Leçons de vie du Chien,
de Marcel Aymé

Ce troisième volet d’un triptyque sur l’enfance et l’éveil à la vie par Raphaëlle Saudinos et Véronique Vella prend place au Studio-Théâtre dans un astucieux décor de serre. Parents, enfants et animaux vivent en harmonie, et la cécité se promène, interrogeant don et consentement.
Par Philippe Leclercq, critique

De 1934 à 1946, Marcel Aymé écrit et publie Les Contes du chat perché. Comme dans certaines fables de La Fontaine, les animaux y sont doués de parole. Le prodige fait la joie de deux sœurs, Delphine et Marinette, qui tissent avec eux une relation complice. Cette fois, leur nouveau compagnon, rencontré par hasard en revenant de commissions, est un pauvre chien aveugle et seul. Après qu’il ait accepté de prendre sur lui la cécité de son maître, celui-ci l’a abandonné sitôt la vue recouvrée. Indignées par tant d’ingratitude, les deux jeunes filles décident d’adopter l’infortuné canidé et de le ramener chez elles…

Profitable rencontre

Après Le Loup (2009) et Le Cerf et le Chien (2017), la sociétaire de la Comédie-Française, Véronique Vella, et la metteuse en scène Raphaëlle Saudinos reprennent leur conversation féconde avec Marcel Aymé et remettent ses Contes du chat perché sur le métier. Leur Chien suit les traces de leurs précédents spectacles dont on retrouve des éléments de décor, des accessoires et une partie de la distribution, à commencer par Florence Viala et Elsa Lepoivre (respectivement Delphine et Marinette, rôles qui auraient pu, cette fois, avantageusement échoir à certaines jeunes pousses de la Comédie-Française, qui n’en manque pas).

Ce troisième volet, de ce qui forme désormais un triptyque sur l’enfance et l’éveil à la vie, referme la boucle de leur lecture des Contes du chat perché dont l’universalité résonne formidablement avec notre époque. Réalisme et merveilleux s’y télescopent naturellement et interrogent en particulier la rencontre avec l’altérité et la manière dont celle-ci participe de l’épanouissement des deux héroïnes autant que des animaux.

Éric Ruf, à la scénographie, a fait le choix d’un astucieux décor de serre un peu délabrée, métaphore de l’entre-deux, d’un univers intérieur (familial) à la fois finissant et ouvert sur l’extérieur. Là, avant que tout ne change définitivement, tous – parents, enfants et animaux – vivent en bonne harmonie. Tous, sauf le Chat (perché au grenier) qui ne peut pas toujours retenir un vigoureux coup de griffes à l’endroit du Chien. Tancé par les deux sœurs, il accepte de faire amende honorable et propose au Chien de devenir aveugle à sa place. Ce, jusqu’à ce qu’une Souris passe à portée de ses pattes…

Passage à l’âge adulte

Delphine et Marinette ont grandi ; elles n’ont plus peur du loup, et peuvent désormais traverser seules les bois pour se rendre au marché. Leurs parents, auxquels les metteuses en scène ont accordé une belle attention, ont également changé ; aujourd’hui assouplis, ils n’hésitent pas à s’absenter de la ferme pour courir le monde et batifoler… Le temps a passé. Leur travail d’éducation s’achève. Quinquagénaires épanouis, ils ont comme rajeuni, à l’inverse de leurs filles en passe de devenir adultes, capables de choix comme celui de refuser d’accorder la fraise de veau qu’elles transportent dans leur panier et que le chien affamé leur demande au début de la pièce. Comme celles-ci qui ont gagné leur autonomie, les parents sont maintenant délivrés de leurs devoirs, ravis de se retrouver tous les deux, jeunes et amoureux à nouveau comme des adolescents. Ils savent parfaitement que Delphine et Marinette quitteront sous peu le nid de leur enfance. La ligne de fuite – un coin de ciel bleu, la campagne, l’ailleurs – que le décor du fond de scène offre à leurs regards est celle qui les conduira bientôt vers leur envol.

La question du consentement

D’ici là, les deux sœurs doivent encore s’occuper de leur nouvel hôte, le laver, le rassurer, et surtout le protéger des sautes d’humeur du Chat. Nicolas Lormeau est le Chien, Jean Chevalier le Chat. Ils sont parfaits. L’un comme l’autre mime avec délice les tics et comportements de leur animal respectif. Tous deux font plutôt bon ménage ; ils s’amusent, rigolent, dorment ensemble. Mais, contre sa nature instinctive, le Chat ne peut lutter et brise leur cordiale entente. L’amitié des contraires méritait davantage d’efforts et d’accommodements pour durer.

Le sacrifice du Chat, qui accepte de devenir aveugle, interroge la notion de don (de soi), tandis que l’accord qu’il extorque à la Souris pose la question du consentement. Le point commun : la sincérité des intentions. Un petit intermède musical, en guise de commentaire au texte de Marcel Aymé (soulignons, respecté à la lettre), en explicite la signification : « Ce n’est pas un ami/Celui qui te force/À lui répondre oui ! » Le consentement, ou la capacité libre et consciente de pouvoir dire oui, est aussi la victoire d’un apprentissage de soi. « Apprends à dire non et tu sauras dire oui », résume la chanson. D’autres leçons de vie, comme celle des limites de la fidélité et de la liberté au moment où le Chien court rejoindre son maître, jalonnent ce beau voyage sur les chemins émancipateurs de la vie de Delphine et Marinette. Gageons que les éclats de rire des « enfants âgés de quatre à soixante-quinze ans », pour lesquels Marcel Aymé prétendait avoir écrit ses histoires, nourrissent bientôt une sagace réflexion.

P. L.

Le Chien, de Marcel Aymé, mise en scène de Raphaëlle Saudinos et Véronique Vella. Avec Florence Viala (Delphine), Elsa Lepoivre (Marinette), Nicolas Lormeau (le Chien), Jean Chevalier (Le Chat), Thierry Hancisse (le Père), Sylvia Bergé (la Mère), Véronique Vella (La Souris), Yoann Gasiorowski (le Maître et le Musicien).
Jusqu’au 7 mai 2023, au Studio-Théâtre (Comédie-Française), à Paris.


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Philippe Leclercq
Philippe Leclercq