Ne les laissez pas lire ! Polémiques et livres pour enfants

Claude Ponti, l’ABF contre la censure. Badge réalisé pour l’Association des
bibliothécaires de France © Claude Ponti, 2014

Une exposition de la BNF pour cogiter en famille

La vie de la littérature de jeunesse n’a jamais été un long fleuve tranquille. Tandis que la loi du 16 juillet 1949, encadrant les publications destinées à l’enfance et à la jeunesse, vient tout juste de fêter son soixante-dixième anniversaire, la Bibliothèque nationale de France a eu l’idée opportune de proposer un affichage des réceptions contrariées de certains titres emblématiques, du début du XXe siècle à l’époque actuelle, sous le titre volontairement paradoxal : « Ne les laissez pas lire ! Polémiques et livres pour enfants ».

Pour une histoire de la réception des livres pour enfants en France

Organisé chronologiquement, l’affichage regroupe différents panneaux correspondant aux grandes périodes tout à la fois de tension et d’émancipation liées à la production littéraire de jeunesse.
En France, tout se noue donc avec L’abbé Louis Bethléem (1869-1940) quand il publie en 1904 son « essai de classification », Romans à lire et romans à proscrire. Le moralisateur réactionnaire engage ainsi un combat sans merci contre l’idéologie transgressive, qui, selon lui, est en train de contaminer jusqu’aux premières lectures de l’enfant, alors même que l’œuvre de la diablesse George Sand est mise à l’Index.
Il est cependant à noter que les polémiques engendrées par certaines publications ne sont pas simplement le fait de catholiques intransigeants.
Le propos de Georges Sadoul, directeur du journal pour enfants, Mon camarade, dans Ce que lisent vos enfants (1938) semble davantage enclin à dénoncer l’uniformisation des héros « liés de très près aux trust américains ». La popularisation grandissante des illustrés ne va faire qu’attiser l’esprit de censure, fustigeant notamment les Pieds-Nickelés, mal-parlants par excellence. Tout se passe comme si le livre pour enfants constituait un espace à protéger coûte que coûte contre les vices de la société moderne. Ce credo ne faisant que se renforcer à la parution du Journal de Mickey (1934), coupable d’indigence « intellectuelle et morale », et qui « doit être rigoureusement banni des familles et des œuvres catholiques ». En tout état de cause, comme le met en perspective l’exposition, les années quarante constituent un tournant dans la démarche de proscription et pas seulement sous le gouvernement de Vichy avec la promulgation de la liste « Otto » visant notamment les ouvrages anti-allemands.
En 1949, dans le sillage de la promulgation de la loi – encore en vigueur – mentionnée en introduction, une commission de surveillance est mise en place avec pour mission un contrôle des œuvres après publication. La violence s’impose comme le tabou suprême à ne jamais transgresser. À ce titre, on se méfie au premier chef des comics venus des États-Unis. Tarzan, le fils de la jungle, est ainsi mis au ban, car tendant trop vers le surhomme et surtout pas assez « habillé ». La commission se montre en outre très vigilante à l’égard de la production étrangère. Elle ne goûte enfin que très modérément l’esprit de transgression inhérent à un sous-genre qui a de plus en plus le vent en poupe, la bande dessinée.
Une vignette de Lucky Luke vient ainsi heurter sa sensibilité où l’on voit dans l’une des cases Billy the Kid nouveau-né téter non un biberon comme attendu mais un revolver de gros calibre. Même si les années 1968 viennent faire sauter les verrous d’une création littéraire de plus en plus libérée, comme en témoigne la publication du Petit livre rouge des écoliers et des lycéens (1971), censé permettre aux plus jeunes de comprendre entre autres le sens des mots, « stupéfiants » ou pis « contraception, les polémiques n’en sont que plus vives.
« Non, maman, n’achète pas ce livre, il va faire peur à grand-mère ![1] »
L’exposition s’appuie sur des extraits de déclarations souvent outrées, qu’elles soient prononcées par des spécialistes de l’enfance comme Françoise Dolto (tribune dans l’Express, 1972), des politiciens enclins à revigorer la partie la plus réactionnaire de leur électorat, à l’exemple de Jean-François Copé indigné après la publication de Tous à poil ! (2011) ou tout simplement par des bibliothécaires inquiètes, quand est redécouverte, au début des années cinquante, l’œuvre de Louis Pergaud, La Guerre des boutons.
Alors que l’univers du livre se développe et que la jeunesse devient une matière première féconde de l’imaginaire littéraire, une partie de l’opinion publique hexagonale reste prompte à se braquer dès que cet espace présumé protégé s’ouvre à des thèmes potentiellement dangereux ou anxiogènes comme le corps, la violence scolaire ou les relations hors-normes entre les êtres. De ce point de vue, une maison d’édition comme l’École des loisirs a participé à la promotion d’œuvres non conventionnelles comme Max et les maximonstres (Maurice Sendak, 1973) ou Le Géant de Zéralda (Tomi Ungerer, 1971).
À chaque fois (ou presque) pourtant, les blâmes pleuvent, fustigeant l’éloge du « mauvais garçon » chez Sendak ou l’alliance contre-nature entre la petite cuisinière et l’ogre chez Ungerer. Le paradoxe étant – et cela l’exposition ne fait que le suggérer – que les œuvres politiquement incorrectes demeurent souvent les plus dignes d’intérêt pour le jeune lecteur. Sinon, comment comprendre l’attrait pour La Sixième de Susie Morgenstern (1984) voire, « pire », pour La Guerre des chocolats de Robert Cormier (1986) qui ne taisait rien de la réalité de la violence scolaire.
Attrait au moins aussi vif que ne l’est le blâme, comme en atteste une publication qui a fait date : Écrits pour nuire : littérature enfantine et subversion (UNI, 1985) de Marie-Claude Monchaux, faisant de Cormier et de Morgenstern deux de ses cibles privilégiées.
L’exposition a ainsi le mérite de soumettre au questionnement le degré de tolérance du lecteur parent ou lecteur professionnel de l’enfance et/ou de l’éducation. Jusqu’au peut-on aller dans la monstration de la réalité sociale et humaine ? Quelles sont les limites à ne pas franchir ? L’évolution de la loi de 1949 (modification en 2011 de l’article 2) est de ce point de vue intéressante à plus d’un titre. Moins moralisatrice dans ses proscriptions qui ne visent plus les « vices » d’un personnage coupable de « paresse » ou de « lâcheté », elle se concentre sur les interdits fondamentaux comme la pornographie, l’incitation à la discrimination ou la haine et plus globalement « tous actes qualifiés de crimes ou de délits ou de nature à nuire à l’épanouissement physique mental ou moral de l’enfance ou la jeunesse ».
Où est l’enfant lecteur ?
L’exposition aurait évidemment gagné à davantage s’appuyer sur la réalité des sentiments du jeune lecteur, pour bien distinguer la doxa de l’adulte de l’appréciation de son rejeton. Car, pour leur grande majorité, les auteurs et illustrateurs de jeunesse conçoivent leurs œuvres non comme un bréviaire mais comme un support fictionnel de questionnement. En ce sens, s’il est effectif que Fifi Brindacier demeure authentiquement transgressive, il n’en reste pas moins vrai qu’il n’existe pas de Fifi Brindacier « en vrai ». Et cela, les jeunes lecteurs et lectrices le comprennent immédiatement. La sentence des adultes « ce n’est pas bien ce que fait Fifi » reste secondaire pour le jeune lecteur d’abord attaché au plaisir du texte et au charme de la fiction.
Le titre de l’exposition se révèle par conséquent des plus justifiés en contrefaisant judicieusement le titre de l’ouvrage salutaire de Geneviève Patte, Laissez-les lire ! (1978) dont on extraira un segment essentiel :

