L’aventure dans l’« Odyssée » (classes préparatoires scientifiques)

L'aventure dans l'"Odyssée"Pour que l’on puisse parler d’aventure dans l’Odyssée, mieux vaut dégager ce mot de ses significations contemporaines, exaltées par le roman (d’aventures), le cinéma et les reportages, qui s’attachent essentiellement à la valorisation d’exploits physiques et d’activités périlleuses. Pour la plupart d’entre nous, l’aventure est aussi un symbole de la plus grande liberté et presque un idéal de vie pleine et heureuse, avec son lot de surprises fécondes.
Certes, nombre d’événements advenus à Ulysse comme quelques-unes de ses « performances » relèvent de ce que l’on entend habituellement par aventure, ils ont même une indéniable valeur d’archétype, mais le récit d’Homère, s’il contient une part de merveilleux, renvoie aussi à des comportements et des mentalités éloignés de nos usages. Si les Grecs partent vers les contrées lointaines, c’est pour des raisons bien précises. À ces voyages ils mettent du cœur et de l’énergie, mais les visées fonctionnelles, pragmatiques et symboliques de leurs expéditions ne doivent pas être occultées par des considérations anachroniques sur l’« esprit d’aventure ».

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I. « Regagner sa patrie » (V, 15)

Ulysse n’est d’abord pas un aventurier au sens moderne parce qu’il cherche inlassablement non à partir, mais à rentrer chez lui, à Ithaque, « la terre du blé » (XIII, 354), la « terre de [ses] rêves » (XXIII, 353, trad. Philippe Jaccottet). Son destin, annoncé d’emblée par un « irrévocable décret » (I, 86) de Zeus, réitéré au chant V, est certes « de revoir les siens, de revenir / en sa haute demeure et sur le sol de son pays » (V, 41-42, 114-115), selon la formule. Mais, en attendant, il est « celui dont les dieux gênent le retour » (XIV, 61).
Poséidon, lorsqu’il apprend la décision du « Roi des hommes et des dieux » (I, 28), ne se laisse pas impressionner au point de céder sans résistance. Il déclenche même une redoutable tempête qui détruit le radeau sur lequel navigue Ulysse, près d’atteindre la Phéacie : « il aura encore, par ma foi, son poids d’ennuis ! » (V, 290). Quand il nous apparaît, Ulysse est déjà « chargé de misère » (VII, 211) et Ménélas nous en avait prévenu : « nul Argien n’a supporté / ce qu’Ulysse a subi » (IV, 106-107) !
La trop longue absence (vingt ans) prouve qu’Ulysse « a perdu au loin son retour » (XVII, 253), qu’il a manqué l’occasion de regagner sa patrie ! « Loin de ses amis et de sa terre », il est donc bien un « infortuné » (XXIV, 290). Les navigations, naufrages et autres événements qui adviennent à ce héros, qui se présente comme un « homme meurtri » (VII, 147) et accablé de « soucis », entrent principalement dans les catégories du « destin » (V, 41) — selon un point de vue qui inclut les décisions divines – et de l’errance (VIII, 573 ; XI, 160, 167 ; XV, 176), plus humaine. Dans les deux cas, la vie est subie, même si certains choix, on le verra, restent possibles.
Ulysse pense donc constamment « au retour », au nostos (XIII, 30) – le mot est récurrent dans le poème – et son impatience est à son comble chez les Phéaciens. Au chant XIII, l’image prosaïque du paysan au coucher du soleil, fatigué d’avoir manié la charrue et aux « genoux cassés par la marche » (XIII, 34), est sciemment choisie par Homère pour signifier le soulagement de l’homme épuisé par la corvée. Le parallèle démystifie le voyage et fait primer un rapport au monde, à la nature qui a le mérite de coïncider avec les realia et les valeurs de la civilisation grecque, essentiellement rurale. La mer « inévitable et dangereuse » (Hartog, 457), échue en partage à Poséidon (XV, 187-193), qui poursuit Ulysse de sa rage (V, 284), est un « grand gouffre » (IX, 260) balayé par les vents et « il n’est rien de pire que la mer / pour vous abattre un homme, fût-il des plus vigoureux » (VIII, 39).
 

