Histoire scolaire, de quoi parle-t-on ?

En reprenant la parole sur l’école à quelques jours de la rentrée, Emmanuel Macron démonétise son nouveau ministre, Gabriel Attal, et s’inscrit dans une tradition de mainmise sur l’histoire scolaire et le roman national.
Par Alexandre Lafon, professeur d'histoire et historien

En reprenant la parole sur l’école à quelques jours de la rentrée, Emmanuel Macron démonétise son nouveau ministre, Gabriel Attal, et s’inscrit dans une tradition de mainmise sur l’histoire scolaire et le roman national. Quitte à ressortir des débats obsolètes et insidieux sur la chronologie, le pédagogisme et « l’instruction civique ».

Par Alexandre Lafon, professeur d’histoire et historien

L’année scolaire qui s’annonce est déjà marquée par les propos tenus par le chef de l’État sur l’école dans un long entretien publié dans l’hebdomadaire Le Point, le 23 août. Plaçant l’école au cœur du carré régalien, Emmanuel Macron s’attarde sur l’enseignement de l’histoire. Deux éléments clés de cet entretien font d’emblée polémique, ils ont sans doute été clairement réfléchis et ne relèvent d’aucune erreur de communication. 

Le premier, qui ne concerne pas seulement la discipline historique, fustige ce qui serait le « pédagogisme » : l’école aurait abandonné le fond des apprentissages pour la forme, grevant d’autant la réussite des élèves. Le second insiste sur la nécessité du retour de la chronologie dans les programmes d’histoire, du primaire au secondaire et sur l’importance de « l’instruction civique » (sic) : « L’histoire doit être enseignée chronologiquement et l’instruction civique, devenir une matière essentielle. Chaque semaine, un grand texte fondamental sur nos valeurs sera lu dans chaque classe puis débattu », insiste le chef de l’État. 

L’expression « instruction civique » a disparu de l’école en 2015 pour être remplacée à par « l’enseignement moral et civique » (EMC), à raison d’une demi-heure d’enseignement hebdomadaire de la seconde à la terminale. Sur ce point, la dernière réforme du baccalauréat du ministre Jean-Michel Blanquer (qui a régné cinq années rue de Grenelle sous le premier quinquennat d’Emmanuel Macron) ne propose qu’un coefficient 2 sur 100 pour cette matière.

La prise de parole sur l’école à la veille de la reprise des cours et alors que le nouveau ministre n’a pas encore tenu sa conférence de presse de rentrée, programmée le 28 août, s’inscrit dans un projet politique global. Elle suscite l’ire des syndicats, dont une bonne part rappelle que l’Éducation nationale ne fait pas partie des prés carrés présidentiels, mais aussi d’une grande partie de la profession historienne. Les Clionautes ou l’Association des Professeurs d’Histoire-Géographie (APHG) n’ont pas tardé à publier des communiqués très critiques, notamment sur le volet dirigé contre l’histoire scolaire. 

L’histoire scolaire : un enjeu politique fondamental

Dès l’institution de l’école nationale et de l’instruction publique, l’histoire revêt une importance primordiale. Comme le soulignent les autrices de La Fabrique scolaire de l’histoire : « Chargée d’une triple finalité, – morale, civique et intellectuelle -, l’histoire scolaire est le produit d’une écriture particulière, qui opère un choix de séquences historiques dont on suppose l’efficacité à l’aune d’une citoyenneté projetée pour les élèves. »[1] En d’autres termes, l’histoire scolaire est le premier usage public de l’histoire, qui doit singulièrement construire du vivre-ensemble autour de valeurs fondées sur un passé partagé. 

Instituée par les premières mesures révolutionnaires, puis par l’empire (création des lycées en 1802) et par les grandes lois scolaires de la IIIe République, l’école s’installe en France au moment où s’institue la Nation comme communauté de citoyens égaux. La Nation construit son école à son image. En cela, la discipline historique s’impose comme une évidence : l’histoire à l’école, comme la pensent Jules Michelet d’abord, puis Victor Duruy (1867), doit dire et faire comprendre la Nation ; son passé « fabriqué » autour des chroniques des rois et des révolutions dit une France éternelle, qui était en germe déjà dans le passé antique, prête à surgir de l’enchaînement des événements. La Révolution de 1789 cimente ainsi l’État et Nation autour du peuple souverain, de son histoire et de sa géographie (frontières naturelles) : les deux disciplines se trouvent ainsi dès l’origine liées. 

