« L’Audition », d’Ina Weisse, et la question de la transmission des compétences artistiques

« L’Audition », d’Ina WeisseEntretien avec Ina Weisse
et la comédienne Nina Hoss,

Prix d’interprétation féminine au Festival de San Sebastian 2019

Anna est professeure de violon au Conservatoire de Berlin. Avec son jeune élève Alexander, elle entreprend un long travail de formation en vue de l’examen de fin d’année. Emportée par sa passion autant que par son désir de réussite de son élève, Anna franchit quelques limites…
D’une très grande maîtrise formelle, L’Audition, le second long-métrage de l’actrice et réalisatrice allemande Ina Weisse (L’Architecte, 2008), scrute la question de la transmission des compétences artistiques. Elle en interroge les attentes, les écueils, les épuisements, les échecs. Et les (bonnes) surprises, les récompenses, parfois…
Ina Weisse, et son actrice Nina Hoss (stupéfiante dans le rôle d’Anna), ont accepté de nous recevoir et de répondre à nos questions. La sortie de L’Audition est prévue le 6 novembre.

Qui est Anna ?
Ina Weisse. – Anna est une enseignante, exigeante non seulement avec ses élèves mais également avec elle-même. Or, au moment où le film la saisit, elle est en proie à une crise intérieure. Elle doute de ses propres talents de musicienne. Et ses doutes, qui accroissent sa détermination, son ardeur au travail et son désir de perfection, créent une tension qui l’épuise et qui épuise les autres. Ainsi lestée du poids de la culpabilité – due au sentiment tenace de ne pas être à la hauteur –, elle construit ses propres difficultés, et devient un obstacle à elle-même.
Fille d’un père dur et coercitif, Anna est-elle le fruit d’un déterminisme ?
Ina Weisse. – Anna pose, bien sûr, la question du poids de l’héritage familial. Jusqu’à quel point cette femme exigeante est-elle parvenue à s’affranchir de l’éducation stricte qui l’a façonnée ? Elle a certes pris ses distances. Elle a voyagé, elle a séjourné en France, elle a épousé un Français. Mais, prise au piège de ses démons, elle retombe dans de vieux schémas et voit resurgir d’anciens réflexes.

Ilja Monti, Serafin Gilles Mishiev dans « L’Audition », d’Ina Weisse © Judith Kaufmann / Port au Prince Pictures
Ilja Monti, Serafin Gilles Mishiev dans « L’Audition », d’Ina Weisse © Judith Kaufmann / Port au Prince Pictures

Anna décèle d’emblée un talent chez Alexander (délicat et émouvant Ilja Monti), mais elle s’avère longtemps incapable de le révéler…
Ina Weisse. – La mission qu’elle a pour tâche d’accomplir est d’une ampleur colossale. Il s’agit là d’un long et pénible processus d’apprentissage qui, notamment dans le domaine spécifique de la musique, exige une infinie patience. Et ça n’est qu’à cette unique condition, certes ingrate, que l’élève peut espérer jouir de ses efforts et se voir couronner de succès !
La rude exigence d’Anna inhibe son propre fils Jonas, élève lui aussi du Conservatoire, qui refuse de jouer devant elle…
Ina Weisse. – Elle est en quête d’une certaine perfection, mais ne parvient pas vraiment à rendre ses attentes lisibles, acceptables, compréhensibles. On perçoit là, dans ce malentendu, toute la complexité du problème de l’éducation, de la transmission des savoirs.
Vous montrez des séances de travail qui soulignent l’âpreté de l’apprentissage de la musique (du violon, en particulier) et le nécessaire besoin d’exercices répétitifs. Sont-ce là les chemins qui conduisent à l’excellence ?
Ina Weisse. – L’apprentissage de la musique se nourrit du talent de l’élève. Mais ce n’est pas tout. Son épanouissement requiert une discipline à laquelle il faut accepter de se plier, de se soumettre. Les efforts sont fastidieux, mais c’est le prix à payer pour faire briller l’art, pour faire disparaître la sueur et la souffrance derrière la légèreté, la beauté, la perfection qui ravissent le public. C’est la voie autrefois empruntée et prônée par l’immense violoniste Yehudi Menuhin. Aussi, dès lors que l’on flirte avec l’excellence, les progrès deviennent ténus, le travail plus âpre, le sentiment de résistance à l’effort plus grand.
Simon Abkarian dans « L’Audition », d’Ina Weisse © Judith Kaufmann / Port au Prince Pictures
Simon Abkarian dans « L’Audition », d’Ina Weisse © Judith Kaufmann / Port au Prince Pictures

