La vie littéraire après la déferlante des prix

livres-2015-2016-2Cette fois c’est bien la fin de la période de rentrée littéraire. Les prix ont distingué quelques-uns des auteurs dont on parle depuis le début de l’année, Leila Slimani, Yasmina Reza ou Ivan Jablonka ; d’autres sont demeurés dans l’ombre, et l’actualité change de monture, s’ouvrant aux redécouvertes et aux romans  étrangers, à vrai dire essentiellement américains.

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Les redécouvertes

Avec Proust en Une, le Figaro littéraire offrait récemment un dossier qui envisageait l’écrivain sous l’angle de l’autothérapie, autrement dit de l’écriture comme remède à l’état de fatigue et de maladie de l’auteur (François-Bernard Michel, Le Professeur Marcel Proust, Gallimard).
Le cahier livre de Libération évoquait pour sa part la figure de Tchékhov, sous la plume de Philippe Lançon, à l’occasion de la publication dans la collection « Bouquins » de Vivre mes rêves (Lettres d’une vie). On y découvrira un écrivain à la plume alerte qui raconte Sakhaline, le bagne donc, la médecine, l’écriture. Philippe Lançon relève que « L’une des émotions qu’on éprouve en lisant ces lettres est le sentiment de transmission qu’elles donnent. «  Tchékov y apparaît en effet comme un individu qui ne cesse de mettre les autres en relation sans se compromettre pour le seul profit de la gloire.
« Rien n’est pire pour le médecin Tchékhov, nous dit Plançon, qu’un auteur qui, sur le cœur d’un homme, fausse son diagnostic. » Un grand écrivain, en somme, complet. À qui Thomas Mann tient compagnie en Une du Monde des livres. Nouvelle traduction de La montagne magique chez Fayard, conduite par Claire de Oliveira qui, nous dit Nicolas Weil, est une réussite ; celle-ci tient d’abord à la modernisation du texte sans complaisance ni anachronisme.
De même, précise-t-il, elle a « rétabli les jeux de mots qui procurent toute sa saveur  et (eh oui) toute sa légèreté à la prose maniérée que Betz (il s’agit du précédent  traducteur) avait renoncé à transposer.” La conclusion de son papier est à la hauteur des éloges : « Et nul n’aura désormais d’excuses pour ne pas le lire jusqu’au bout. »
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La rentrée américaine

Retraduit lui aussi, mais de son vivant, Russell Banks reconnaît que si le livre ne change pas, la langue, celle-ci, évolue ; Continents à la dérive reparaît donc chez Actes Sud, ce qui permet à l’écrivain de s’entretenir avec Muriel Steinmetz de L’Humanité. L’écrivain y affirme en outre : « La majorité m’intéresse plus que l’élite. On n’écrit pas un roman parce qu’on a de l’affection pour une classe, une origine ou un genre, mais parce qu’on est lié à un individu. À mesure qu’on s’en approche, on le comprend. Alors, inévitablement, sa classe sociale finit par entrer en ligne de compte. »
Russel Banks ouvre donc le défilé des romans américains (et, à vrai dire plutôt états-uniens de ce mois. Ben Lerner sera le représentant du roman des intellectuels new- yorkais avec 10 : 04 (L’Olivier). Le titre fait directement référence à une œuvre d’art contemporain de Christian Marclay, The Clock (2010), un montage de multiples extraits de films qui font apparaître cadrans d’horloge et de montres sur une durée de 24 heures. Ce roman a notamment séduit quelques critiques : le récit met en scène tous les possibles de la création en suivant pas à pas le récit en train de se constituer, avec en contrepoint la biographie angoissée de l’écrivain-personnage pris au piège de sa création.
Pour ce qui concerne l’Amérique « profonde », rurale, inquiétante et dont les familles éclatées proposent différents modèles de rejetons particulièrement égarés, on ira voir du côté de Yaak Valley, Montana que Macha Séry du Monde des livres et Christophe Marcier pour Le Figaro nous présentent : « C’est triste, brutal souvent sordide de même qu’émouvant », dit la première, tandis que le second prévient : « L’Amérique de Henderson est un lieu de violence dans lequel les idéaux des pères fondateurs sont devenus les caricatures dévoyés d’eux-mêmes. »
Les deux critiques s’accordent à reconnaître la justesse des personnages, à commencer par le héros, Pete Snow, éducateur des services sociaux à la clientèle de « cinglés, ivrognes, jeunes déscolarisés et mères accros au speed » (Macha Séry), lui-même perdu et à la recherche de sa fille en rupture de ban. Elle relève la paradoxe qui veut que c’est là où l’on bénéficie de l’aide sociale qu’on se cache le plus de l’État et de ses services… Le papier est publié une semaine avant l’élection de Donald Trump.
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Pour quelques écrivains de plus

Les comptes de la rentrée se soldent. Il reste néanmoins quelques écrivains à découvrir qui, Français ou étrangers, ont été, repérés par les critiques vigilants. Ainsi de Jean-Baptiste del Amo avec Règne animal, dont on sent bien que l’omniprésence médiatique en lisière des prix est liée à l’aspect fondamental de son livre. L’animal, produit et mangé devient une cause qui occupe notre société au-delà de la sphère militante (voire extrémiste) des végans.
En écrivant un vrai roman de la terre, il présente le mérite de ne pas diviser davantage entre pro et anti-viande – pour faire simple – mais bien plutôt de montrer comment le monde rural meurt de se couper, ou d’être coupé de ses pratiques traditionnelles en matière d’élevage.
On ira – pourquoi pas ? – du côté expérimental vers Emmanuel Adely. Son nouveau livre, Je paie, dit la mémoire des tickets de caisse, la litanie des achats qui déroulent comme un journal à la Perec. Un entretien avec l’auteur met en relief sa démarche : « Je paie est une forme d’épopée qui dit à la fois l’intime et tout le bruit autour. » Quitte à frôler l’obsession : « Je paie est devenue une autobiographie à vie, je n’arrêterais jamais » (Inculte).
On notera également, pêle-mêle, la parution d’un volume complet consacré aux écrits de Kenzaburo Oé (Gallimard « Quarto ») qui permet de rencontrer un écrivain fin et moderne, japonais mais non « japosisant ». Auquel on pourra préférer Guadalupe Nettel et son roman parisien, Après l’hiver (Buchet-Chastel), dans lequel elle épingle l’humeur de cet étrange peuple.
Enfin, on ira chercher, côté polémique, des auteurs comme Jean-Michel Delacomptée, l’écrivain qui a donné plusieurs fameux volumes dans la collection L’un et l’autre dans une langue classique qui jamais ne sent le pastiche ni l’effort. Lettre de consolation à un ami écrivain (pamphlet) n’hésite pas, à tort ou à raison, à s’attaquer à ce qu’il estime être les fausses valeurs du monde des lettres en nous invitant ainsi à renouveler le débat.

Frédéric Palierne

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Voir également, sur ce site, le panorama de l’édition 2015-5016 et la vision de la rentrée littéraire 2016 selon la critique par Frédéric Palierne :

L’année littéraire 2015-2016. I. Les auteurs français.

L’année littéraire 2015-2016. II. La littérature étrangère.

La rentrée littéraire selon la critique. I.

La rentrée littéraire selon la critique. II.

Rentrée 2016 : la littérature des idées et les « belles étrangères ».

L’année littéraire 2015-2016. III. Les surprises. IV. Les redécouvertes.

Et le feuilleton :

• Le roman contemporain dans « l’École des lettres ».

Frédéric Palierne
Frédéric Palierne

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