Voix et vies de Romain Gary

Romain GaryEntrer dans la « Pléiade » est, comme obtenir le prix Nobel, une façon de devenir un classique. Ou pour user d’une métaphore, c’est faire partie d’un panthéon.
L’écrivain portugais Antonio Lobo Antunes dont l’œuvre devrait entrer dans la collection d’ici peu, en est même plus heureux, plus fier, que d’un Nobel pourtant mérité et jamais reçu. Les contingences politiques auxquelles répond parfois l’Académie suédoise l’en avaient privé.
Romain Gary ne risque rien sur ce plan-là.

Les auteurs contemporains qui sont en « Pléiade », quand ils n’appartiennent pas au canon classique, se tiennent par une œuvre : Nathalie Sarraute, Claude Simon ou Georges Perec, Milan Kundera ou Mario Vargas Llosa sont étudiés au lycée ou à l’université. La présence de Jean d’Ormesson est plus discutable mais l’allure sympathique du personnage, et des considérations autres, en ont fait l’un des « best-seller » de la collection.
L’auteur de La Promesse de l’aube et de Gros-Câlin est un écrivain à part, à bien des égards. D’abord parce que né en Lituanie, il est arrivé enfant à Nice et le français n’était pas sa langue maternelle. Dans le contexte de l’entre-deux guerres (il est né en 1914), Roman Kacew était de ces « cosmopolites » qu’on acceptait avec réticence. On verra dans l’album « Pléiade » qui lui est consacré, que Kleber Haedens appréciait peu l’usage que Gary, prix Goncourt en 1956 pour Les Racines du ciel faisait du français. Gary répond dans Pour Sganarelle à ce « dépositaire de notre langue », et précise, dans La nuit sera calme :

« Je plonge toutes mes racines littéraires dans mon “métissage”, je suis un bâtard et je tire ma substance nourricière de mon “bâtardisme” dans l’espoir de parvenir ainsi à quelque chose de nouveau, d’original. »

