Retour à Reims (Fragments), de Jean-Gabriel Périot

En adaptant au cinéma le récit autobiographique du philosophe et sociologue Didier Eribon, Jean-Gabriel Périot emprunte au montage de la fiction pour raconter une histoire politique de la classe ouvrière qui part de figures féminines : la grand-mère et la mère.

Par Philippe Leclercq, professeur de lettres et critique

En adaptant au cinéma le récit autobiographique du philosophe et sociologue Didier Eribon, Jean-Gabriel Périot emprunte au montage de la fiction pour raconter une histoire politique de la classe ouvrière qui part de figures féminines : la grand-mère et la mère.

Par Philippe Leclercq, professeur de lettres et critique

Trente ans après avoir rompu avec son milieu ouvrier d’origine, le philosophe et sociologue Didier Eribon décide, à la mort de son père, de revenir en terre natale et de renouer avec sa mère. De ces retrouvailles, aussi bien familiales, géographiques que sociologiques, naquit Retour à Reims. Un essai autobiographique paru en 2009 dans lequel l’ancien Rémois retraçait son parcours de « transfuge de classe », tout en brossant le portrait de sa famille et l’histoire de la classe ouvrière du XXe siècle. C’est celui-ci qu’adapte Jean-Gabriel Périot aujourd’hui pour le grand écran.

À l’inverse de la violence suscitée par le retour du fils prodige dans les pièces de Jean-Luc Lagarce (Juste la fin du monde, 1990), celui d’Eribon n’engendrait aucun drame, ni règlement de comptes, la querelle avec son père homophobe (cause de l’incommunicabilité entre les deux hommes) étant liquidée depuis longtemps. L’esprit de l’auteur de Réflexions sur la question gay (1999) était seul habité par la « volonté de comprendre » ce qu’était devenue la classe ouvrière. Comment son délitement avait-il été rendu possible, mais aussi pourquoi ses propres parents, jadis fervents communistes, en étaient-ils arrivés à être gagnés par le vote du Front national, comme sa mère devait le lui confier timidement au cours de leurs échanges ?

Dans son ouvrage, qui a rencontré un immense succès à sa sortie en librairie, Didier Eribon appréhendait l’histoire du monde ouvrier sans nostalgie ni pathos. Il en observait les lois et mécanismes avec distance, et démontrait combien le sentiment d’abandon par la gauche avait prévalu au coup de semonce extrême-droitier des « gens d’en bas » adressé aux « gens d’en haut ». La « guerre de classes », autrefois motivée par un désir d’identité et d’appartenance au groupe, apparaissait dès lors comme une arme tournée contre la gauche, contre ceux dont les ouvriers s’estimaient trahis. À travers ce constat sans amertume, froid et lucide, le lecteur percevait néanmoins l’hommage discret d’un fils intellectuel rendu à sa famille et au milieu social dont il s’était détourné, et avec lequel il trouvait là une forme de réconciliation.

Des mots et des images d’archives

C’est sans doute parce que l’essai d’Eribon emprunte à la tradition littéraire du récit et de la confidence conduite par l’omniprésence du « je » que le documentariste Jean-Gabriel Périot (Nos défaites, 2019) a pu aisément s’emparer de sa matière autobiographique. Son adaptation, délestée des thématiques du livre traitant de l’homosexualité et du changement de classe sociale, s’appuie sur des choix parfaitement assumés qui en font la force et la pertinence.

Les « fragments » de textes retenus, et admirablement lus par la comédienne Adèle Haenel d’une voix off âpre et tendue, se concentrent sur la grand-mère et la mère d’Eribon. Elles servent de point de départ à un ample développement sur la place des femmes dans l’histoire du mouvement ouvrier du siècle dernier. Délaissant le style décousu de l’essai, dans lequel Didier Eribon passait sans transition d’un sujet ou d’une personne à l’autre, le réalisateur a construit un récit chronologique, parfaitement linéaire, en trois grandes parties d’une belle limpidité. Et, plutôt que de céder à la tentation du film-enquête de terrain en guise de mise en scène, il a opté pour un montage d’images empruntant au cinéma de fiction, aux images d’actualités, films documentaires, reportages de télévision et autres archives allant des années 1930 à nos jours.

Chaque extrait, tiré d’une cinquantaine de sources filmiques connues ou non – de Zéro de conduite (Jean Vigo, 1933), La Vie est à nous (Jean Renoir, 1936), Pourvu qu’on ait l’ivresse (Jean-Daniel Pollet, 1958), Le Joli Mai (Chris Marker et Jean Rouch, 1963) ou encore d’Élise ou la Vraie Vie (Michel Drach, 1970) –, renseigne non seulement sur ses intentions de production, mais également sur l’esprit de son époque, l’attente du moment, les espérances d’un peuple. Accolées les unes aux autres, les images offrent un large spectre de la représentation, donnant à voir la pluralité du monde ouvrier. Les mots d’Eribon, formant un tout synchrone avec les images anciennes, se trouvent alors superbement incarnés.

La qualité des prises de vues, du son et de la lumière, les corps, les visages et les regards répondent au texte de l’essayiste, en creusent le sens, racontent une histoire complémentaire de sa pensée. C’est ce qui intéresse et touche. L’histoire politique de la classe ouvrière passe par le récit de l’intime. L’intellectualité du discours prend chair dans la visibilité d’un imaginaire collectif, d’un corps social de travailleuses et de travailleurs fatigués, marqués, éprouvés, et aujourd’hui disparus des écrans. Enfin, en guise d’épilogue (évidemment provisoire), le cinéaste offre de prolonger et de valider la thèse de l’essai à l’appui d’images des récentes luttes sociales dont la violence serait l’expression d’un nouvel avertissement désespéré des « gens d’en bas » envoyé aux « gens d’en haut ».

P. L.

Retour à Reims (Fragments), documentaire (83 minutes) de Jean-Gabriel Périot, avec Adèle Haenel. En salle mercredi 30 mars.

Philippe Leclercq
Philippe Leclercq