« Si le vent tombe », de Nora Martirosyan


CINÉMA. Entre le tournage du film de Nora Martirosyan et sa sortie aujourd’hui en salles, le conflit ethnopolitique opposant l’Arménie et l’Azerbaïdjan au Haut-Karabach depuis trente ans a redémarré. Et si le vent tombe est donc devenu une oeuvre d’archive, une trace de l’époque où cette enclave arménienne se battait pour obtenir reconnaissance et visibilité sur la scène internationale. Reste une fiction politique et poétique autour de la question des frontières et de l’identité.
Par Philippe Leclercq

Des vastes étendues herbeuses ; une longue route serpentine ; un véhicule qui joue à saute-vallons… Quand Alain (Grégoire Colin) parvient enfin au petit aéroport international de Stepanakert, capitale de la république autoproclamée du Haut-Karabagh, où l’homme est venu procéder à un audit en vue de la réouverture des liaisons aériennes, il ne sait pas que l’actualité (la nôtre, correspondant au futur de la fiction) a déjà ruiné les espoirs que sa présence suscite sur les lieux.
En effet, entre le tournage du film de Nora Martirosyan et sa sortie aujourd’hui enfin en salles, le conflit ethnopolitique opposant l’Arménie et l’Azerbaïdjan depuis plus de trente ans a redémarré (fin septembre 2020).
Durant plusieurs semaines, le Haut-Karabagh a été le théâtre de violents affrontements faisant plus de 5 000 morts et provoquant le déplacement d’environ 100 000 civils arméniens ; la superficie de la république y est maintenant réduite de 75 %, et diverses provinces ont été reprises ou rétrocédées à l’Azerbaïdjan lors de la signature de cessez-le-feu le 10 novembre dernier – lequel a depuis lors été violé à plusieurs reprises au cours d’accrochages meurtriers entre les deux belligérants.

« Si le vent tombe », de Nora Martirosyan © Sister productions 2020

Images inédites

Or, loin d’être aujourd’hui amoindri, l’intérêt de Si le vent tombe, premier long-métrage de la réalisatrice d’origine arménienne Nora Martirosyan, se trouve à l’inverse accru. À la légitime attirance du spectateur pour ce bel objet filmique, doublement sélectionné au Festival de Cannes 2020 (en sélection officielle et à l’Acid), s’ajoute une curiosité supplémentaire, liée aux événements récents, survenus dans cette lointaine enclave du sud du Caucase dont elle menace régulièrement la stabilité.
Il y a là le désir, sinon de comprendre, au moins de découvrir le point de vue original d’une artiste sur cette petite partie du monde qui a longtemps échappé au regard du cinéma et à notre connaissance. Le désir de voir à quoi ça ressemble, ou ressemblait. Le désir de voir des images d’avant. D’avant la couverture médiatique et les reportages de guerre. D’avant les écrans de télévision. Quelle idée de l’espace la réalisatrice leur oppose-t-elle alors ? De quelle représentation du territoire – quelle définition territoriale – sa cinématographie est-elle l’expression ? Quelle réalité du pays nous donne-t-elle à voir (on rappellera, pour mémoire, que le Haut-Karabagh n’est, depuis sa déclaration d’indépendance en 1991, reconnu par aucun des États membres de l’ONU) ?

« Si le vent tombe », de Nora Martirosyan © Sister productions 2020

« Désert des Tartares »

Quelle réalité ? Cette dernière question est sans doute la première qu’Alain, le héros français du film, se pose à son arrivée sur place. La singulière structure aéroportuaire ressemble à un vaste oiseau perdu, tombé au milieu de nulle part. Là, dans une zone cernée de basses montagnes arides, rien ne bouge, que le vent dans les herbes folles bordant la piste d’atterrissage et le ballet des femmes de ménage dans le hall vide de la construction de béton. Une atmosphère d’irréalité un peu absurde plane sur ce « désert des Tartares » où, tous les matins, chacun prend son poste et scrute l’horizon dans l’espoir de voir poindre des avions civils et dans la crainte d’en voir surgir l’ennemi…
Cette routine est pour Korune, le directeur de l’aérogare, et son personnel une manière de chasser l’inquiétude et de se convaincre de la normalité des choses. Le moyen de se sentir vivant et de s’inventer patiemment un avenir, à l’image (symbolique) de la petite population alentours qui s’efforce de croire aux vertus miraculeuses du breuvage que lui vend Edgar, un petit porteur d’eau…

« Si le vent tombe », de Nora Martirosyan © Sister productions 2020

Ligne de fracture

Pendant ce temps, Alain enquête, étudie, arpente les lieux, procède à des relevés, et prend vite conscience de l’ampleur de sa mission. De ses enjeux non seulement économiques, mais aussi et surtout politiques, diplomatiques et militaires. Le redémarrage commercial de l’aéroport est, en effet, le moyen pour la république d’exister aux yeux du monde, d’occuper une place sur ses cartes géographiques et d’acquérir une reconnaissance internationale. C’est une ouverture, un lien vers l’extérieur affranchi des limites strictes du territoire, des contraintes de ses frontières. C’est donner un cadre de légitimité à sa propre utopie, et faire advenir son rêve dans l’espace du possible. C’est enfin ouvrir un espace de normalité après le long confinement dû aux tensions guerrières…
L’accumulation des obstacles questionne les limites intérieures de l’auditeur, sa sagacité et sa capacité à se jouer du contexte singulier de son travail. Celui-ci s’offusque quand le jeune Edgar franchit en toute tranquillité la piste d’atterrissage après avoir traversé la clôture grillagée qui en défend l’accès ; il s’inquiète des dangers de la fumée d’un incendie envahissant inopportunément l’aire d’envol ; il s’interroge sur la possibilité d’effectuer un demi-tour pour les avions sans enfreindre l’espace aérien du voisin azerbaïdjanais…
À chaque fois, c’est la question de la frontière qui est posée comme un espace mal défini, une zone poreuse, ouverte aux menaces et aux accidents. De la carte au territoire, la ligne de fracture entre les deux pays disparaît, seulement lisible, pas visible. Existe-t-elle, seulement ? Et où ?
« Si le vent tombe », de Nora Martirosyan © Sister productions 2020

La réalité du terrain

L’esprit soucieux, Alain trouve auprès de ses hôtes une humanité qui le touche et qui l’aide à faire refluer ses doutes, qui oriente insensiblement le contenu de son rapport d’expertise. L’homme sort alors de ses prérogatives, dépasse ses propres bornes, laissant advenir l’impossible.
Aussi, avant de s’en retourner à Paris, Alain entreprend de voir si la réalité du pays peut s’accorder à son rêve de territoire. Il part pour cela « en reconnaissance » sur le terrain, à la découverte de la frontière. L’homme s’éloigne seul de l’aéroport, marche longtemps, gravit des pentes en sous-bois, à mesure que l’heure tourne et que la nuit tombe. Les images s’assombrissent et forcent bientôt l’œil du spectateur à fouiller l’espace de l’image pour en comprendre le sens, et suivre la trajectoire d’Alain qui se retrouve soudain pris au piège d’un échange nourri de coups de feu. Pas plus que la frontière qu’il vient de dépasser, il n’a vu les tireurs…
La réalité sort des ténèbres et rattrape à ce moment-là la fiction, qui nous annonce la suite de l’histoire du pays. Le rêve d’existence de la république disparaît et s’envole dans un ciel qui sera bientôt lacéré par le passage des avions de chasse…

P. L.

Philippe Leclercq
Philippe Leclercq

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