Les épreuves rencontrées par le héros de plus en plus harassé ont donc été de redoutables obstacles sur un chemin du retour qui aurait dû être direct, comme ce fut le cas pour nombre d’Argiens. Fatigué d’avoir labouré le champ du monde, Ulysse est « comme un homme qui rêve à son souper » (XIII, 31) ! Son histoire est singulière au regard de sa communauté de référence, parce que « lui seul [est] encor sans retour et sans femme » (I,  13) tandis que « tous les autres, tous ceux du moins qui avaient fui la mort, / se retrouvaient chez eux loin de la guerre et de la mer » (I, 11-12).
Au chant III, le volubile Nestor énumère sans égard pour Télémaque ces navigations sans histoire, la sienne et celles des équipages de Diomède (III, 180), de Néoptolème, « l’illustre fils du généreux Achille » (III, 189), de Philoctète, « le splendide fils de Péas » (III, 190), d’Idoménée, qui « a ramené tous ses guerriers en Crète » (III, 191). Ménélas complétera ce recensement au chant IV en alléguant les révélations qu’il a obtenues de Protée, lors d’un retour atypique qui a des similitudes avec les pérégrinations magiques d’Ulysse. Mais Protée n’a pas grand chose à lui apprendre, hormis évidemment la terrible mort de son frère : « Des chefs des Achéens cuirassés de bronze, deux seuls / ont péri pendant le retour » (IV, 496-497) : Ajax, le chef des Locriens, puni par Poséidon à cause d’un arrogant défi lancé aux dieux (IV, 499-510), donc par sa faute, et Agamemnon, assassiné par traîtrise peu de temps après avoir posé « le pied sur le sol de ses pères » (IV, 521).
Idéalement rapide, si possible direct, imposé ou éminemment compliqué tant il échappe au vouloir des hommes, le voyage n’est donc jamais recherché en soi. Ménélas a lui aussi été « captif » de la vaste mer. Bloqué sur l’île de Pharos comme Ulysse sur l’île d’Ogygie, il ne vivra d’« aventures » qu’en rapport avec le merveilleux, quand Idothée lui aura expliqué comment faire parler Protée, le vieux de la mer : « ce vieillard-là, si tu pouvais le prendre au piège, / il te dirait la route et les mesures de ta route, / et comment revenir vers la mer poissonneuse » (IV, 388-390). Ce n’est qu’après avoir levé l’entrave du mauvais sort et sacrifié aux dieux là où ils l’exigent, en Égypte, que l’Atride pourra rentrer chez lui : « “alors les dieux te rouvriront la route dont tu rêves.”/ En entendant ces mots, je sentis mon cœur éclater, car il fallait que je retourne en la brumeuse mer / jusqu’en Égypte, route longue et malaisée » (IV, 480-483). L’obligation de reprendre la mer ne soulève pas l’enthousiasme des héros. L’idéal reste bien l’aller-retour sans histoire, la navigation sans péripétie, quand on va bon train d’un point à un autre, qu’on se laisse conduire « par le vent et le pilote », selon la formule (XI, 10 ; XII, 152).
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Le voyage de Télémaque, sans anicroche, relève de cette catégorie. Le récit qu’il en fait à sa mère, à sa demande, alors même qu’elle l’incite à dire « en détail tout ce qu’[il] a bien pu voir » (XVII, 44), est dénué d’intérêt, strictement informationnel. Le jeune homme évoque les hôtes qui l’ont accueilli à Pylos et à Sparte, résume sobrement les entretiens qui ont animé les chants III et IV, rapporte ce qu’il a appris de son père et conclut : « Mon devoir accompli, je rentrai ; les dieux me donnèrent / un bon vent qui bientôt me ramenait dans ma patrie » (XVII, 148-149). Comme le piège ourdi par les prétendants a été déjoué par Athéna (XV, 286-300), ce retour s’effectue au mieux. Lorsque la déesse se rend à Sparte pour « rappeler à l’illustre fils du généreux Ulysse / le moment du retour, et l’engager à repartir » (XV, 2-3), elle utilise une formule énergique : « Télémaque, il ne convient plus d’errer loin de chez toi » (XV, 10).
Si l’errance convient pour désigner le parcours d’Ulysse, ponctué de navigations à l’aventure et de naufrages, il est plus surprenant de voir le même mot utilisé pour désigner le voyage sans histoire et le séjour confortable de Télémaque, d’ailleurs alangui « sous le porche de Ménélas » (XV, 6) au moment où l’approche la déesse. Mais, quelle que soit la durée du voyage, que celui-ci se passe bien ou mal, force est de constater qu’il ne séduira pas durablement ce terrien qu’est le héros grec, viscéralement attaché à son royaume, à ses champs, à ses fermes, à ses vergers… La scène des retrouvailles entre Ulysse et Pénélope au chant XXIII exalte superbement la poésie du foyer, en insistant sur ces constituants symboliques que sont le « lit solide » (XXIII, 177) en bois d’olivier et la « forte chambre » (XXIII, 178, 229) de « pierres denses » (XXIII, 193). Le réenracinement du héros est alors célébré par une observation sans équivoque : « Bienvenue apparaît la terre aux naufragés / dont Poséidon a fait sombrer le beau navire / en haute mer, chassé par le vent et la houle » (XXIII, 233-235).    […]

François-Marie Mourad

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• L’intégralité de cette étude, plus particulièrement destinée aux CPGE scientifiques, est téléchargeable, sur le site de “l’École des lettres des lycées“. –  Abonnement annuel, 30 €.

Plan du dossier

I. “Regagner sa patrie” (V, 15)

II. “Je ne connais rien de plus beau que cette terre” (IX, 28)

III. À la poursuite de la gloire

IV. La guerre

V. Autres voyages

VI. L’aventure, malgré tout

VII. L’art du récit

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• Voir également sur le site de “l’École des lettres” l’ensemble des séquences consacrées à “l’Iliade” et à l'”Odyssée”, dont deux éditions de référence pour les collégiens sont disponibles dans la collection “Classiques abrégés” de l’école des loisirs (traduction de Leconte de Lisle).

• Télécharger le catalogue Classiques / Classiques abrégés 2017-2018.

François-Marie Mourad
François-Marie Mourad

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