Jung et la destinée, selon Frédéric Lenoir

Dans Jung, un voyage vers soi, le philosophe et sociologue réhabilite l’œuvre du psychiatre faussement accusé, selon lui, d’antisémitisme. Il souligne que l’inconscient chez Carl Gustav Jung n’est plus seulement un réservoir de pulsions névrotiques, mais contient l’héritage de l’humanité et assigne un destin potentiel.

Par Stéphane Labbe, professeur de lettres

« Biographie intellectuelle », telle est l’expression utilisée par Frédéric Lenoir pour caractériser les ouvrages qu’il a consacrés à Spinoza, il y a quelque temps, et à Jung tout récemment. Dans les deux cas, il s’agit de retracer la genèse et l’émergence d’une pensée originale. La pensée de Carl Gustav Jung a longtemps été écartée avec un certain dédain dans les milieux universitaires français. Pour deux raisons. En premier lieu, son opposition à Freud : la psychanalyse freudienne, si décriée aujourd’hui, a longtemps fait office de dogme, surtout à travers la forme et le langage que devait lui donner Lacan dans les années 1960. L’autre raison réside dans les soupçons qui ont entaché la réputation de Jung, accusé d’antisémitisme et de collaboration avec le régime nazi.

Des accusations infondées

Ce dernier point étant le plus sensible, Frédéric Lenoir lui consacre un chapitre alléguant qu’il n’aurait jamais écrit un livre sur Jung s’il s’était avéré que les accusations portées à son encontre avaient eu une once de vérité. Il « n’était ni nazi, ni antisémite, mais il a commis quelques graves erreurs en faisant preuve d’orgueil, d’imprudence et de naïveté. », précise le philosophe et sociologue.

C’est ce que mettait déjà en évidence la monumentale biographie de Deirdre Beir[1] : l’universitaire (biographe par ailleurs de Beauvoir et de Beckett) y démontrait que Jung avait surtout été victime de calomniateurs divers, au premier rang desquels figuraient ses anciens compagnons de l’API (Association de psychanalyse internationale) dont il avait été président. Elle mettait aussi en lumière un versant peu connu de la vie de Jung, sa collaboration avec les services secrets américains et son action en faveur des réfugiés juifs allemands en Suisse qui avaient pu bénéficier de son soutien financier.

Une démarche empirique

Ce qui sans doute heurte aussi le cartésianisme français, c’est la volonté que Jung a toujours manifestée de prendre en compte, dans la constitution du psychisme humain, le phénomène religieux, dont il constate l’universalité, et les phénomènes paranormaux qui sont sources de questionnements.

Jung pense, écrit Lenoir, qu’« un véritable esprit scientifique se doit de les accueillir sans a priori ». Jung, comme Freud, semble avoir suivi tout au long de sa vie une démarche empirique, s’appuyant de façon pragmatique sur ses observations cliniques, mais aussi sur les découvertes que ses lectures, voyages et rencontres l’amenaient à faire.

Jamais il ne s’est départi de cet esprit scientifique, et l’accuser de vouloir défendre une sorte de spiritualisme éthéré, c’est ignorer ses écrits. La plus belle preuve en est sans doute cette conclusion de son autobiographie[2] : « Le monde dans lequel nous pénétrons en naissant est brutal et cruel, et, en même temps, d’une divine beauté. Croire à ce qui l’emporte du non-sens ou du sens est une question de tempérament. […] Comme dans toute question de métaphysique, les deux sont probablement vrais : la vie est sens et non-sens, ou elle possède sens et non-sens. J’ai l’espoir anxieux que le sens l’emportera et gagnera la bataille. »

Cet « espoir anxieux » est bien éloigné des certitudes qu’on voudrait lui prêter et montre que Jung, jusqu’à la fin de sa vie, devait rester campé sur une position d’agnosticisme et de doute.

Le refus d’une foi irraisonnée

La première partie de l’essai de Frédéric Lenoir, intitulée « Un explorateur de l’âme humaine », constitue la biographie intellectuelle proprement dite. Après avoir mis son projet en perspective et montré comment l’œuvre de Jung pouvait s’inscrire dans la continuité de celle de Spinoza, les deux chercheurs étant, selon Lenoir, ceux qui seraient allés « le plus loin dans la compréhension de l’âme humaine et du sens de son existence », il retrace le parcours de Jung et s’intéresse à son milieu d’origine.

Jung est le fils d’un pasteur protestant dont la religiosité l’interroge et finit par le révolter, l’engageant dans un questionnement qui occupera toute sa vie. Les rites, la vie religieuse et la foi aveugle commandés par son église sont à ses yeux vides de sens, et la philosophie (Kant, Schopenhauer) l’amène à privilégier la voie de la raison.

Jung et Freud

Des études de médecine et la mort de son père le conduisent à interroger le sens de la destinée humaine. Après une thèse consacrée aux phénomènes occultes dans laquelle il constate chez les médiums l’existence d’une « personnalité hystérique », il devient assistant à la clinique psychiatrique du Burghölzli à Zurich, met au point la technique des associations d’idées et correspond avec Freud dont l’œuvre a déjà acquis un retentissement international. On sait le destin de cette rencontre qui nourrira une amitié et une fascination réciproque, mais se soldera, quatre ans plus tard, par une rupture retentissante.