L’agrégation d’histoire instituée en 1831 témoigne de plus de l’imbrication avec l’école de la recherche historienne universitaire : les maîtres sont le produit de l’histoire méthodique et positiviste. Le choc de la défaite de 1870 et de la Commune de Paris de 1871 (qui fut une guerre civile) amplifie cet essentialisme, et la nécessité pour les républicains au pouvoir à partir de 1879 de poser l’histoire (et la géographie) comme une discipline reine. À travers le « Petit Lavisse », les jeunes Français doivent être imprégnés de l’histoire et de la géographie de la France qui dessinent un lieu unique où brille la République, Alsace-Moselle comprises.

Les mémoires plurielles n’ont pas leur place dans l’universalisme républicain : le récit national ou « roman national » étudié si bien par Suzanne Citron[2], le « légendaire collectif » selon la formule d’Antoine Prost (Vercingétorix, Bayard, Pascal, Pasteur)[3], relèvent de la nécessité d’une formation civique de tous les citoyens par le cœur. Elle aura été constitutive de l’identité de ceux qui mourront pour la patrie dans les tranchées de 1914-1918. 

Une succession de réformes

La fabrique scolaire de l’histoire est donc fondamentalement politique, en France plus qu’ailleurs. Un président de la République peut dire comme François Mitterrand en 1982 : « Un peuple qui n’enseigne pas son histoire est un peuple qui perd son identité ». L’histoire scolaire s’inscrit alors dans une succession de réformes, dont chacune témoigne du rapport de force politique à un instant T. 

Dans différents programmes scolaires depuis le XIXe siècle, quelques points sont éclairants. 

De 1962 à1968, Georges Pompidou alors Premier ministre intervient beaucoup dans les programmes d’histoire. Attaché aux humanités classiques, il impose la chronologie, les faits marquants des grandes figures du « roman national » contre les velléités des réformateurs issus de l’université et de l’école historienne des Annales (programme Braudel de 1957, proposant l’étude de six civilisations). 

Le ministre Haby sera confronté en 1976-1977 au même conservatisme : contre l’histoire thématique, il doit reculer en 6e et 5e au profit de la chronologie (toujours la chronologie). Le ministère Chevènement en 1984-1986 renforce la place de l’histoire scolaire et la transmission des valeurs civiques, en privilégiant le cours magistral. Issu d’une gauche républicaine radicale, Jean-Pierre Chevènement affirme une histoire scolaire très politique, centrée sur la Révolution française (programme de la classe de Seconde – perspective du Bicentenaire de 1989), sans être suivi totalement par l’Inspection générale d’alors.

Les années 2000 sont sources de profonds retours sur l’histoire scolaire comme outil de formation de l’identité nationale. Le socle commun de connaissances et de compétences mis en place entre 2003 et 2006 insiste sur l’école (et donc l’histoire) comme devant offrir un modèle d’appartenance collective. « Ciment de la nation », l’école a pour vocation de construire de la culture et du patrimoine commun. L’histoire scolaire soutient en cela le pilier 5 du socle. construite de la culture et du patrimoine commun. L’histoire scolaire soutient en cela le pilier 5 du socle. 

La loi du 23 février 2005 impose dans son article 4 l’enseignement (en histoire donc) du « rôle positif de la présence française outre-mer », alors que le quinquennat Sarkozy s’emploie à retrouver une histoire de France scolaire, fondée sur le classique « roman national » (nouveau programme de l’école primaire de 2008). Périodiquement, les tenants d’un conservatisme certain militent dans les médias ou auprès des ministres successifs pour le retour de la chronologie à l’école et du retour de l’histoire « des grands hommes » qui serait en déshérence. 

Ce fut le cas en particulier au début des années 2010 et au moment de la réforme Blanquer de 2017, à travers une vive campagne menée entre autres par le Figaro Histoire. À chaque fois, se trouve pointé du doigt le « pédagogisme » qu’il faudrait comprendre comme un mouvement intellectuel et pédant, centré sur une didactique de l’enseignement « hors sol » éloignant les élèves des fondamentaux (lire, écrire, compter). Point besoin de penser le comment puisque le pourquoi suffit : connaître sa chronologie et ses cours d’eau, les grands événements qui ont fait la France (celle des grands hommes) et les frontières de l’hexagone, voilà le mantra de ceux qui conçoivent la citoyenneté par sa portion congrue. 

L’historien Gérard Noiriel a montré combien ce rapport à une histoire essentialiste laisse les « dominants » reléguer les « dominés » dans l’ombre. Le militant pédagogique Philippe Watrelot rapporte dans un billet publié sur son blog sur Mediapart ce 24 août en quoi c’est une guerre de vieille lune : « On en a une belle illustration de populisme éducatif avec le « retour » à une histoire chronologique (qui n’a jamais disparu) et l’inculcation des valeurs de la République à coup de « grands textes » et de morale laïque. Les procédés rhétoriques pour séduire les conservateurs sont classiques. Parmi ceux-ci il y a la référence à l’école d’antan et pour cela va créer un épouvantail : le « pédagogiste ». »

En parallèle, l’école n’a pas échappé aux grandes évolutions de la société. Massifiée, démocratisée depuis les années 1970, elle vit et prend en charge depuis les années 1980 (de l’affaire du voile aux attentats de 2015) les clivages sociaux et politiques, les violences, les revendications mémorielles tous azimuts, ces dernières portées par une partie de la société et soutenues par une fange de la classe politique. Elle est donc un outil censé soigner les « questions socialement vives » qui prennent de plus en plus de place dans les programmes.

Si elle délaisse l’encyclopédisme indigeste hérité du XIXe siècle, elle concentre désormais la réflexion sur les grands enjeux sociaux et politiques, de la France et du monde. Il s’agit de « soigner » face à la mondialisation, aux quartiers de l’entre-soi, aux désordres de toutes natures. En s’ouvrant à la société et à ses enjeux contemporains, l’histoire scolaire fait d’autant plus l’objet de toutes les attentions.

L’histoire telle qu’enseignée en 2023

Où en est l’histoire scolaire aujourd’hui ? Malgré les réformes successives depuis les années 2000, l’histoire scolaire offre aux élèves une boîte à outils cognitifs et réflexifs. D’une part, elle permet de tracer les grands repères du monde, depuis la préhistoire (malheureusement délaissée) jusqu’à nos jours. Si la France et sa formation restent au centre de la chronologie (puisque les programmes sont ainsi faits de la 6e à la 3e, repris entre la seconde et la terminale, Monsieur le Président !), l’histoire scolaire est aussi européenne et mondiale. 

Elle enseigne le territoire national, ses différentes composantes et recompositions en Europe et dans le monde. Mais elle n’est pas que chronologique et magistrale. Elle s’interroge sur elle-même : comment écrit-on l’histoire ? ; qu’est-ce que le temps en histoire (programme de seconde) ; pourquoi des divergences entre historiens (à propos de la Première Guerre mondiale, par exemple) ; quels rapports entre histoire et mémoires (dès le CM1 et CM2) ?

Elle fait large place aux mémoires plurielles : celles des femmes, de l’esclavage ou des génocides (arménien par exemple en classe de 3e et de seconde). Elle intègre les avancées de la recherche et celles attendues par la société : la Shoah et les génocides dans les programmes au début des années 2000, la responsabilité de l’État français entre 1940 et 1945, etc. 

Elle ne fait pas l’impasse sur les angles morts historiographiques : les fusillés pour l’exemple, les violences policières durant la guerre d’Algérie. Elle interroge de nouveaux territoires (extra-européens), et explore des voies nouvelles (la place du jeu vidéo pédagogique ou des séries télévisées). En cela, ses problématiques paraissent de moins en moins détachées du monde contemporain qui la porte : l’histoire scolaire part du présent (les commémorations du centenaire de la Grande Guerre) pour scruter le passé. 

Elle s’élargit désormais avec bonheur à la géopolitique en enseignement de spécialité en première et en terminale, tout en vantant, par le biais d’enseignants investis, la coopération avec les autres disciplines (français, arts, etc.). Les articles publiés depuis des nombreuses années par L’École des Lettres peuvent en témoigner. 

