L’épreuve des faits

Dans « France », Bruno Dumont met en scène l'obscénité d'un certain journalisme de télévision par l'intermédiaire d'une vedette d'un talk show sur les malheurs du monde, incarné par une Léa Seydoux inquiétante et magnétique. Pleine de morgue et n'hésitant pas à bidonner ses reportages dans son hideuse  fabrique de l'information, elle change de direction après avoir renversé un livreur à scooter. Par Philippe Leclercq

CINÉMA. Dans France, Bruno Dumont met en scène l’obscénité d’un certain journalisme de télévision par l’intermédiaire d’une vedette d’un talk show sur les malheurs du monde, incarné par une Léa Seydoux inquiétante et magnétique. Pleine de morgue et n’hésitant pas à bidonner ses reportages dans son hideuse  fabrique de l’information, elle change de direction après avoir renversé un livreur à scooter.

Par Philippe Leclercq

Dans une rue calme des beaux quartiers parisiens, un jeune homme du peuple se dirige prestement vers un couple en balade, le frôle, le dépasse, avant de se jeter sur un Vélib’ qu’il réduit en miettes à grands coups de pieds. Son forfait accompli, l’individu revient sur ses pas et, avant de s’esquiver, prévient le couple qu’il pourrait lui réserver le même sort. Silence. Incrédulité. Le plan s’attarde sur la jeune femme, France (Léa Seydoux), journaliste vedette d’un célèbre talk-show, la tête délicatement posée sur l’épaule de son compagnon, un fin sourire sur les lèvres. Son regard caméra est calme, doux, confiant, indifférent à l’avertissement qui vient de lui être adressé. Ses yeux nous défient tranquillement ; ils n’ignorent ni ne craignent notre jugement. Ils ne voient que le présent, le seul moment qui fait d’elle ce qu’elle est, et qui la protège.
France de Meurs (c’est son nom) n’a pas (plus) peur, car elle se sait inaccessible, intouchable, défendue (encore) par la frontière de l’image qui fait écran, qui la défend. Elle apparaît maintenue à distance du barnum médiatique (son déballage, son « buzz » et ses
« clashs » permanents) dont elle est paradoxalement l’hideuse icône. Ce qui renvoit au ténébreux oracle rendu par Éric Reinhardt tant il éclaire l’inquiète colère de Bruno Dumont à l’égard de l’obscénité d’un certain journalisme de télévision et de son traitement de l’information (l’infotainment, comme disent les Anglo-saxons) :

« Un jour peut-être (quand le vase sera plein) (quand l’exaspération des individus sur le problème de la justice sociale aura atteint un tel degré d’incandescence que les diversions distrayantes des talk-shows deviendront des agressions injustifiables), le voyeurisme se transmuera peut-être en hostilité, le désir de regarder se transmuera peut-être en désir de vengeance, un basculement de ce précaire équilibre entre envie et curiosité, jalousie et voyeurisme, aigreur et désir de distractions, inversera peut-être les dispositions du public ? Et c’est alors que surviendront de vrais problèmes. La célébrité ne sera protégée par rien. […] plus rien ne pourra la protéger d’une intrusion éventuellement violente du téléspectateur. Ils [journalistes et people] s’exposent pour s’attirer sa tendresse : la même pornographie peut s’attirer sa violence. »

