"Le Dernier Seigneur de Marsad", de Charif Majdalani

Charif Majdalani, "Le Dernier Seigneur de Marsad"Un guépard au Liban

Tout commence par une fuite. Hamid Chahine enlève Simone Khattar, la fille de son patron. On est au Liban, en 1964.
Le geste pourrait lui valoir le pire. Il ne vivra qu’un bannissement et quittera le pays pour faire fortune en Arabie. Chakib Khattar, qui, plus que directeur de la marbrerie, a été comme un père pour le jeune homme, n’a pas accepté ce qu’il vivait comme un défi de la part de celui qu’il a élevé comme ses propres enfants.
Dans le Dernier Seigneur de Marsad, tout est dans le « comme ». Il est possible que ce qui unissait Chakib, le dernier seigneur en question, et Hamid, soit de l’ordre de la filiation. Le lecteur l’apprend au premier tiers du roman, du narrateur qui sait tout et qui, peu à peu, au fil des années, raconte.
Et l’on aura alors compris ce qui rend l’alliance entre les amoureux impossible, ce qui donne au roman sa dimension tragique. Du moins on pourra le croire, jusqu’à la dernière rencontre entre ce narrateur et Hamid, dans le berceau des Khattar, à Kfar Issa.

Une remontée dans le temps et l’histoire du Liban

Une fois le coup d’éclat raconté, le narrateur remonte dans le temps et l’histoire du Liban défile à travers celle des Khattar, une dynastie parmi celles qui ont dominé le petit pays. On possède une terre, on y a des maisons, des commerces, on a ses clients, ses fidèles, ses affidés et obligés. On y fait les élections ; le contrôle est total.
Jusqu’en 1958, les maîtres sont chrétiens. Qu’ils soient grecs orthodoxes, ou grecs catholiques, ils tiennent le pays. Et puis le vent de la révolte souffle, venu des pauvres, souvent musulmans. Ce vent souffle de plus en plus fort, transformant le paysage urbain, puis politique. Les quartiers se séparent selon qu’on est d’une communauté ou d’une autre. On se parle un temps, puis plus du tout. Jusqu’à l’explosion de 1975.
La tragédie n’est plus celle d’un couple ou d’une famille, c’est celle de tout un pays qui connaîtra la guerre civile. Le narrateur en est témoin et sa proximité avec les Khattar le rend plus sensible à la solitude et au déclin du seigneur de Marsad et des siens.
 

Vers la guerre civile

Le déclin a commencé très tôt, lorsque Chakib a senti qu’il fallait maintenir la présence chrétienne dans son fief. Contrairement à ses comparses ou rivaux, les Matar au premier chef, il a choisi une alliance contre-nature avec les sunnites et les nassériens, pour préserver le pouvoir chrétien aussi longtemps que possible. Chakib s’est aussi trouvé sans héritiers susceptibles de reprendre sa charge et ses biens. Tous ses enfants, filles comme garçons ont refusé, quitté la région ou le pays. Seul restait ce Hamid qui l’avait secondé et que Chakir ne pouvait garder près de lui, après l’affront.
Quand la guerre civile a lieu, provoquant des mouvements brutaux de populations, faisant émerger des milices et clans surarmés prêts à tout détruire, les Khattar sont isolés. La diplomatie fera parfois effet, mais à la fin le monde d’hier s’écroule, et son seigneur, solitaire, songeant au vide plus cruel qu’il avait lui-même creusé autour de lui au fil des décennies, meurt avec lui.

Des fêtes insouciantes aux combats fratricides

Le Dernier Seigneur de Marsad est de ces grands romans qui mêlent l’intime et le monde. L’homme qui affronte les siens et ceux qui l’entourent est un être fier, un chef de famille et de clan sur qui tout a toujours reposé. Pour lui faire face, il faut avoir le tempérament de Lamia, la mère de Hamid, qui fut peut-être son véritable amour, et qui est restée dans le domaine des Khattar, à Kfar Issa, rebelle, chevauchant parmi les champs et les vergers.
Certaines descriptions donnent à voir ces paysages et l’écriture est comme une caméra couvrant l’espace. On songe à certains plans du Guépard, auquel ce roman fait penser, ne serait-ce que par la vision du monde qu’il donne.
Des fêtes légères et insouciantes qui font du Liban une sorte de havre paisible (pour les riches) dans les années soixante, aux combats fratricides des années soixante quinze, de la puissance du seigneur à sa solitude de roi sans terre, on se laisse prendre par le lent travelling des phrases, sinueuses, élégantes et mélancoliques.

La fin d’un monde

La fin d’un monde se lit à quelques signes que le narrateur éparpille savamment. Ainsi de ces coups de téléphone qui marquent entre deux chefs de clan la fin d’un conflit, et qui disparaissent, parce que la ligne est coupée, que le correspondant a disparu, enfui ou tué. Ainsi, aussi, de ces légendes qui courent sur les uns ou les autres et dont l’écheveau se défait au fil de l’intrigue, jusqu’au dénouement final. Le conditionnel est souvent employé, le « on » difficile à identifier ; tout est dans la nuance, dans l’incertitude qui fait la beauté de la littérature.
Mais le temps qui passe, ce sont aussi et surtout les êtres qui partent, qui fuient ou meurent dans des circonstances brutales et absurdes. Le narrateur écrit en chroniqueur, parle d’un monde qui, tel la cour des rois ou notre vieux monde d’avant 1914, disparaît.
On quitte ce roman avec une sorte de tristesse. On aurait rêvé d’un autre Liban, une sorte d’oasis entre la mer et les montagnes. C’est l’une de « ces terres qui passent sans fin et sans aucune loi des mains des uns aux mains des autres en cette région et sans doute en toute région depuis l’aube des temps, sous le ciel indifférent ».

Norbert Czarny

• Charif Majdalani, “Le Dernier Seigneur de Marsad”, Éditions du Seuil, 2013, 260 p.

• “Le Guépard“, de Lampedusa à Visconti, dans les Archives de l’École des lettres.

Norbert Czarny
Norbert Czarny

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