« Satyricon », de Federico Fellini, ressort en salle

Sorti en 1969, librement adapté du plus ancien roman connu attribué à l’auteur latin Pétrone, Satyricon, de Fellini, est de nouveau sur grand écran. Le cinéaste y transforme les aventures d’Encolpe en « un essai de science-fiction sur le passé ».

Par Philippe Leclercq, critique

Les latinistes (et les) cinéphiles ont, ces jours-ci, tout lieu de se réjouir. Le Satyricon de Federico Fellini (Fellini Satyricon, pour le titre original) est repris depuis peu en salle, et sa rediffusion sur grand écran offre l’occasion d’une expérience de cinéma unique et singulière.

Le film, sorti en 1969, est librement adapté du Satyricon, sans doute le plus ancien roman connu attribué à l’auteur latin Petrone et qui relate les tribulations de deux jeunes Romains, Encolpe et Ascylte, dans l’Italie méridionale du Ier siècle de notre ère. Le texte original nous est parvenu incomplet, comme le rappelle astucieusement la dernière image du film de Fellini montrant une fresque pompéienne en ruines où figurent les protagonistes de l’histoire ; il est composé d’épisodes épars, greffés les uns aux autres à la manière d’un récit picaresque.

Afin de mieux en respecter l’architecture lacunaire, le cinéaste italien, qui accola son nom au titre de son film afin de le distinguer d’une autre adaptation réalisée un an plus tôt par un certain Gian Luigi Polidoro, a opté pour une construction résolument fragmentée. On passe ainsi d’un épisode à l’autre sans souci de linéarité, ni de véritable progression de la tension dramatique, dans un esprit de liberté et de fantaisie en accord avec les aventures narrées et le ton adopté par l’écrivain latin dans son roman.

Sensibilités partagées

Les aventures d’Encolpe, que Fellini transforme en « un essai de science-fiction sur le passé », selon ses propres termes1, s’articulent autour des principaux moments du livre : le banquet de Trimalcion, la Matrone d’Éphèse, l’enlèvement des trois compères par Lichas, l’impuissance d’Encolpe, l’action d’Œnothée et le festin funèbre et anthropophage du corps d’Eumolpe. Ce à quoi Fellini ajoute ses propres fantasmes, sa vision de la beauté, de l’androgynie et de l’homosexualité, à tel point qu’il est parfois difficile de distinguer ce qui appartient en propre au cinéaste ou à l’écrivain. Fellini se glisse avec délice dans les trous narratifs offerts par l’œuvre originale pour les combler de son imagination fertile, jouer du vrai et du faux et s’amuser du mélange du rêve et de la réalité afin d’élaborer une antiquité affranchie des limites de l’illusion et de la vérité.

Loin d’abandonner le substrat culturel du texte pétronien, Fellini se documente pendant près d’un an pour préparer ce film, s’instruisant auprès d’historiens et de latinistes comme Luca Canali, visitant des musées et des ruines antiques. Il songe même, un moment, à inventer un latin dialectal comme langue du film, mais il est ramené à plus de raison par la production qui exige finalement l’italien. Plus il travaille à l’adaptation, plus il se sent d’affinités avec Pétrone qui, à sa manière, s’est alarmé des incertitudes et des déséquilibres de son temps. Comme l’auteur latin, le cinéaste cherche à traduire les changements imminents de la société, tantôt avec un enthousiasme délirant, tantôt avec une inquiétude froide, sinon morbide, comme le soulignent certaines scènes et la fin pétrifiante du film. Pour lui, les héros Encolpe et Ascylte sont comme les étudiants de 1968 : avides de liberté, opposés aux traditions et décomplexés jusqu’à la pleine licence. La première du film, à l’American Square Garden de New-York après un concert rock, confirme d’ailleurs ses certitudes : « Ce fut un spectacle éblouissant, déclare le cinéaste. Cette fabuleuse armée de hippies arrivés sur des motos incroyables et des voitures très colorées éclairées par des petites ampoules, un public unifié devant Satyricon semblait avoir trouvé une place naturelle. On aurait dit qu’il ne m’appartenait plus, dans la soudaine révélation d’une entente si secrète, de liens si subtils et jamais interrompus, entre la Rome antique de la mémoire et ce public fantastique du futur. »

