Rétrospective Eugen Gabritschevsky (1893-1979)

Eugen Gabritschevsky, gouache sur papier, 1942 © Coll. Chave, Vence
Eugen Gabritschevsky, gouache sur papier, 1942 © Coll. Chave, Vence

Scientifique russe né à la fin du XIXe siècle, Eugen Gabritschevsky a vécu près de cinquante ans en hôpital psychiatrique. Il y a composé une œuvre picturale foisonnante et visionnaire. Elle donne lieu à une rétrospective exceptionnelle que l’on peut découvrir jusqu’au 18 septembre à la Maison rouge, à Paris.
Environ deux-cent-cinquante œuvres d’Eugen Gabritschevsky, principalement des peintures, sont rassemblées. Proposée par les commissaires Antoine de Galbert et Noëlig Le Roux, cette rétrospective, la première de cette ampleur consacrée à cet artiste singulier, est co-produite par la Collection de l’Art brut de Lausanne et par l’American Folk Art Museum de New-York, villes où elle sera également présentée au public de l’automne 2016 au printemps 2017.

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Eugen Gabritschevsky, Sans titre, gouache sur papier, 1949 © Collection Chave, Vence
Eugen Gabritschevsky, Sans titre, gouache sur papier, 1949 © Collection Chave, Vence

Un scientifique de haut niveau, créateur d’une œuvre picturale inspirée

Eugen Gabritschevsky a vécu la plus grande partie de sa vie à Eglfing, au sud de Munich. Précisément à l’hôpital psychiatrique d’Eglfing-Haar. Hormis pendant la seconde guerre mondiale où des amis le protègent en le soustrayant aux nazis et à leur impitoyable programme eugéniste (Dachau est situé à quelques kilomètres seulement de l’établissement). Il passe près de cinq décennies dans cet asile. Plus de la moitié de sa vie.
C’est à la fin des années 1920 que son état de santé se dégrade. En 1931 il est diagnostiqué schizophrène. Il meurt en 1979, laissant derrière lui plus de cinq mille aquarelles et gouaches, encres et crayons. Cette œuvre picturale foisonnante et inspirée constitue la vaste geste de son voyage intérieur. « Dans le domaine plastique, je ne sais personne à avoir suivi ce chemin de haut péril et de haut savoir », écrit la critique et écrivain Annie Le Brun à son propos.
Né en 1893, à Moscou, Eugen Gabritschevsky grandit avec ses deux frères et ses deux sœurs dans un milieu familial privilégié, polyglotte, voyageant à travers l’Europe, fréquentant intellectuels et écrivains, se passionnant pour l’avant-garde artistique. Une vingtaine de précepteurs – universitaires et artistes – se charge de l’éducation de la fratrie. Eugen est notamment formé par le peintre Aleksei Mikhailovitch Korin.
Certains de ses dessins au fusain, à la sanguine et au pastel gras, réalisés alors qu’il est adulte, dans les années 1920 et 1930, introduisent cette rétrospective. Ce sont des œuvres sombres : une araignée au centre de sa toile qui pourrait très bien illustrer un roman fantastique ou un film expressionniste, des cieux tourmentés, un homme qui cache ses yeux de ses mains devant une forêt au crépuscule. Au dos de ce dessin sans titre (comme la grande majorité de ce qui est présenté ici), Eugen Gabritschevsky a inscrit : « La vie était bruyante et elle est partie. » Cette œuvre date de 1923, il a alors 30 ans.
Un an après, il quitte définitivement l’Union soviétique avec sa famille. Les Soviets lui ont laissé mener à bien ses études. Suivant les traces de son père, éminent bactériologue qui a travaillé avec Pasteur et Koch (il décèdera brutalement en 1907, suite à ses expériences), il deviendra lui-même un scientifique de haut niveau. En 1924 l’université de Columbia lui octroie une bourse. Il est doté d’un doctorat en biologie, spécialisé dans le domaine de la génétique appliquée aux problèmes héréditaires.
Ironie : artistiquement il ne s’inscrit dans aucune filiation et, à l’instar de ses frères et sœurs, il n’aura pas de descendance (« Le fléau infini des naissances apporte chaque jour la menace du jugement dernier », note-t-il au dos d’une œuvre datant de 1940). À partir de 1927 il continue ses recherches à Paris, puis, à partir de 1929, à Munich. Son état de santé de plus en plus précaire l’empêche progressivement de travailler. En 1930, sa mère meurt. Il est interné l’année suivante.
 