Anna semble aveugle à la bienveillance de son époux Philippe (interprété par Simon Abkarian). Elle apparaît également dans le déni de sa propre souffrance, autant que de celles de son fils et de son élève. N’est-ce pas là un premier indice de ses difficultés à (bien) jouer et à (bien) faire jouer ?
Nina Hoss. – Anna s’applique à maintenir élevé l’ensemble des efforts consentis par son élève. Elle est parfaitement consciente du défi que cela représente. Seulement, elle fait le choix de le pousser à travailler avec ardeur, même si cela doit être douloureux. Cela ne veut pas dire pour autant qu’elle est insensible à ses efforts. Des efforts qu’Alexander est tout à fait prêt à fournir. On notera même que, par un retour intéressant des choses, celui-ci en « redemande ». Car il a compris que sa professeure croyait en lui. Et cette confiance entre les deux devient bientôt le moteur d’une tâche qui les lie. Pour preuve, c’est encore lui qui, un jour, se présente à la porte du domicile d’Anna pour poursuivre le travail.
Ina Weisse. – Oui. Et quand Anna lui fait écouter le morceau de Menuhin, on voit bien dans son regard brillant qu’il aspire lui-même à s’élever. On comprend que c’est son amour de la musique qui le motive, qui le pousse à davantage d’efforts pour atteindre au meilleur de lui-même sinon à l’excellence. Porteur de ce désir, Alexander veut vaincre ses difficultés. Or, Anna est en lutte avec ses propres raideurs qu’elle ne parvient pas à briser. Elle devient un frein à la progression d’Alexander. Alors, pour tenter de précipiter son enseignement, elle fait un usage préjudiciable de son pouvoir, de sa position dominante.
Jens Albinus dans « L’Audition », d’Ina Weisse © Judith Kaufmann / Port au Prince Pictures
Jens Albinus dans « L’Audition », d’Ina Weisse © Judith Kaufmann / Port au Prince Pictures

La relation qui s’instaure entre Anna et Alexander repose sur un mélange de confiance et de crainte, de tensions et de rapprochements. Anna demande beaucoup, mais semble peu disposée à donner, à tendre vers son élève, à susciter le désir d’apprendre…
Nina Hoss. – Oui. La crise que traverse Anna ruine en partie ses efforts, et retarde, ou empêche, l’acte de transmission et l’éveil à la sensibilité. Cela explique aussi en partie sa dureté envers Alexander. Anna est angoissée. Elle éprouve un sentiment de blocage qui l’installe, par conséquent, dans un rapport de rétention, dans une incapacité à déployer pleinement son travail d’apprentissage.
Ina Weisse. – Cependant, Anna ne fuit pas ses blocages ou ses limites. Elle les affronte avec courage. Elle lutte pied à pied avec eux. Sa peur, sur laquelle veille par ailleurs son mari, est un puissant moteur de son travail. Elle la ronge, mais la nourrit en même temps.
Ses problèmes intérieurs conduisent à une crise aiguë avec son élève. Manque-t-elle d’empathie à son égard ?
Nina Hoss. – Non, je ne pense pas. Anna accompagne son élève, et demeure d’un bout à l’autre à ses côtés. Au point même d’en oublier son propre fils, et d’opérer une sorte de transfert en projetant sur lui un certain nombre de ses propres attentes déçues.
Ina Weisse. – Anna est dépassée par elle-même, par un certain nombre de sentiments qui l’assaillent et qui lui échappent en même temps. La lecture du personnage est complexe, ouverte à une liste d’interprétations possibles. Je l’ai voulue comme telle, en veillant surtout à ne pas l’enfermer dans un cadre unique.
Serafin Gilles Mishiev dans « L’Audition », d’Ina Weisse © Judith Kaufmann / Port au Prince Pictures
Serafin Gilles Mishiev dans « L’Audition », d’Ina Weisse © Judith Kaufmann / Port au Prince Pictures

