Se souvenir de Denise Bombardier,
lanceuse d’alerte du non-consentement

L’écrivaine québécoise est morte l’été dernier, au moment même où Gabriel Maztneff, l’écrivain accusé de viols sur mineurs de moins de quinze ans, qu’elle fut la première à affronter, réapparaissait dans les jardins littéraires de Saint-Germain-des-Prés.
Par Ludmilla Soron, étudiante en M1 master carrières judiciaires et juridiques à Sciences Po Paris, et Antony Soron, maître de conférences HDR, formateur agrégé de lettres, Inspé Paris Sorbonne-Université

L’écrivaine québécoise est morte l’été dernier, au moment même où Gabriel Maztneff, l’écrivain accusé de viol sur mineurs de moins de quinze ans, qu’elle fut la première à affronter, réapparaissait dans les jardins littéraires de Saint-Germain-des-Prés.

Par Ludmilla Soron, étudiante en M1 master carrières judiciaires et juridiques à Sciences Po Paris,
et Antony Soron, maître de conférences HDR, formateur agrégé de lettres,
Inspé Paris Sorbonne-Université

Toute populaire qu’elle fut au Québec1, en tant qu’intervieweuse de télévision et chroniqueuse de presse, Denise Bombardier ne faisait pas partie des figures en vogue auprès des intellectuels montréalais. Personnalité clivante, souvent taxée de conservatisme, elle n’en a pas moins réalisé une carrière remarquable, y compris en tant qu’écrivaine.

Les lecteurs l’ont découverte avec son récit autobiographique, Une enfance à l’eau bénite, en 1985, où elle dépeint ses années d’école au temps de la « grande noirceur » duplessiste : « J’apprends ainsi à lire le mot Jésus avant celui de maman, à compter les crucifix avant les pommes […] ». Pour autant, en France, c’est une tout autre actualité qui a, dans les mêmes années, participé à sa renommée autant qu’à son déclassement littéraire.

L’émission où elle a dénoncé Gabriel Maztneff

En effet le 02 mars 19902, dans un contexte de laxisme concernant la pédocriminalité, Denise Bombardier est la seule sur le plateau d’Apostrophes, l’émission littéraire à succès de Bernard Pivot, à sortir de ses gonds. Sans langue de bois, elle ose déclarer à l’écrivain Gabriel Matzneff qu’il est inacceptable d’écrire dans un roman qu’on « sodomisait des mineurs3 ».

Cette séquence télévisuelle d’anthologie ne peut se regarder aujourd’hui sans stupéfaction tant du fait de la morgue du personnage que de la complaisance amusée du présentateur et de ses invité(e)s. Bernard Pivot présente lui-même Gabriel Maztneff comme un « véritable professeur d’éducation sexuelle qui paye de sa personne ». Il lui demande avec un intérêt tout sauf littéraire pourquoi il s’est « spécialisé dans les lycéennes et les minettes ». Et l’autre de lui répondre que la réciproque est vraie : qu’il n’aurait aucun succès avec les femmes de plus de 25 ans. « Une fille plus jeune est plutôt plus gentille même si elle devient très très vite hystérique et aussi folle que quand elle sera plus âgée… » On est toujours chez Bernard Pivot. Autour, tout le monde ricane. Bernard Pivot lit, amusé, le tableau de chasse du « collectionneur » de minettes…

« Je vis sur une autre planète », « je viens d’un continent où il y a des choses auxquelles on croit, monsieur Maztneff me semble pitoyable », intervient Denise Bombardier. « Ce que je ne comprends pas, c’est que dans ce pays [la France] la littérature serve d’alibi à ce genre de confidences… » Plus personne ne rit. Mais c’est elle qui sera vilipendée.

Que n’a-t-elle entendu ensuite à son sujet, Denise Bombardier, en des temps où, heureusement pour elle, les réseaux sociaux n’existaient pas ? Comment une femme, a fortiori étrangère, pouvait-elle se permettre d’égratigner une si éminente figure du petit monde germanopratin ?, se murmurait-il. Saint-Germain-des-Prés lui a alors vertement fermé la porte sans mesurer l’invraisemblable erreur de jugement qu’il était en train de commettre. Une des chansons alors en vogue à la radio n’était autre que « Lemon Incest », chantée en duo par Serge Gainsbourg et sa fille, Charlotte, âgée de 13 ans lors de son enregistrement en 1984.

