 : « Le sens des mots peut être déduit par des statistiques complexes des mots qui l’entourent. Entre l’univers des idées et celui des nombres, il existe une passerelle : les probabilités. »

C’est ce même principe qui régit tablettes ou téléphones portables pour suggérer l’orthographe de tel ou tel mot. L’IA « apprend » notre langue en calculant la probabilité d’usage d’un terme plutôt que d’un autre dans une phrase en train d’être écrite. Pour le dire scientifiquement, ces langages, apprend Alexandre Gefen, sont des « perroquets stochastiques », c’est-à-dire des machines capables de répéter des structures lexicales ou syntaxiques en piochant dans leur immense mémoire de documents. Ensuite, tout est affaire de combinatoire gérée par la puissance des microprocesseurs. Les chiffres, les mots et les combinaisons utilisées par l’IA sont vertigineux et dépassent de beaucoup le nombre de connexions synaptiques humaines.

ChatGPT étonne par sa capacité à utiliser une langue calquée sur la nôtre, ce qui rend son usage quasi indétectable. Par ailleurs, explique Alexandre Gefen, les progrès remarquables de ChatGPT sont dus à sa structure neuronale artificielle qui lui permet de comprendre le sens du langage humain. En somme, l’on doit convenir que ChatGPT apprend le langage humain, et, comme un enfant, plus on le sollicite, plus il apprend.

Les compétences explicatives et narratives de ChatGPT

À suivre Alexandre Gefen dans sa démonstration, là où ChatGPT devrait être une aide réelle pour l’enseignement, c’est dans ses compétences explicatives et narratives. Cette IA est particulièrement performante dans la production de synthèses dans tous les domaines : scientifiques, historiques, culturels, etc. En quelques secondes, elle produit un discours qui demanderait des heures de recherche et d’écriture.

Outre les connaissances informatiques et scientifiques qui ont généré ChatGPT, Alexandre Gefen explique très précisément dans cette première partie les modèles idéologiques et politiques complexes qui financent son développement. Il s’agit d’une riche histoire des enjeux économiques inhérents à la recherche sur les IA. Ces chapitres qui plongent au cœur du système américain sont particulièrement instructifs pour saisir comment, par exemple, ChatGPT défend un modèle capitaliste, mais développe des valeurs plutôt démocrates.

La seconde partie de l’essai concerne plus directement la pratique enseignante puisqu’Alexandre Gefen s’interroge sur la manière dont ChatGPT est susceptible de modifier à la fois la pratique des enseignants et les démarches des apprenants. L’IA est tout aussi capable de générer une infinité de questionnaires et de QCM sur tous les sujets, de même qu’elle est capable de fournir un sujet de dissertation pour un niveau de classe précis, de trouver la citation adéquate et d’expliciter les éléments de réflexion que les élèves pourraient développer. En outre, cette IA est une véritable tour de Babel, et passe aisément d’une langue à l’autre. Tout cela dans une syntaxe et une orthographe irréprochables.

Bloquée en 2021

L’unique limite de cette IA paraît être son rapport au temps, en effet la version actuelle ne prend en charge que des données qui s’arrêtent en 2021, et, dans son état actuel d’avancement, l’IA est totalement incapable de traiter ou d’intégrer des nouvelles présentes ou même récentes. Elle est donc totalement déficiente pour créer un texte journalistique. Peut-être un jour sera-t-elle paramétrable et susceptible d’exprimer une opinion en fonction de telle ou telle variable.

Outre la peur que génère ChatGPT, l’essai méticuleux d’Alexandre Gefen se veut plutôt rassurant et même optimiste : nous avons sans doute tout à gagner à nous familiariser avec les IA et à les considérer comme des partenaires privilégiées pour enseigner. Cet essai invite à penser des modalités collaboratives avec ChatGPT. Il faudrait peut-être commencer par se demander ce qui explique la nature de certaines de ses réponses en invitant par exemple les élèves et les étudiants à identifier les valeurs et les représentations du monde qui les guident. Si cette IA est nourrie de valeurs morales majoritairement d’origine judéo-chrétiennes, si son discours est toujours mesuré, soucieux d’équilibre et de justice, elle a encore de gros progrès à faire vis-à-vis des stéréotypes de genres : elle ne conçoit pas que certaines professions puissent être représentées par des femmes (les médecins par exemple).

L’écriture de ChatGPT adopte fréquemment un ton emphatique et un enthousiasme peu mesuré, comme s’il surjouait quelques procédés rhétoriques, notamment lorsqu’on lui demande de « convaincre ». À l’opposé, ChatGPT, est tellement légaliste qu’il lui est totalement impossible de produire un texte subversif qui irait contre la loi, ou même qui enfreindrait les bonnes mœurs. Autant il peut donc être très loquace en certaines circonstances, et totalement mutique dans d’autres, en refusant de répondre à une consigne.

L’essai d’Alexandre Gefen convainc d’autant plus qu’il recourt lui-même à ChatGPT à plusieurs reprises. Ce faisant, il fait la démonstration que l’IA peut être une véritable partenaire d’écriture, d’ailleurs particulièrement stimulante dès qu’il s’agit de convoquer des savoirs, mais aussi une approche ludique des concepts les plus compliqués. Aussi complexe que puisse être la conception de l’IA, le livre d’Alexandre Gefen se lit avec plaisir et facilité. Il persuade des apports bénéfiques de l’IA, et renseigne sur l’histoire, voire la préhistoire, cette IA qui se définit elle-même comme un principe de « destruction créatrice ». Gageons que nous serons capables de faire pencher la balance du côté de ses potentialités créatrices.

E.H

* Alexandre Gefen, Vivre avec ChatGPT, édition de l’Observatoire, 190 pages, 12,99 euros.

Ressources

Eric Hoppenot
Eric Hoppenot