Les méthodes d’Anna sont dures. Très physiques même. Son apprentissage passe par une contrainte du corps qu’il s’agit de rééduquer…
Nina Hoss. – Certes, mais il faut savoir que le sac de sable qu’Anna utilise et pose sur l’épaule d’Alexander, qu’elle lui impose littéralement, est un instrument utile au travail du corps des élèves. Tous les professeurs l’utilisent au Conservatoire.
Cependant, son geste ajoute l’humiliation à la contrainte quand elle ôte avec rudesse la ceinture du pantalon d’Alexander pour le sangler avec le sac de sable…
Ina Weisse. – Oui. Elle outrepasse à l’évidence ses prérogatives. Elle commet une faute terrible, mais ne s’en rend pas compte, emportée qu’elle est par l’élan du travail et sa volonté de faire progresser son élève.
Nina Hoss. – Elle abuse de son pouvoir, use de la force et le punit, l’humilie. Mais, à travers le garçon, c’est probablement elle-même qu’elle vise dans cet acharnement déraisonnable.
Le secret de la réussite ne vient-il pas au contraire, et comme le signifie clairement Philippe, le mari d’Anna, de la connaissance de ses limites, et de la capacité à les accepter ?
Nina Weisse. – Philippe est le point de fuite de cette histoire. C’est lui qui offre à Anna l’espoir d’une libération. Il lui ouvre les yeux et lui indique un autre possible.
Ina Hoss. – Il est difficile de se connaître soi-même. C’est un problème universel auquel se mêle souvent l’incapacité de tous, et d’Anna en particulier, à se satisfaire de ce que l’on est. Nous sommes seuls en mesure de discerner ce qui nous limite. C’est ensuite à nous d’en accepter le principe, et de renoncer avec lucidité à ce qui nous accable. C’est cela la tragédie…
Nina Weisse. – Et, souvent, les enfants sont les victimes désignées de ce type de conflit. Ils n’ont pas vraiment conscience de l’étendue des possibles ; ils n’en savent pas les dangers et ne peuvent guère s’en défendre. Or, plutôt que de redoubler de bienveillance face à cette vulnérabilité, Anna se rend coupable d’une force qu’elle exerce sur Alexander et qui menace de le briser davantage qu’elle ne lui offre les moyens de s’épanouir, et d’accroître son goût de l’effort.
Ina Hoss. – Bien sûr. Mais il en va certainement aussi de la responsabilité du jeune adolescent. Jusqu’à quel point Alexander est-il aveugle à son malheur ? Est-il seulement écrasé par l’autorité déployée par Anna ? N’offre-t-il pas un peu de consentement ?
Nina Hoss dans « L’Audition », d’Ina Weisse © Judith Kaufmann / Port au Prince Pictures
Nina Hoss dans « L’Audition », d’Ina Weisse © Judith Kaufmann / Port au Prince Pictures

Le mari d’Anna propose, pour sa part, une autre voie d’apprentissage. Il est meilleur pédagogue qu’Anna, et réussit à transmettre son savoir de luthier à son fils Jonas. Comment rend-il cet acte possible ?
Ina Weisse. – Philippe a vécu beaucoup de choses et il se connaît très bien lui-même. Il observe tout avec respect et amour, mais il peut toutefois se montrer agressif. Sa présence, garante de l’équilibre, est capitale dans ce moment de crise que rencontre la famille. Où le fils s’écarte de sa mère parce qu’il s’en sent rejeté.
Nina Hoss. – La connaissance que Philippe a de lui, sa lucidité lui permettent davantage de latitude dans ses relations. Il se montre plus détendu, plus détaché des événements, plus en accord avec lui-même. Et cela s’avère déterminant dans son geste de transmission de son savoir-faire envers son fils.
La dernière image de « L’Audition » est magnifique. Anna/Nina est y bouleversante. Est-ce là l’image d’une mère qui retrouve son fils, et qui accepte enfin de le voir tel qu’il est ?
Ina Weisse. – Certainement. C’est une des lectures possibles…
La structure dramaturgique de « L’Audition » évoque celle de « Whiplash » de Damien Chazelle (2014). En revanche, son esthétique se situe à l’opposé. On songe en particulier à la couleur et au rythme (musical) du cinéma de Michael Haneke. Pouvez-vous nous parler de vos choix de mise en scène ?
Ina Weisse. – Comparer mon travail à celui de Michael Haneke m’honore évidemment. La mise en scène de L’Audition a été déterminée par les personnages. Je me suis efforcée de montrer avec la même précision esthétique le processus d’apprentissage, la rigueur exigée pour acquérir la maîtrise technique de la musique, le temps nécessaire à l’appropriation sensitive et sensorielle de celle-ci. C’est un effort intense et prolongé au cours duquel s’affrontent des forces émotionnelles qui peuvent mener à des situations de crispation proches de celles de Whiplash. Sauf qu’ici, j’inverse le regard et me place du côté de la professeure.
Jens Albinus, Nina Hoss dans « L’Audition », d’Ina Weisse © Judith Kaufmann / Port au Prince Pictures
Jens Albinus, Nina Hoss dans « L’Audition », d’Ina Weisse © Judith Kaufmann / Port au Prince Pictures

Vous avez toutes les deux suivi une formation de musicienne. Comment s’est opéré le choix des morceaux de musique ?

Ina Weisse. – Chacun des morceaux que l’on entend dans le film a une histoire. La Chaconne de Jean-Sébastien Bach, qu’interprète Anna, est l’un des morceaux les plus difficiles à maîtriser pour un violoniste. C’est un moment de la narration qui situe Anna, qui offre un parfait écho de sa psychologie. Le concerto de Félix Mendelssohn, interprété par Menuhin, est une mise en abyme non seulement de l’amour d’Anna pour la musique mais également du parcours d’Alexander. Quant au dernier morceau, extrait de l’œuvre de Carl Philipp Emanuel Bach, il a été précisément choisi pour ne pas expliquer la fin du film, et ouvrir ainsi le champ des interprétations.

Propos recueillis à Paris, le 4 octobre 2019, par Philippe Leclercq
Traduction : Bernard Mangiante

 

Philippe Leclercq
Philippe Leclercq

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