« Ne craignons pas trop vite de traumatiser les enfants. Le danger est bien plus dans ce qui est faux, mièvre et ennuyeux, que dans ce qui est trop fort dans sa vérité. »

Un énoncé, de fait, nécessairement polémique, si un contempteur zélé décidait ne n’en garder que la première phrase pour la monter en épingle. Un énoncé, pourtant, qui pourrait servir d’exergue aux journées organisées par les bibliothécaires américaines où sont mis à l’honneur les livres de jeunesse proscrits par les autorités bien pensantes.
Le 31 mars 2019, trois prêtres polonais avaient organisé un autodafé pour excommunier définitivement la saga de J.-K. Rowling. Si ce fait divers reste épisodique et pathétique, il n’en révèle pas moins, d’une part l’outrance impitoyable de l’esprit de censure et d’autre part la continuité des pratiques punitives de ses zélateurs. L’abbé Bethléem, ne parvint-il pas à populariser son action à l’hiver 1926 en lacérant publiquement les journaux de jeunesse « licencieux » vendus dans des kiosques de la capitale ?
En 1963, le représentant de l’Union nationale des associations familiales ne fustigeait-il pas Mandrake en des termes similaires à ceux des ennemis du sorcier de Poudlard ?

« Le héros, s’en remet, pour vaincre, à l’hypnotisme ou à la magie et ces péripéties extravagantes, aux constituantes hallucinatoires ou effrayantes, sont finalement de nature à “démoraliser” la jeunesse. »
 

Une exposition propice à un questionnement pédagogique

Comment ne pas finir par conseiller aux professeurs de collège la visite de l’exposition et de les renvoyer, au titre de son exploitation en classe, à la première page de l’ouvrage d’Emmanuel Reuzé et Nicolas Rouhaud, Faut pas prendre les cons pour des gens (Fluide Glacial, 2019) particulièrement glaçante :

« – J’ai acheté les Misérables de Victor Hugo et les pages sont presque blanches ».
– Oui. C’est tout à fait normal.
– Expliquez-vous…
– Une association contre la maltraitance des enfants a demandé à ce que les passages relatifs à Cosette soient supprimés. L’éditeur a préféré éviter la polémique… ».

Antony Soron, INSPÉ Paris.

[1]. Citation de Jean Delas à propos d’un livre de Tomi Ungerer, in Bernard Pépin, Le Livre de vos enfants, parlons-en !, Messidor / La Farandole,1985.
• Exposition Ne les laissez pas lire ! Polémiques et livres pour enfants, du 17 septembre au 1er décembre 2019, Allée Julien Cain, BnF I François-Mitterrand, quai François Mauriac, Paris XIIIe. Du mardi au samedi 9 h à 20 h, lundi 14 h à 20 h, dimanche 13 h à 19 h. Entrée libre.
Tout ce que vous avez toujours eu envie de savoir sur la Loi de 1949. Entretien avec Laurence Marion, présidente de la Commission de surveillance et de contrôle des publications destinées à l’enfance et à l’adolescence (CSCPJ),  La Revue des livres pour enfants, n° 307, juin 2019.
Bibliographie établie par la BnF.
• Voir sur le site de « l’École des lettres » les très nombreux articles consacrés à l’histoire de la littérature de jeunesse et à son enseignement.
 

Antony Soron
Antony Soron

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