Eugen Gabritschevsky, Sans titre © Collection de l’Art brut, Lausanne
Eugen Gabritschevsky, Sans titre © Collection de l’Art brut, Lausanne

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Un capteur d’émotions dont les œuvres rayonnent et irradient

À l’hôpital, Eugen peint sans relâche. Il peindra jusqu’à la fin de ces jours, sur tout ce qu’il trouve : documents administratifs, pages de magazines, radiographies, etc. Il appelle ses compositions des fantaisies (du grec « vision », du latin « fantôme »). Il est conscient de son état. Il se sait malade. Il sait aussi que les traitements qu’on lui administre influent sur sa force créatrice.
Les commissaires de l’exposition expliquent qu’au début des années 1950 la prise de traitements thérapeutiques aurait coïncidé avec sa perte d’inventivité de son œuvre et la réalisation de monochromes. La maladie était-elle là, tapie, s’insinuant progressivement, attendant pour l’envahir un moment propice, un déclenchement, comme la mort de sa mère, la rupture avec une jeune femme dont il s’était épris aux États-Unis ? Ses visions sont-elles une manière de thérapeutique ou une force qui ne demande qu’à jaillir ?
Ce que le regardeur sent, en voyant ses tableaux, c’est que, paradoxalement, son internement, loin d’être un enfermement, semble être un incroyable amplificateur, comme si sa sensibilité soudain aiguisée lui ouvrait les portes d’un monde symbolique auquel peu, sinon les créateurs les plus sensibles, ont accès. « Je parviens à produire des dessins qui représentant la mort, le chagrin, les émotions, la vie comique des âmes et des éléments, la terre, l’impossibilité du bonheur, les états bizarres de l’âme et du bon Dieu qui s’est perdu lui-même dans la solution de toute chose… »
Même entre quatre murs, Eugen Gabritschevsky a tout dit des tourments du siècle. Il les a tous vécus, de la Révolution d’octobre à la guerre, en passant par la montée du nazisme. Paysages sombres, jaunes spectraux, rouilles, cieux plombés et sans clarté, il dit combien la vie, jusque dans ses manifestations invisibles, a été malmenée.
« Le vacarme infernal qui m’entoure projette sur le papier une image facilement lisible d’un élan vital presque mort. On dirait le mal en personne déchaîné se jetant constamment comme les vagues d’une mer d’hiver contre un écueil inébranlable », écrit ce capteur d’émotions dont les œuvres rayonnent et irradient. Annie Le Brun dit que sa singularité, lui qui n’est ni « artiste schizophrène » ni savant exalté, est d’être devenu voyant, suivant l’exemple de Rimbaud, « pour nous rapporter, écrit-elle encore, l’inépuisable richesse de ses cargaisons d’inconnu ».
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« Sa fantaisie allait de pair avec sa pensée scientifique et logique. »