Tout à l’ego

France de Meurs, avatar de Laurence Ferrari ou de Léa Salamé (choix non limitatif), est une star de la chaîne d’information en continu « i » (tout court), comme i-télé autrefois (aujourd’hui Cnews). Douée d’un pouvoir indexé au niveau d’audience stratosphérique de son émission
« Regards sur le monde », elle a ses entrées dans tous les cercles de pouvoir. Elle est sûre d’elle, pleine de morgue, sans complexe ni respect, y compris avec le chef de l’État qu’elle ignore ostensiblement, puis interpelle lors d’une conférence de presse (surréaliste) à l’Élysée en ouverture du film.
Sans scrupules non plus, la jeune femme n’hésite pas à « bidonner » ses reportages de terrain pour peu qu’ils fassent de la belle image sensationnelle, elle au centre. Son filon : les malheurs du monde, à l’instar de son lointain « modèle », Chuck Tatum (Kirk Douglas), le reporter aux dents longues du Gouffre aux chimères (1951) de Billy Wilder (film préféré de son auteur, comme nous le rappelait il y a peu Jonathan Coe dans son passionnant roman Billy Wilder et moi). Dans le privé, France partage négligemment sa vie avec un mari écrivain (Benjamin Biolay, ectoplasmique) et leur jeune fils. Un accident de la circulation (un livreur en scooter qu’elle renverse en voiture) va cependant infléchir sa trajectoire et lui ouvrir la voie d’un possible rachat…
L’univers de France, tel que la mise en scène de Bruno Dumont le dessine, est délimité par des frontières invisibles qui en isolent le fonctionnement. D’emblée, quelque chose d’irréel semble émaner du personnage et de son proche entourage. Un peu comme si l’héroïne évoluait dans un monde clos, un monde qui n’appartiendrait qu’à lui-même, figé, codé, vicié. Le trucage numérique, permettant la scène inaugurale de conférence de presse du président de la République face à un parterre de journalistes, au premier rang duquel trône France (se livrant en aparté à quelques gestes obscènes avec son assistante Lou, incarnée par Blanche Gardin), donne l’apparence d’un petit théâtre ridicule et fatigué, d’un jeu de cour cynique et rance, fin de partie. Face aux postures du jeune « monarque », France est une reine qui ne cherche même plus à faire illusion. La France, c’est elle, elle qui prétend analyser et donner à comprendre l’actualité qui la compose. Son prénom est un miroir déformant qu’elle tend tous les soirs à son « public » dans une émission de faux débats et vrais ronds de serviette, où la représentation des faits vaut plus que les faits eux-mêmes.
Toujours parfaitement apprêtée, France présente un visage avenant, lisse, lourdement fardé. Une couche diaphane recouvrant sa noirceur morale. Chaque geste qu’elle exécute, chaque mot qu’elle prononce est relayé, commenté, amplifié sur les réseaux sociaux. Lou, sans cesse à ses côtés et en contrepoint, est son porte-voix, sa pensée exprimée sans filtre. Celle-ci vante les talents de France, s’émerveille de la « beauté de la misère », compte les points d’audimat, se réjouit du « bruit » que déclenchent les petites polémiques de plateau ou les reportages de terrain (scènes de guerre, migrants en Méditerranée, scandales sexuels, etc.). Chaque sujet n’est, au fond, qu’un marchepied pour la journaliste, un moyen de se mettre en scène, de faire d’elle le sujet du reportage qui devient l’épisode d’une sorte de feuilleton ou de roman-photo ayant pour titre : « France à la guerre », « France chez les supplétifs anti-djihadistes », « France sur la route des migrants », « France à la rencontre d’un prédateur sexuel du nord de la France ».

« Le pire, c’est le mieux »