Force de ses convictions

Si Denise Bombardier a longtemps pâti de l’étiquette d’une femme à fort caractère se mêlant toujours de ce qui ne la regardait pas, cela n’a en rien estompé la force de ses convictions. « Elle savait avant, écrit Olivier Milot dans Télérama du 8 janvier 2020. Il n’y avait qu’à lire les livres de Matzneff ou écouter les émissions où il se répandait. La justice a mis trente ans à intervenir. Ça dit sa lâcheté, sa veulerie, et sa complicité à l’égard des personnages qui contrôlaient une partie du milieu littéraire français. »

En 2011, après l’arrestation de Dominique Strauss-Kahn à New York, Denise Bombardier était repartie à l’assaut des  « abuseurs ». Avec la journaliste française Françoise Laborde, elles ont co-écrit Ne vous taisez plus ! (Fayard).

Triste ironie de l’histoire, « la lanceuse d’alerte du non-consentement » s’est éteinte en juillet 2023, ce même été où Gabriel Maztneff remettait les pieds dans les jardins littéraires, en l’occurrence ceux des éditions Gallimard, a révélé Mediapart en publiant la photo d’une réception sur laquelle apparaît l’auteur. Gallimard a pourtant cessé de le commercialiser depuis la parution en janvier 2020, du Consentement (Grasset), de Vanessa Springora, récit dans lequel l’autrice témoigne de l’emprise exercée sur elle par l’écrivain Gabriel Matzneff, quand elle avait 14 ans. L’adaptation de ce livre au cinéma  par Vanessa Filho est sortie en salle le 11 octobre 2023.

C’est au lendemain de la publication du Consentement que le parquet de Paris s’est décidé à ouvrir une enquête contre Gabriel Maztneff pour « viols commis sur mineur de moins de 15 ans », et ce, malgré la prescription des faits. Trois ans après le début de l’instruction, cette dernière se trouve entre les mains de l’Office centrale pour la répression des violences faites aux personnes. Les enquêteurs du pôle de Nanterre sont chargés de procéder aux auditions de « potentielles victimes et témoins ». Ils espèrent pouvoir trouver un quelconque nouvel élément pouvant interrompre la prescription4.

En 2021, Gabriel Matzneff a auto-édité une sorte de droit de réponse au Consentement avec un roman, Vanessavirus. Il s’y montrerait sourd aux souffrances qu’il a pu causer, selon un article publié sur le site de France inter.

Qu’est-ce que Denise Bombardier aurait pensé de l’adaptation cinématographique du Consentement, de Vanessa Springora ? Y aurait-elle vu, comme l’autrice, la continuation de son combat, bénéficiant en plus de la justesse des mots, du pouvoir des images maniées avec finesse5 ?

Journaliste et animatrice pendant plus de trente ans à Radio Canada, elle avait ensuite décidé de rejoindre le groupe privé Québécor et le Journal de Montréal, où elle écrivait encore des chroniques quotidiennes jusqu’en mai 2023. Première femme à animer une émission politique de premier plan au Québec, Denise Bombardier a publié en 2018 chez Plon son autobiographie : Une vie sans peur et sans regret.

L.S. et A.S.

Notes

(1) https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1993209/denise-bombardier-biographie-deces
(2) Archives INA. https://www.youtube.com/watch?v=H0LQiv7x4xs
(3) https://www.telerama.fr/livre/affaire-matzneff-la-revanche-de-denise-bombardier,n6586894.php
(4) https://www.francetvinfo.fr/culture/livres/affaire-gabriel-matzneff/le-consentement-ou-en-sont-les-procedures-visant-gabriel-matzneff-alors-que-l-adaptation-du-livre-de-vanessa-springora-sort-au-cinema_6113067.html
(5) France inter, 11 octobre 2023 : https://www.youtube.com/watch?v=2HuuQo8cGmI


L’École des lettres est une revue indépendante éditée par l’école des loisirs. Certains articles sont en accès libre, d’autres comme les séquences pédagogiques sont accessibles aux abonnés.

Ludmilla Soron et Antony Soron
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