Parmi les prédécesseurs dont il se revendique, Joseph Conrad. Ce « bâtardisme » deviendra « ajarisme », et triomphera quand l’auteur publiera La vie devant soi, l’un de ses plus beaux romans, et peut-être celui par lequel entrer dans l’œuvre de Gary.
Mais si l’on s’arrête à cette critique d’Haedens, dont les sympathies pour une droite affirmée n’étaient pas un secret, on notera qu’elle rappelle tout ce qui s’est écrit dans les années trente, des artistes venus d’ailleurs et notamment d’une Europe qui se déchaînait en pogroms et autres lois antisémites. Ces reproches ont été l’un des moteurs de l’œuvre de Modiano, pour ses premiers romans, après qu’il avait lu Rebatet, Brasillach et consorts, trouvés dans la bibliothèque paternelle du quai Conti. Et si on lit la septième nouvelle de Livret de famille, on pourra y lire un hommage à Romain Gary.
Cette question de la place de Gary, elle revient sans cesse quand on le lit et quand on lit le récit de sa vie par Maxime Decout. Sa place en France d’abord : l’engagement auprès du général de Gaulle est l’une des clés. Il a toujours considéré le général de Londres et de la Résistance comme une seconde mère (on sait l’importance de la première). Cette fidélité traverse le temps. Elle ne fait pas de lui un « godillot » et il est difficile de le classer sur le plan politique. Être gaulliste, c’est adhérer à une certaine idée de la France, qui amène le jeune étudiant à piloter un avion de chasse pendant la guerre, à risquer sa vie, avoir peur, et, le jour de l’enterrement du vieux général, à se faire houspiller par les Compagnons de la Libération réunis pour la cérémonie, parce qu’il arbore sa vieille veste de cuir d’aviateur, quand ils sont vêtus en notable très dignes. Gary détonne, Gary a l’air de faire le clown.
Gary n’est donc pas à sa place, jamais, et le ministre des Affaires étrangères, le très distingué Maurice Couve de Murville, ne tenait pas trop à lui donner le poste d’ambassadeur qu’il aurait dû obtenir. S’il avait un ami, ou un modèle, c’était André Malraux. Le ministre de la Culture était comme lui un écrivain, et un grand résistant.
Gary n’a pas davantage une place très claire dans la littérature des années cinquante à quatre-vingt. Il est loin des communistes, n’a pas de liens avec les existentialistes, n’a rien à voir avec les écrivains qu’on regroupera (de façon publicitaire) sous l’étiquette du Nouveau Roman, et il lui arrive souvent d’être passé de mode. Il est lié d’amitié avec Camus, Clair de femme a l’élégance sèche de certains Morand ou Nimier. Ça ne fait pas une famille, ou une école. Gary est à part, tout le temps.
Parmi les romans qu’on trouvera dans ces deux tomes, La Danse de Gengis Cohn raconte une histoire de possession : un ex-nazi est habité par un « dibbouk », esprit malin dans le monde yiddish. La Shoah est évoquée sous une forme grotesque, souvent macabre. C’est une sorte de sarabande dont on retrouvera la trace dans La vie devant soi quand Madame Rosa, par exemple, sort le portrait d’Hitler de sous son lit, pour soupirer en se disant qu’elle a un souci en moins. Ce roman annonce La Place de l’Etoile. Mais aussi des romans de Philip Roth [1] comme Opération Shylock.
Le rire grinçant et l’humour noir sont chez le grand romancier américain comme chez Gary les meilleures réponses à la bêtise, à la haine et à l’ignorance. Mais dire cela, c’est aussi rappeler qu’on lit un roman à l’échelle mondiale : Gary n’est pas seulement français, il est universel. Éducation européenne, son premier roman, en atteste. L’histoire se déroule parmi les partisans qui luttent à l’arrière des lignes en Lituanie et Pologne contre les envahisseurs nazis. Cette histoire, d’autres ensuite l’ont racontée, comme Aharon Appelfeld dans Les Partisans.
La place de Romain Gary peut se définir par un seul adjectif : humaniste. L’humain l’intéresse, dans sa complexité, sa fragilité, ses contradictions. Et avant l’humain l’animal. Les Racines du ciel évoque en 1956 la chasse aux éléphants. On sait ce qu’il en est advenu depuis. La plupart des romans montrent des êtres qui résistent, luttent, contre eux-mêmes, contre le monde, contre la condition humaine et donc la mort. Ce sont des romans qui donnent une large place aux femmes. La mère bien sûr, la compagne, les femmes aimées. Gary était « féministe ». Son allure de séducteur, qui revient dans chaque portrait dans l’album, était aussi un masque, une apparence. On sait ce qu’ont été les dernières années. Mais les doutes et les périodes de souffrance ont été nombreux. D’où l’importance des émotions écrites par l’auteur, éprouvées par son lecteur. Comme l’écrivent Mireille Sacotte et Denis Labouret, maîtres d’œuvre de cette édition dans leur introduction, « Ouvrir un livre de Gary c’est consentir à passer du rire aux larmes ». L’un ne va pas sans l’autre.
Les masques, les pseudonymes, les renaissances que ces changements d’identité provoquent… En page de garde de l’album, on voit les signatures de Kacew, de Gary, d’Ajar, de Shatan Bogat. Il manque Fosco Sinabaldi, et les « traducteurs » de Gary, qui le font passer de l’anglais au français, quand il choisit la langue d’Hemingway ou de Conrad pour écrire. Ces vies de Romain Gary fascinent, comme celle de Pessoa ou, plus proche de nous, de Volodine. Mais plus encore parce que Gary est un aventurier, et souvent un journaliste passionné par son temps.
On lira à ce propos Chien blanc. Roman ? Récit ? Reportage ? Tout cela à la fois. La question des genres ne se pose pas pour lui. Il a bien « inventé » son interlocuteur François Bondy (être de chair et d’os, ami de lycée) pour dialoguer avec lui dans La nuit sera calme). Bref, Chien blanc se déroule à Los Angeles, dans les années 68. La révolte enflamme les quartiers noirs déshérités, sur fond de désespoir : Luther King a été assassiné, et avec lui se sont fermées les voies ou éteintes les voix pacifiques. Gary et son épouse, Jean Seberg, adoptent un chien errant, Batka. Ce « petit père » (c’est son nom en russe) a été dressé pour attaquer les Noirs, par un brave grand-père du sud des États-Unis. Impossible de le garder chez soi. Le couple le confie à un dresseur noir, Keys. Il saura y faire. Le livre est prophétique, glaçant. Les dernières phrases résument la morale de Gary :

« Je ne suis pas découragé. Mais mon amour excessif de la vie rend mes rapports avec elle très difficiles, comme il est difficile d’aimer une femme que l’on ne peut ni aider, ni changer, ni quitter. »

Norbert Czarny

• Romain Gary, « Romans et récits », Gallimard, « Bibliothèque de La Pléiade, deux tomes.
[1]. Il faut lire Pourquoi écrire ?, « Folio », n° 6646, pour mesurer l’importance (non reconnue par le Nobel) de ce romancier. Voir sur ce site : « Pourquoi écrire ? » de Philip Roth. L’art singulier du roman, par Norbert Czarny.

Norbert Czarny
Norbert Czarny

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *