Le multilinguisme en Europe hier et aujourd’hui : un idéal devenu un défi

Le multilinguisme en Eutope
La devise «The more languages you know, the more of a person you are » (« Plus tu connais de langues, plus tu es humain ») a présidé à la première définition très idéaliste du mot « multilinguisme », qui apparaît dans la communication de la commission au Parlement européen du 22 novembre 2005 intitulée « Un nouveau cadre stratégique pour le multilinguisme ».
En 2008, une nouvelle communication, « Multilinguisme : un atout pour l’Europe et un engagement commun », a installé l’objectif du Conseil européen de Barcelone (l’acquisition de deux langues, en plus de la langue maternelle, dès le plus jeune âge) au cœur de la politique de la commission en faveur du multilinguisme.

Un nouveau paysage linguistique

Ces déclarations généreuses ont suscité une adhésion commune spontanée, mais elles s’accompagnaient d’un implicite qu’il faut aujourd’hui revisiter. Dans la formule « deux langues en plus de la langue maternelle », on entendait par langue maternelle une langue « parfaite » (ou de référence) qui était aussi la langue de l’école pour la majorité des élèves ou des étudiants dans les classes. Et on entendait généralement par deux langues étrangères deux langues choisies parmi les langues officielles à l’intérieur de l’Union.
On avait alors la conviction que le multilinguisme serait un levier pour promouvoir l’intégration, la cohésion sociale en Europe. Et l’on ne doutait pas que la mobilité, constamment encouragée, serait un facteur essentiel pour développer le multilinguisme associé à la construction d’une nouvelle citoyenneté. Au cours de la dernière décennie, de nouvelles problématiques sont apparues et, signe révélateur, le Commissariat au multilinguisme, créé en 2007, a disparu dès 2009. Autrefois atout, le multilinguisme est désormais un défi qu’il s’agit à la fois de mesurer et de relever.
Les diverses phases d’élargissement de l’Union européenne ont sensiblement modifié le paysage linguistique européen. L’Union compte aujourd’hui vingt-trois langues officielles et soixante langues régionales. Avec les vagues de migration actuelles et l’afflux de réfugiés, des dizaines de nouvelles langues-cultures arrivent en Europe.

Multilinguisme ou syndrome de Caliban ?

Parallèlement, les dernières enquêtes PISA révèlent que vingt-cinq pour cent des jeunes Européens âgés de quinze ans ne maîtrisent pas les compétences de base en lecture compréhension. Il existe aujourd’hui une nouvelle génération de personnes multilingues « qui utilisent au  quotidien deux, voire trois langues, sans toutefois véritablement en maîtriser aucune » (Linguistic Competences and the Development of Modern European Society, Wolfgang Mackiewicz, Varsovie, 28-29 septembre 2011).
Ce nouveau multilinguisme va de pair avec une difficulté à lire et à apprendre le monde, à formuler sa pensée, à comprendre l’autre. Il s’apparente à une misère linguistique qui fait le lit de l’exclusion et menace la cohésion sociale. La malédiction de Caliban, à qui Prospero a (sans doute bien mal) enseigné le langage, frappe à Madrid, Bruxelles, Londres, Paris…

« Caliban. – You taught me language ; and my profit on ’t / Is I know how to curse.»
[«Vous m’avez enseigné le langage, et le profit que j’en tire / Est que je sais maudire. »]
(William Shakespeare, La Tempête, acte I, scène 2, trad. J.-M. Desprats.)

On découvre également que la diversité linguistique voulue par les institutions tend à se réduire à mesure que la mobilité s’accroît. L’anglais étant aujourd’hui installé comme langue des échanges, la plus-value apportée par une autre langue étrangère n’est plus aussi évidente qu’au début de ce siècle. Les efforts entrepris il y a dix ans en faveur du multilinguisme sont moins soutenus.
Sous l’effet de contraintes budgétaires liées à la crise économique, de nombreux systèmes scolaires et universitaires sont tentés de restreindre leur offre de formation en langues vivantes étrangères.
La mobilité, enfin, pilier traditionnel de la politique linguistique de l’Union européenne, n’est plus nécessairement associée à l’idée de progrès en langue. L’adresse digitale supplante l’adresse linguistique. Les étudiants chinois ou suédois inscrits à l’université de Faro ou de Bologne restent connectés avec leurs amis, leur famille, et se dispensent d’apprendre le portugais ou l’italien. Les nouvelles technologies permettent à chacun de conserver son réseau d’amis ou de followers avec qui il communique différemment, dans de nouveaux langages souvent informels, ponctués d’icônes, d’émoticônes, etc.
De même, les immigrants restent connectés à leurs racines linguistiques et culturelles. Les nombreux écrans qui ouvrent sur le monde font également écran : ils favorisent le repli sur l’entre-soi, créent des ghettos linguistiques et culturels. Le multilinguisme rêvé : des compétences de haut niveau, d’expression et de compréhension, à la fois écrites et orales, dans plusieurs langues officielles, a fait place à un pseudo-multilinguisme de fait, lequel se caractérise par la capacité pour une même personne de mobiliser en contexte non pas plusieurs langues, mais plusieurs langages tronqués et hybrides, plusieurs codes aux fonctionnalités extrêmement limitées.
Si ces langages nouveaux présentent quelques avantages : une certaine créativité, une sensibilité aux langues étrangères, ils comportent aussi de nombreux risques. Piètres outils, ils génèrent des situations d’incompréhension ou de compréhension partielle, des conflits interculturels, un appauvrissement programmé de la pensée et de la connaissance.

Des classes de « semi-lingues »

Il y a cinquante ans, la langue culture de la maison était, à terme, nécessairement doublée, voire supplantée, par la langue-culture du pays d’accueil, de l’école, puis éventuellement de l’université. Elle survit désormais dans les familles, le plus souvent seulement sous la forme orale et sur les écrans. On découvre qu’elle peut entrer en conflit avec la langue-culture de l’école, perçue comme le vecteur d’une culture autre, parfois hostile. Vingt-six pour cent des jeunes de moins de quinze ans, en France, regardent la télévision (en moyenne trois heures par jour selon l’INSEE) dans une autre langue que le français (Vincenzo Cicchelli et Sylvie Octobre, « Sur le cosmopolitisme esthétique chez les jeunes », Le Débat, 2015/1, n° 183).
De nombreux élèves et étudiants se retrouvent aujourd’hui dans une situation de diglossie qui rend problématique tout apprentissage. Ils suivent des cours dans leur deuxième, voire troisième, langue. La langue de la maison et des loisirs ne sera jamais ni lue ni écrite ; la langue de l’école, langue académique, risque de n’être jamais pleinement appropriée. Ces situations de double, voire triple, semi-linguisme posent de nouveaux problèmes aux enseignants, qui ne sont pas formés à cette réalité. Elles font le lit du décrochage scolaire, puis de la marginalisation et de l’exclusion.
Au risque de connaître l’amère expérience de Prospero, l’école et l’université sont aujourd’hui confrontées à deux défis : redéfinir la finalité de l’enseignement des langues d’une part, et penser la didactique et la pédagogie de l’entrelangues / cultures, d’autre part.

Redéfinir les finalités de l’enseignement des langues

Au siècle dernier, siècle de la communication, la plupart des politiques linguistiques mises en œuvre étaient fondées sur le présupposé suivant : le développement personnel était lié à l’aptitude à parler plusieurs langues étrangères afin de pouvoir circuler, sortir de ses frontières, être employable, générer de la croissance. Languages for growth and employability (cf. Communication from the Commission Rethinking Education : Investing in skills for better socio-economic outcomes. Language competences for employability, mobility and growth, Strasbourg, 20 novembre 2012).
En ce début de XXIe siècle, les politiques linguistiques sont peu à peu amenées à changer de paradigme. L’ailleurs est désormais également ici. Le présupposé d’autrefois est en pleine mutation : la capacité de communiquer, à un simple niveau de survie, dans une lingua franca internationale ne suffit plus. Le progrès n’est plus seulement lié au fait de franchir des frontières pour ouvrir des marchés. Il faut également prendre en compte la nécessité de donner à chacun les mêmes chances de réussite, de maintenir une cohésion sociale, de développer la compréhension interculturelle, de produire du savoir et de le diffuser dans une société multilingue et multiculturelle, en d’autres termes, de  former l’honnête homme du XXIe siècle. Languages for peace.
En contrepoint naturel s’impose aussi l’impérieuse nécessité d’adopter une démarche réflexive, d’évaluer justement l’apport et les limites de sa propre langue-culture pour décrypter la complexité du monde.