À la Maison rouge l’exposition est thématique et non chronologique : paysages, villes et foules, nuit, phénomènes de mutation, de déformation des corps et d’hybridation, bestiaires d’être fabuleux. Les œuvres sont d’inspiration variée, les techniques diffèrent, la figuration côtoie l’abstraction, l’expressionnisme, le surréalisme. Ici un monochrome, là une toile où sont rassemblées des symboles mythologiques, zodiacaux.
Si deux portraits, un autoportrait dessiné et une photo, ne bornaient cette rétrospective, on croirait qu’il ne s’agit pas du même peintre. Malgré la noirceur générale – il est vrai parfois illuminée de lucioles ou d’êtres étincelants –, cette œuvre est éclairante. La mort est là, mais elle s’inscrit dans un processus vital. Les figures mouvantes et insaisissables, visages-nuages en formation et en désagrégation, rappellent constamment que la vie renaît sans cesse sous différentes formes desquelles jaillissent des êtres organiques, indéterminés et scrutateurs.
Un mur rassemble une série de portraits drolatiques, personnages aux larges faces et aux yeux très écartés qui suscitent moins le malaise que la sympathie. Dans des taches il débusque des personnages. Trois danseuses émergent de leur frou-frou. Son inventivité est inouïe, ses audaces enfantines. Son frère Georg, qui l’a toujours défendu avec opiniâtreté, le disait : « Sa fantaisie allait de pair avec sa pensée scientifique et logique. »
Nombre de tableaux suggèrent des décors de théâtre. Parfois des personnages organiques surgissent, mais aussi des arbres, des arches, des chemins, des volutes, des ciels ourlés de soleils, des cathédrales souterraines, des végétations sous-marines, des entrelacs, des horizons de rouille, des firmaments laiteux, d’immenses bâtisses aux fenêtres innombrables, des tours, des escaliers, des architectures écrasantes.
Son bestiaire – oiseaux, insectes, tortue, serpents, minutieusement représentés, avec un luxe de détails, d’ornements, de points – a des allures orientales. À partir de tests de Rorschach, il donne vie à des créatures en y ajoutant des yeux, des bouches, des membres.
 

Eugen Gabritschevsky, Sans titre © Collection Antoine de Galbert, Paris
Eugen Gabritschevsky, Sans titre © Collection Antoine de Galbert, Paris

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Un scientifique bercé d’enfance et un médium

En 1948 le professeur Wyrsch, psychiatre à Berne, écrit à Jean Dubuffet. Le professeur Van Braunmülh, médecin traitant de Gabritschevsky, lui a montré les œuvres d’un jeune russe dont il a « oublié le nom » : « Ses aquarelles sont d’un dessin raffiné et étrange », écrit Wyrsch qui pense que cela pourrait intéresser Dubuffet, théoricien de l’art brut.
Un mois plus tard le frère d’Eugen, Georg, écrit à son tour une longue lettre à Dubuffet. Mais celui-ci est embarrassé. « L’art de votre frère ne correspond pas aux formes d’art que nous appelons “art brut”. Les productions que nous désignons par ce terme ignorent l’art classique européen (l’art conservé dans les musées). » Or Gabritschevsky, on l’a vu, a reçu une éducation exemplaire en matière d’art. Pourtant c’est bien la maladie qui le révèle. Où s’arrête l’art brut, ou commence-t-il ?
Une dizaine d’années après cet échange, Dubuffet met en relation Georg avec le galeriste Alphonse Chave qui se rend en Allemagne et acquiert plus de 5 000 dessins d’Eugen dont il cèdera une petite partie à la galerie Daniel Cordier (qui la transmettra au Musée d’art moderne/Centre-Pompidou). Max Ernst achètera de son côté cinq peintures à Alphonse Chave dont la galerie continue de promouvoir l’œuvre puisque, parallèlement à celle de la Maison rouge, une exposition consacrée à Eugen Gabritschevsky a lieu jusqu’au 30 novembre à Vence.
Eugen Gabritschevsky, scientifique bercé d’enfance, est un médium. Son œuvre est un feu intérieur, comme l’éclosion d’une vie en gestation depuis l’origine, nourrie de son observation de la nature, de ses années d’études, attentif aux grouillements invisibles que généralement l’œil nu ignore. Lui voyait.

Olivier Bailly

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• La maison rouge, 10 boulevard de la Bastille, 75012 Paris.
 

Olivier Bailly
Olivier Bailly

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