Paname, Paname

Jean-Christophe Bailly, Éric Hazan et Claude Eveno : trois noms et trois livres pour arpenter la capitale aimée à l’affût de ses changements, de ses recoins, de ses places injustement oubliées et des auteurs qui l’ont racontée et la racontent encore.
Par Norbert Czarny, critique

Jean-Christophe Bailly, Éric Hazan et Claude Eveno : trois noms et trois livres pour arpenter la capitale aimée à l’affût de ses changements, de ses recoins, de ses places injustement oubliées et des auteurs qui l’ont racontée et la racontent encore.

Par Norbert Czarny, critique

En 2011 paraissait Le Dépaysement, sous-titré Voyages en France. Jean-Christophe Bailly relatait ses traversées du pays, dans ses marges, ses coins et recoins, du Brionnais à la Lorraine, en passant par le Nord, et « Gentilly, Portugal ». Onze ans plus tard, Paris quand même peut se lire comme une étape dans la capitale. Habitant du 10ème arrondissement, si l’on en juge par sa description méthodique de la rue du Château-d’Eau, il flâne et observe les quartiers d’une ville qui change, comme en écho aux vers du « Cygne », de Baudelaire, ou au très beau recueil de Jacques Roubaud qui les reprend.

« La forme d’une ville change plus vite, hélas, que le cœur des humains, mais la nostalgie n’est pas forcément le cliché du ‘‘C’était mieux avant’’. La nostalgie, fille du temps, va avec lui et l’accompagne : elle est tout sauf une forme de regret buté qui se donnerait pour visée de rayer le mouvement du temps. Dès lors qu’il apparaît, chaque instant comporte déjà l’ombre portée de sa disparition et la nostalgie n’est rien d’autre que la conscience de cette disparition, que ce qui la médite et la reprend. »

Bailly n’est pas dans le regret ou l’amertume, mais ce qui arrive à Paris l’irrite, le contrarie ou le révolte comme certains de ses contemporains : Jean Echenoz, Olivier Rolin, Winfried Georg Sebald. Ou de ses prédécesseurs, dont les plus fameux sont cités dans ce livre : Nerval, Balzac et Baudelaire, les surréalistes et Guy Debord, le plus célèbre des situationnistes qui inventent la psychogéographie. On trouve la trace de cette « théorie de la dérive » chez Modiano, dans Dans le café de la jeunesse perdue, par exemple, ou chez Perec et ses explorations méthodiques dans Lieux ou Espèces d’espaces. Deux parutions récentes viennent compléter cette ode à la capitale : Le Tumulte de Paris, signé par Eric Hazan à qui l’on doit déjà la somme L’Invention de Paris, etClaude Eveno, récemment disparu, dont Revoir Paris mérite une déambulation en sa compagnie fantôme. Ces « voyages » sont placés sous l’enseigne de Breton : « La rue, avec ses inquiétudes et ses regards, était mon véritable élément, j’y prenais comme nulle part ailleurs le vent de l’éventuel. »

Chez Bailly, Hazan et Eveno, l’essentiel tient à la connaissance intime qu’ils ont de cette ville, qu’ils aiment et arpentent, rue après rue, choisissant parfois un quartier ou s’attachant à une caractéristique. C’est le cas du zinc, matériau privilégié des toits parisiens et des comptoirs en voie de disparition dans les cafés. Ces lieux « traits d’union » selon Bailly, près desquels on se rencontrait, on parlait ou discutait, disparaissent peu à peu, et la ville en est « terrassée ». Le jeu de mots dit tout. Le commerce d’abord, et l’appât du chiffre en particulier : un comptoir se remplit moins bien qu’une terrasse. Hazan fait le même constat. Tous deux ajoutent qu’un quartier comme Saint-Germain-des-Prés n’est plus que l’ombre de ce qu’il fut. Pas plus le Flore que les Deux Magots ne servent au zinc désormais, et seuls les touristes croient encore visiter le bistrot qu’ont fréquenté Sartre et Juliette Gréco. Les meilleures librairies ont disparu ou ont quitté ce quartier « où l’on ne va plus guère »,soupire Bailly.

L’argent est roi, la voiture aussi

Les mots de Paris ont également perdu leur sens. Pour Bailly et pour qui aime la poésie, « surréaliste » renvoie à l’une des plus belles aventures du siècle passé. Il évoque Breton et Nadja, Desnos écrivant sur la rue Saint-Martin, voire Aragon et le passage de l’Opéra. Ces poètes ont métamorphosé Paris, comme l’ont fait en leur temps Nerval et Baudelaire. Or, surréaliste, aujourd’hui, est employé dans n’importe quel contexte et à propos de la moindre situation (quand elle n’est pas « ubuesque »).