Libertés de l’adaptation

Fellini Satyricon abandonne certains passages du texte initial (Encolpe et les rhéteurs, au marché avec les voleurs, chez Quartilla, prêtresse du dieu Priape…), ainsi que toutes les scènes à l’auberge qui annoncent la forme du roman picaresque. D’autres péripéties, avec quelques-uns de leurs personnages, sont au contraire inventées par le cinéaste : le théâtre de Vernacchio, l’insula Felicles, la villa des suicidés, la nymphomane du désert, le rapt de l’hermaphrodite, le labyrinthe et son Minotaure, et l’île des fresques. Les rôles sont, quant à eux, redistribués : Giton, qui accompagne Encolpe jusqu’à la fin du livre, disparaît un peu avant la moitié du film ; Ascylte, absent dès le milieu du roman, se substitue en quelque sorte à celui-là ; Eumolpe voit, en ce qui le concerne, son rôle considérablement amoindri. À l’exception du festin de Trimalcion, assez proche du texte, toutes les autres scènes sont revisitées, réécrites, corrigées. Fellini s’approprie littéralement l’histoire de Pétrone qu’il n’oublie pas complètement. Son œuvre, en somme, ne lui est ni fidèle, ni infidèle. L’essence du film est pétronienne ; son univers, sa facture, son esprit, profondément felliniens.

Le cinéaste a lu Pétrone et s’en est souvenu. Pour autant, il n’a pas cherché à réaliser un péplum historico-mythologique, encore moins à l’actualiser. Il a composé un Satyricon contemporain et visionnaire, fruit d’une réflexion sur les mutations de l’époque et d’un renouvellement esthétique entrepris à partir de La dolce vita (1960) dont la présente adaptation serait une version déformée, difforme, grimaçante.

Monde crépusculaire

Profitant de la forme fragmentaire du texte, Fellini a construit des tableaux figuratifs débordant de vie (décadente) et convoqué tous les artifices du cinéma et arts de la représentation théâtrale (pantomime, cirque, danse, cérémonie…). Il a dissous la colossale antiquité romaine dans la démesure baroque d’une mise en scène tonitruante et les immenses décors en carton-pâte des studios de Cinecittà. Il a saturé le cadre d’objets et de chair comme les convives de Trimalcion se remplissent le ventre, ad nauseam. Jamais tape-à-l’œil ni racoleur, tout y est amplifié, hystérisé, sublimé, et devient comme une expérience psychédélique et cathartique, très différente finalement de la Rome païenne et préchrétienne de l’auteur latin (aucune allusion ici au christianisme futur). Le grotesque se change souvent en fête monstrueuse, le grave en démence tragique, le comique en farce délirante.

Agissant en démiurge inquiet de la disparition des valeurs de son temps, Fellini a choisi de grimer « les constats tranquilles de Pétrone » d’un fard outrancier et de jeter un voile d’ombre (intérieurs clos et éclairages sombres) sur ce qui pouvait apparaître comme une plaisante ode à l’amour physique sous toutes ses formes. L’érotisme pétronien, passé au filtre de son onirisme cataclysmique, devient puissamment sensuel, sauvage et dévorant. Aussi, à mesure que le film progresse, Eros n’est plus exalté que par un recours désespéré à Thanatos. On notera bien que, dans cette histoire où chaque péripétie n’est jamais qu’une étape sans importance, le vrai drame pour les héros se situe dans la perte de leur virilité. Au fond, Fellini s’est « servi » de Pétrone pour livrer sa vision mélancolique d’une antiquité imaginaire, amorale et crépusculaire, sorte d’immense théâtre de la cruauté auquel le héros Encolpe tourne le dos pour partir avec d’autres jeunes gens vers un ailleurs possiblement renouvelé. Tous libérés, purifiés enfin, des miasmes et tabous, et voguant vers l’inconnu d’une nouvelle utopie.

P. L.

1 – Faire un film, Federico Fellini, Seuil, 1996.

Philippe Leclercq
Philippe Leclercq