Si Jung ne conteste pas l’importance de la sexualité dans le rôle du psychisme ; il refuse d’en faire la seule source de dynamisme dans l’inconscient et ne conçoit pas ce dernier comme un simple réservoir instinctuel. Éloigné du mouvement freudien après avoir été le président de l’association, Jung traverse une période de relative solitude et construit une œuvre qui l’écarte définitivement de la psychanalyse freudienne.

La notion de types psychologiques (fondée sur l’opposition entre introversion et extraversion), l’existence d’un inconscient collectif et le refus de tenir le complexe d’Œdipe comme unique moteur de la construction psychique, l’isolent et le conduisent à expérimenter sa propre voie.

Il avait reproché à son père de ne pas vivre sa foi, de ne pas l’expérimenter, il se garde des mêmes travers et effectue une plongée personnelle dans l’inconscient qui le déstabilise et donne lieu à d’étranges créations (Le livre rouge,notamment) dont il lui faudra s’extraire pour bâtir ses principaux concepts et dessiner une nouvelle géographie de l’âme.

La liberté par la connaissance

Toujours intéressé par l’occultisme et les religions, persuadé que l’inconscient collectif est vecteur d’une dynamique qui peut constituer pour chaque être humain un chemin vers une forme de sagesse, Jung lit et voyage, explore les mythes, les écrits des alchimistes, explore les terres d’Afrique et d’Orient. Il découvre de quoi confirmer son intuition : partout, dans toutes les civilisations, un inconscient est à l’œuvre qui donne à l’homme pour mission de se connaître. L’ignorer, c’est se perdre, confier son destin à une collectivité qui peut être source de danger : « Je suis convaincu que l’étude scientifique de l’âme est la science de l’avenir. […] il apparaît en effet, avec une clarté toujours plus aveuglante, que ce ne sont ni la famine, ni les tremblements de terre, ni les microbes, ni le cancer, mais que c’est bel et bien l’homme qui constitue pour l’homme le plus grand des dangers. La cause en est simple : il n’existe encore aucune protection efficace contre les épidémies psychiques ; or, ces épidémies-là sont infiniment plus dévastatrices que les pires catastrophes de la nature ! Le suprême danger qui menace aussi bien l’être individuel que les peuples pris dans leur ensemble, c’est le danger psychique. »[3]

La montée des fascismes, les deux guerres mondiales, devaient âprement donner raison à Jung, et sa géographie de l’âme est un appel à la connaissance de soi, à un cheminement sans complaisance dans une intériorité où se mêlent l’intime et l’universel. C’est aussi, selon lui, cette connaissance qui peut prémunir contre les dangers d’une identification à un chef ou à une idéologie.

Échapper à la mécanique des « projections »

La deuxième partie du livre, « L’expérience intérieure », retrace ce cheminement. Partant du postulat que « tout ce qui est inconscient est projeté », l’homme doit échapper, autant que faire se peut, au mécanisme des projections qui sont la base des fameuses « épidémies psychiques ». L’inconscient est doté de forces dynamiques qui poussent l’être humain à se réaliser par le biais d’une expérience d’ordre religieux, celle du « numineux ». Jung pense que les différentes religions ont cherché à rendre compte de cette expérience universelle sous forme de langages symboliques différents.

Les archétypes

Selon Frédéric Lenoir, l’expérience du soi (la totalité de l’être humain) est presque toujours associée à « un sentiment d’intemporalité, d’éternité ou d’immortalité ». La totalité psychique de l’être humain s’étendrait donc bien au-delà de l’espace et du temps.

L’inconscient chez Jung n’est plus seulement ce réservoir de pulsions névrotiques, il contient l’héritage de notre humanité et nous assigne un destin potentiel. Les grands « archétypes » qui se manifestent dans l’inconscient sont des forces psychiques héritées. Ce que Jung appelle l’ombre, par exemple, se manifeste dans toutes les civilisations et tous les récits mythiques, c’est la part de nous-mêmes que nous refusons, mais aussi ce mal que nous ne voulons pas voir et que nous projetons sur les autres.

Reconnaître et accepter son ombre, c’est éviter de mourir à l’issue d’un combat stérile comme celui du Dr Jekyll. Parmi les grands archétypes qui hantent la mythologie, l’animus (l’homme idéal pour la femme) et l’anima (la femme idéale pour l’homme) sont des guides au sein de l’inconscient (voir la Béatrice de Dante) qu’il convient de reconnaître et de suivre pour accéder à cette totalité du soi.

Le livre de Frédéric Lenoir est un ouvrage de vulgarisation au sens noble, il met à la portée de tous une pensée complexe souvent caricaturée mais rarement comprise. Il jette en outre sur la conceptualisation jungienne un regard philosophique et réhabilite l’œuvre du psychiatre de Zurich qui, malgré l’intérêt qu’il accorda toujours à l’irrationnel et aux symboliques religieuses est toujours resté un scientifique rationnel.

S. L.


[1] Deirdre Beir, Jung, Flammarion, 2011.

[2] Carl Gustav Jung, Ma vie (1961), Folio, 1991.

[3] Carl Gustav Jung, L’homme à la découverte de son âme, recueil d’articles publié en France en 1943, dernière réédition, Albin Michel, 1983.

Stéphane Labbe
Stéphane Labbe