Loin de proposer l’enseignement d’un savoir « tout fait », la recherche pédagogique (et non le pédagogisme) permet aujourd’hui de proposer des apprentissages vivants et interactifs, l’usage plein des outils numériques les plus utiles. Les cours se bâtissent à partir de l’étude critique de sources, présentées comme telles, de comparaison entre documents, d’analyse de textes et d’images qui font la part belle à la réflexion, au doute, à la construction d’un savoir que les élèves peuvent s’approprier par le dialogue et le débat.

Jamais les enseignants n’ont été aussi soucieux de « penser leurs cours ». Mais l’école ne peut pas tout, les enseignants ne sont pas les « pères ou les mères » de la Nation, avec l’autorité et l’angélisme qui pourraient l’accompagner. La dure réalité sociale s’impose trop souvent.

Avec plusieurs auteurs comme Suzanne Citron, Gérard Noiriel, Benoit Falaize ou Laurence De Cock, on pourrait certes regretter la persistance d’un certain récit national prégnant dans les programmes scolaires d’histoire et d’une vision franco-centrée du passé du monde construit par une élite. L’histoire scolaire est également parfois écrasée par l’expansion des commémorations nationales ou par l’injonction au « devoir de mémoire » : les journées ou semaines dédiées se multiplient, celles de la laïcité, de la libération des camps, du souvenir du génocide arménien, de la Résistance ou de la guerre d’Algérie. L’Afrique est trop souvent absente : son histoire, ses liens forts avec le monde tissés depuis des siècles.

Force est de constater pourtant la vitalité du monde historien quand il s’agit de penser l’histoire à l’école : les récentes prises de position de l’Association des professeurs d’histoire et de géographie (APHG), les textes publiés sous le sigle du Comité de vigilance sur les usages publics de l’histoire (CVUH) né sous l’ère Sarkozy, les propositions critiques déroulées par les Clionautes ou d’autres associations de professeurs, du secondaire et universitaire, signalent de cette vitalité.

L’histoire scolaire pour gouverner

Plus qu’une énième parole politique sur l’école, censée davantage mobiliser un électorat traditionnellement à droite, il était attendu du chef de l’État un discours rassembleur plutôt qu’une dénonciation infondée. D’autant que le président Macron est au pouvoir depuis 2017. À la suite d’un été marqué par les incendies et la canicule, il aurait été bon de rassurer les Français et de prendre à bras le corps l’urgence climatique. 

Mais les émeutes de juin-juillet ont laissé des traces politiques qu’il fallait soigner, par la fermeté et l’ordre. Ainsi, la remobilisation passe encore une fois par une des dernières institutions républicaines debout. L’histoire scolaire reste un outil de gouvernement plutôt qu’un moyen d’émancipation. 

Pourtant, devenir citoyen impose de comprendre et d’adhérer à un contrat social. La République française se fonde sur une devise inscrite au fronton des écoles : « liberté, égalité, fraternité ». Souligner le manque de chronologie et l’absence d’apprentissage de fondamentaux, dire que l’école ne s’occupe pas de cela, c’est oublier, en conscience, que l’école tient, que l’école forme. C’est finalement pointer du doigt dans la mauvaise direction, cliver au lien de soutenir. 

Il faut laisser les professeurs d’histoire poursuivre leur approche critique mais solide du passé, renforcer leur formation initiale et continue, leur donner les moyens en heures disciplinaires, en liberté pédagogique, de faire leur métier, correctement rémunéré. Plus généralement, il faut donner à tous les professeurs une place symboliquement plus solide dans la société, aux dépens des influenceurs et autres producteurs d’histoire publique douteuse. Surtout, résorber le clivage entre ce qui est (l’état de la société) et ce qui devrait être (ce que l’école défend) : les « grands textes fondamentaux » qui devront être lus en classe n’en seront que mieux compris. 

A. L. 

Ressources

Notes


[1] Laurence De Cock, Emmanuelle Picard, La Fabrique scolaire de l’histoire, Marseille, Agone, 2009. 
[2] Suzanne Citron, La mythe national. L’histoire de France revisitée, Paris, éditions de l’Atelier, 2008.
[3] Introduction au volume L’école et la nation, sous la direction de Benoit Falaize, Charles Heimberg et Olivier Loubes, Paris, ENS éditions, 2013.


L’École des lettres est une revue indépendante éditée par l’école des loisirs. Certains articles sont en accès libre, d’autres comme les séquences pédagogiques sont accessibles aux abonnés.

Alexandre Lafon
Alexandre Lafon