Concevoir une nouvelle didactique et une nouvelle pédagogie

Au cours des dernières décennies, la pédagogie des langues vivantes, quelles qu’elles soient, a été le plus souvent modélisée sur la pédagogie de l’anglais, langue de communication internationale. De l’école à l’université, l’enseignement de la communication a pris le pas sur l’enseignement de la langue-culture pour les professeurs de langue. L’ouverture internationale des établissements scolaires et universitaires a été confondue avec l’enseignement de toutes sortes de disciplines en anglais (langue considérée comme neutre), avec la publication d’articles en anglais, sans que l’on interroge jamais l’incidence de l’usage d’une autre langue d’enseignement sur la nature du savoir transmis, de la réflexion et de la recherche induites. On a entériné l’idée que la construction de compétences culturelles était postérieure à l’installation d’une compétence de base en communication.
On a jugé préférable, à l’université, de distinguer le cursus « Langues et cultures étrangères » et le cursus « Langues étrangères appliquées », l’un privilégiant la culture,
l’autre la communication dans le contexte des affaires. Comme si une langue, quelle qu’elle soit, s’affranchissait de son lest culturel dès lors qu’elle était « appliquée ».
Il n’est guère étonnant de voir fleurir aujourd’hui des masters de management interculturel dans les écoles de commerce et des modules de « résolution de conflits interculturels » dans les organismes de formation continue.
Le professeur de langue vivante étrangère ne saurait être un simple professeur de communication. Il a, de plus en plus, vocation à être un professeur de langue-culture, un médiateur, celui qui construit la compétence d’expression de soi, mais surtout la compétence de dialogue et de compréhension interculturelle, ce  pontifex qui donne les clés pour reconnaître les barrières linguistico-culturelles et qui permet de les franchir sans dommages et – pourquoi pas ? – avec un profit cognitif.
Les politiques éducatives et linguistiques sont aussi amenées à repenser la place et la pédagogie de la langue de scolarisation (laquelle, pour un nombre croissant d’élèves, n’est pas la langue maternelle) parmi toutes les langues présentes ou enseignées dans l’école. Le nouveau «socle commun  de connaissances, de compétences et de culture » en France fait de la « maîtrise des langages pour penser et communiquer » son domaine prioritaire, invitant ainsi les professeurs de toutes les disciplines à enseigner leur langue (langue de la scolarisation, mais aussi langue et rhétorique de l’histoire, des mathématiques, de la technologie, etc.).
Et peut-être faudra-t-il réévaluer les pratiques pédagogiques excessivement centrées sur l’apprenant, le développement de l’expression de soi à l’oral, au détriment des autres volets de l’apprentissage.
« Quelle langue parlons-nous ? Nous parlons dix, vingt, trente pour cent des mots de notre langue », expliquait Michel Serres dans une intervention à l’École normale supérieure de Paris le 13 mai 2008. À trop privilégier, dans les classes, l’oral et la langue des contacts sociaux, le risque est grand de n’enseigner qu’une petite partie de la langue, de l’amputer de son lest et de son génie et, à terme, de démotiver les apprenants.
Les compétences de réception (écoute de l’autre, lecture-compréhension) devront retrouver une place de choix en corrélation constante – dès le tout début de l’apprentissage – avec les compétences d’expression orale. Or, si les programmes de langue vivante au collège et au lycée, en France, insistent bien sur le lien langue-culture, ni la médiation, ni la compréhension interculturelles ne sont posées comme objectifs prioritaires de l’éducation en Europe, à la différence de ce qui se fait en Australie et en Nouvelle-Zélande, par exemple.
Dès 2007, le Groupe de haut niveau sur le multilinguisme lançait une alerte :

« Languages are a means of communication, but they are also an important aspect of personal, social, and cultural identity. »
[« Si les langues sont un moyen de communiquer, elles constituent aussi un aspect important de l’identité personnelle, sociale et culturelle. »]
(Commission of the European Communities, High Level Group on Multilingualism, final report, 2007).

Nulle langue, qu’elle soit à grande ou à faible diffusion, n’échappe à cette définition. Les sociétés devenant de plus en plus multilingues et multiculturelles, l’école et l’université
devront se donner les moyens de faire face à une babélisation de surface, de prendre appui sur les diverses langues des apprenants pour construire un véritable multilinguisme-multiculturalisme. Il ne s’agit plus seulement d’enseigner la communication orale, mais de construire la capacité de lire et comprendre un discours élaboré en plusieurs langues, de puiser dans plusieurs répertoires linguistiques pour appréhender la diversité des hommes et du monde, et faire progresser la connaissance dans le champ des humanités comme dans celui des sciences.

Annie Lhérété,
Inspecteur général de l’Éducation nationale honoraire
& Membre associé du Conseil européen pour les langues

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• Cet article a été initialement publié dans “l’École des lettres”, n° 1, septembre 2016.

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Annie Lhérété
Annie Lhérété

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