L’Enfant dans le taxi,
de Sylvain Prudhomme : secret de famille

Plusieurs couples sont au cœur de cette intrigue tissée par Sylvain Prudhomme autour des histoires non dites dans les familles, de la bâtardise et de la quête du père. Travelling arrière.
Par Norbert Czarny

Plusieurs couples sont au cœur de cette intrigue tissée par Sylvain Prudhomme autour des histoires non dites dans les familles, de la bâtardise et de la quête du père. Travelling arrière.

Par Norbert Czarny

Tout commence dans un cadre idyllique, non loin du lac de Constance, en 1944. Un soldat français tombe amoureux d’une jeune Allemande. Il fait partie de ces troupes qui ont libéré le territoire de l’occupation nazie. Elle en a vu beaucoup des soldats, des vainqueurs, des vaincus, des fuyards. Avec lui, c’est différent. Des années plus tard, Simon, narrateur de ce roman, petit-fils de ce soldat, apprend qu’un fils est né de cette union. Il veut tout savoir et écrire. L’enfant dans le taxi est l’histoire de ce garçon : M.

Sylvain Prudhomme est l’auteur de Par les routes (Gallimard), récit tout en liberté d’une amitié entre deux hommes qui traversent la France en auto-stop. Il a aussi écrit Légende (Gallimard), roman inscrit dans le paysage de la Camargue et du pays de Crau, et situé – ce n’est pas anecdotique – au seuil des années 1980. Il est également l’auteur de Là, avait dit Bahi (Gallimard), un court roman, et de Les Orages, un recueil de nouvelles (Gallimard), deux livres auxquels L’Enfant dans le taxi fait écho.

C’est un roman d’amours, au pluriel. Des couples sont au cœur de l’intrigue, et chacun d’eux dit un moment de l’amour. Malusci et Imma sont les patriarches. Il vient de mourir, la famille, enfants et petits-enfants, se sont réunis autour de sa veuve. Il a dominé, tant par sa stature que par sa voix. Il aurait pu être basse dans un chœur, ou se faire accompagner d’Imma, pianiste, qui ne passe pas un jour sans se mettre au clavier. Dans la famille qu’ils ont fondée, les musiciens sont nombreux.

Trois couples

Malusci fut aussi le jeune soldat qui a aimé la jeune fermière allemande, Liselotte. Il est le père de M., même si c’est un secret de famille, plus ou moins bien gardé. Lorsque Simon dit à Imma qu’il veut aller à la recherche de M. près du lac de Constance, elle menace de le bannir. Un verbe d’un autre temps.

Simon et sa compagne A. représentent un autre moment du couple. Ils se sont séparés ; il est difficile de savoir s’ils en sont satisfaits ou pas. « Amochés mais vaillants », écrit Simon. Ils ont deux fils qui vivent assez mal cette séparation. Simon et A. apparaissaient déjà dans une nouvelle des Orages, partageant à Paris un appartement. Lieu que l’on retrouve dans ce roman-ci. Il espère un nouveau départ, il cherche la liberté. Il en connaît le parfum, lors d’une rencontre d’écrivains.

Enfin, mais ce n’est pas le dernier couple décrit, il y a celui que forment Louis et Jacqueline. Louis est le frère d’Imma, et il a été l’argentier de toute la famille. Il l’a soutenue financièrement grâce à son entreprise d’argenterie autrefois florissante, à Toulouse. Le narrateur raconte cette aventure industrielle qui a été celle d’un couple « mixte ». Louis, catholique, issu d’une famille aisée, a épousé Jacqueline, protestante, de milieu modeste. Dans les années 1930, une telle union choquait encore. Mais ce n’est pas tout : il s’appelle Louis Félix et ce nom révèle une origine scandaleuse dans le contexte des siècles passés. Son ancêtre était enfant naturel. Est-ce cette « tâche » ou la simple humanité qui lui fait accueillir M., le fils naturel de Malusci ?

La quête du père

Cette question de la bâtardise est une trame forte du roman. M. veut connaître son père, et, à peine adolescent, il convainc le chauffeur de taxi de Constance de l’emmener vers Toulouse. Seuls Jacqueline et Louis comprennent et acceptent le jeune garçon. Mais la bâtardise est aussi celle d’un autre protagoniste : Franz. Il est né en Allemagne, il s’est marié avec Julie, une des tantes de Simon. Son existence ressemble à celle de M. et à celle de centaines de milliers d’enfants nés d’un couple « mixte » pendant et surtout juste après la Seconde Guerre mondiale. Des jeunes qui cherchent un père, reparti vers les États-Unis, la Nouvelle-Zélande ou la France, ailleurs aussi sans doute.