Bruno Dumont calque son dispositif de mise en scène sur celui déterminé par France (et son équipe de reporters) et en dénonce la désinvolture, l’imposture, l’absence d’éthique. Chaque intervenant est traité comme un animal de foire (les claquements de doigts de France pour diriger le regard d’un jeune combattant), qui devient acteur de la fiction que la journaliste souhaite raconter à son public. Ses reportages apparaissent davantage comme le fruit d’une construction spectaculaire et d’un montage d’images qu’un travail d’enquête de « la » vérité des faits, mise à nue, fouillée, interrogée, interprétée.
L’information, c’est France qui la décide, la fabrique, la forme ou la sabote. Comme lorsqu’un incident en régie laisse entendre les blagues et commentaires déplacés qu’elle échange avec Lou pendant la diffusion en direct d’un reportage sur une embarcation de migrants. Provoquant l’agitation des réseaux. Et un scandale ? Des excuses ? Une démission ? Nenni. « Le pire, c’est le mieux », tranche Lou. « En vingt-quatre heures, tout sera oublié. » Et la popularité de France renforcée. L’intéressée savoure. Dans un monde d’apparences et d’images à flux constant, la morale serait-elle de si peu de poids, et la mémoire si volatile ? Quid de la déontologie ? Une indignité chasse l’autre. Le mouvement étourdit, l’effronterie mystifie.
En adoptant le point de vue de son héroïne, le film de Bruno Dumont donne du monde qu’elle habite une image volontairement anamorphosée, parodique, irréelle. Ses contours sont vagues, sa consistance artificielle. Un peu comme si le personnage vivait dans une autre réalité, un autre univers fait d’une autre matière. Quand France circule en voiture, les limites de l’habitacle de son véhicule disparaissent (comme les sons), la réalité extérieure n’a pas plus d’épaisseur que les images des décors qui défilent en transparence. L’immense appartement qu’elle partage avec son mari et son fils (des personnages fantoches) ressemble à une sorte de crypte, au mieux un décor de théâtre lugubre où des êtres sinistres jouent le rôle d’amis. Pas de parents, peu d’affects. Y compris lorsque France s’émeut de la souffrance qu’elle cause aux autres et/ou qu’elle filme ; l’apitoiement est toujours dirigé vers elle.
L’accident qu’elle cause lui offre néanmoins l’occasion de se racheter. Pour cela, elle dépense sans compter, et subvient aux besoins de la famille du livreur hospitalisé. Ébranlée, la jeune femme sombre dans une violente dépression, entrouvrant la voie d’une possible rédemption à laquelle ni Dumont ni le spectateur ne croient vraiment. Internée dans un centre de soins huppé, la jeune femme, au teint jusqu’alors cadavérique, retrouve des couleurs ; elle annonce son intention de quitter le métier, trahit quelque faiblesse, en un mot, s’humanise, ou le croit-elle, avant de revenir dans l’arène…

Système aliénant

France est une satire féroce des chaînes d’information en continu, à considérer comme une formidable leçon de journalisme et vrai repoussoir pour tout prétendant au métier. Avec son humour pince-sans-rire, loin du comique grotesque de P’tit Quinquin (2014) ou de Ma Loute (2016), le film de Bruno Dumont fustige l’inconséquence du journalisme-spectacle, la course à l’émotion, le déficit de réflexion, la hiérarchisation confuse de l’information, le brouillage des repères, la tyrannie des réseaux, la manipulation de l’opinion. À travers son héroïne, le cinéaste s’en prend à un système médiatique hors-sol où le/la journaliste n’est plus le vecteur d’une information à laquelle il/elle prête sa capacité d’analyse afin de décrypter, lever du sens et rendre lisible la réalité aux yeux du plus grand nombre, mais plutôt l’animateur/trice vedette d’un spectacle d’infos ou de pseudo-débats servis par une petite coterie d’intervenants à la pensée unique (souvent conservatrice).
Dans le rôle-titre, Léa Seydoux est d’une puissance troublante, inquiétante, magnétique. Elle est ici admirablement dirigée. Son jeu se situe sur une ligne de crête qui signale l’ambivalence de son personnage égaré dans sa propre démesure. Animal féroce à sang froid, elle se heurte à l’imprévu, fait l’épreuve de la bonté et manque de se noyer dans un océan de narcissisme compassionnel. Elle découvre la honte, le vide, la peur. Ses certitudes vacillent, et les traits jusqu’alors figés de son visage à la bouche rouge sang frémissent jusqu’à se déformer et ne plus laisser que le masque d’une humanité dévastée lors d’une crise de larmes (hallucinante) filmée en contre-plongée dans sa voiture. Une femme apparaît alors, qui nous bouleverse – la laideur de la pensée et la souffrance de l’esprit mêlées – au milieu d’un parcours dont la chute ascensionnelle, scandée par la musique élégiaque de Christophe, ébranle notre jugement.
Philippe Leclercq

Philippe Leclercq
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