Ce qui vaut pour les adjectifs vaut pour les lieux. La Samaritaine était ce magasin dans lequel toute la ville et sa banlieue affluaient, en quête d’une passoire, d’un chapeau de paille ou d’une étole. Rachetée par Arnault, elle a été évidée, transformée en une série de boutiques de marques, à quoi s’adjoint un hôtel de luxe. Le concurrent, Pinault, au parcours pourtant balzacien, a procédé de même avec la Bourse du commerce. Damien Hirst et Jeff Koons pavoisent ou se pavanent : l’argent est roi. Bailly résume cette disparition dans son chapitre sur un célèbre passage près des Grands Boulevards : « La galerie Véro-Dodat, dont non seulement la structure, mais les ordonnancements sont intacts, me semble exemplaire de ce type de transformation par dévitalisation : tout est là, et même parfaitement restauré, entretenu, mais plus rien ne subsiste de ce qui permettait aux lieux eux-mêmes de se souvenir et de rêver, car simultanée est la privation du passé et du futur. »

Le pire étant ceux qui tentent d’assassiner Paris : non seulement les bâtisseurs du Sacré-Cœur ou de la colonne Vendôme, située sur une place que personne ne fréquente, mais Georges Pompidou qui a voulu que la voiture soit reine et souhaitait recouvrir de bitume le canal Saint-Martin ; la tour Montparnasse est hélas de ces horreurs que l’on n’oublie qu’à son sommet.

Ces lieux où personne ne va

Dans son index des noms et des œuvres, Claude Eveno a une amusante façon de désigner les présidents : « président normalien » pour Pompidou, « président énarque » pour Giscard, « président provincial » pour Mitterrand. Quant aux noms de rues, Lucien de Rubempré (Illusions perdues) et d’autres héros de fiction pourraient avoir leur rue plutôt que Bugeaud ou Mac-Mahon, « président, maréchal, comte et colonisateur » dans l’index Eveno, « général capitulard, président factieux, crétin notoire » écrit Hazan. Bailly remarque que Picabia n’est pas vraiment à sa place à Belleville ou Francis Ponge dans le quartier de la Mouzaïa. Pas davantage Queneau, Mac Orlan ou Genevoix. La mairie donne des noms souvent plus par devoir que par adéquation avec l’endroit.

Bailly, qui travaille depuis longtemps sur le paysage et l’urbanisme, comme en atteste entre autres son recueil La Phrase urbaine, s’interroge sur les places et quartiers où l’on ne va jamais, comme les Champs-Élysées. Il réfléchit aux ceintures de la cité, dont déjà Hugo parlait dans Notre-Dame de Paris. « Paris à vol d’oiseau » est à cet égard un chapitre d’anthologie. Dans ces ouvrages, une même question : que faire de ce périphérique qui sépare la ville de ses banlieues ?

Le plaisir éprouvé à lire Bailly tient aussi à ses notes de bas de page. Elles précisent ou contredisent, éclairent, orientent vers d’autres livres comme Paris au XIXe siècle, l’œuvre majeure de Walter Benjamin. Souvent, elles se font polémiques ou ironiques. Dès la première page, la note sur Paul Landowski, sculpteur qui a commis la Sainte-Geneviève du pont de la Tournelle, rappelle quelques souvenirs de 1941. La note sur Aragon révèle ce que Bailly garde de lui : son obstination stalinienne. La note est ainsi pas de côté dans ce livre, bifurcation du texte, de même que, flânant, on lève le nez vers une horloge ou une cariatide. Le dernier chapitre, « Commencement », porte justement sur de tels détails, ces sortes de parenthèses dans la ville, telle l’île des Cygnes sur laquelle on s’envole peu en dépit de son nom baudelairien.

N. C.

Jean-Christophe Bailly, Paris quand même, La Fabrique éditions, 2022, 240 pages, 13 €.
Éric Hazan, Le Tumulte de Paris, La Fabrique éditions, 2021, 136 pages, 12 €.
Claude Eveno, Revoir Paris Christian Bourgois, 2017, 352 pages, 18 €.


L’École des lettres est une revue indépendante éditée par l’école des loisirs. Certains articles sont en accès libre, d’autres comme les séquences pédagogiques sont accessibles aux abonnés.

Norbert Czarny
Norbert Czarny