L’Enfant dans le taxi met en lumière la quête du père et celle du fils. M. veut savoir qui est Malusci, et le narrateur veut savoir qui est M. Quelque chose unit ces deux hommes, qu’il veut comprendre : « J’ai pensé que j’étais le frère de M. dans l’ordre des condamnés au remodelage, à la fiction. Son frère dans l’ordre des intranquilles, des insatiables, des boiteux. »

L’intrigue est faite de voyages entre Constance et le sud de la France, de recherches sur internet, de plans grossis pour identifier une rue, une maison. Pour les enfants de Simon qui l’accompagnent, repérages et photos sont comme la préparation d’un film qu’ils tourneraient autour du mystérieux fils caché. C’est aussi affaire de paysages, car tous les romans de Sylvain Prudhomme sont ancrés dans des lieux qu’il décrit avec précision et lyrisme, évoquant, pour le gamin bouleversé arrivé en taxi, « la nuit alentour sans un souffle, les grillons même sifflet coupé, la lune seule suspendue au-dessus de leurs têtes dans le ciel, les ifs pareils dans la nuit à d’immenses masses noires toutes proches ». Quelques phrases nominales, comme des vers libres glissés dans la prose romanesque. On sent, à lire Prudhomme, que la consistance naît d’un cadre et d’un moment.

Explosion intime

Cela vaut pour certaines séquences, au sens cinématographique, du roman. Ainsi, lors d’une fête de famille, comme il s’en tient chaque année, mais cette fois-ci plus apaisée qu’à l’ordinaire. Imma trône parmi les siens. On va, on vient, on mange, on s’amuse, on parle, on se fait des confidences. Cela commence par des messages WhatsApp sur le fil familial, cela se termine dans un coin isolé où l’on développe. Du temps de Malusci, c’était « le grand défouraillage » : « […] toujours un mot finissait par partir de travers, jugement à l’emporte-pièce généralement émis par Malusci au moment où chacun croyait enfin voir le bout du tunnel, vacherie décochée à l’arrivée du dessert, premier tir qui fatalement déclenchait les hostilités […]». Le patriarche de cette famille a été artilleur, et il aime ces explosions comme il aime l’armée, ou la Légion étrangère. D’autres explosions l’auront obligé à quitter l’Oranie où il avait exploité une immense vigne héritée de sa famille. Explosion intime aussi que de se rappeler l’amour pour Liselotte, de songer à l’enfant qu’il avait eu avec elle. Ce secret, il le racontait à Bahi, un vieil ouvrier algérien à qui Simon avait rendu visite dans son pays, personnage central d’un autre roman. Les secrets ne tiennent guère, face aux sentiments, et c’est « Comme une pierre continue de ricocher longtemps après que la main qui l’a lancée est retournée à son immobilité. »

Long travelling

Le couple, l’enfant naturel, la famille, rien de bien original dans ces thématiques, se dit-on. Il serait naïf et réducteur de s’arrêter une fois encore au « sujet ». L’écriture de Sylvain Prudhomme, son art de faire courir une longue phrase sans qu’elle perde le souffle, fait la force de ce roman. Parfois, la phrase est un long travelling, et l’on songe, allez savoir pourquoi, à Coppola ou Visconti : la durée traduit les émotions, les sentiments, les pensées. L’Enfant dans le taxi est « un livre vers lui », ce M. qui trouvera toute sa place grâce à Simon, et qui connaîtra enfin l’apaisement, au terme du voyage. Quant aux lecteurs de Sylvain Prudhomme, à ceux qui l’ont découvert avec Par les routes, ils auront envie de tout lire. Il a un univers à la fois vif et mélancolique, une écriture aussi précise qu’enlevée : on est en littérature.

N. C.

Sylvain Prudhomme L’Enfant dans le taxi Éditions de Minuit 220 p. 20 euros.


L’École des lettres est une revue indépendante éditée par l’école des loisirs. Certains articles sont en accès libre, d’autres comme les séquences pédagogiques sont accessibles aux abonnés.

Norbert Czarny
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