August Sander : Persécutés / persécuteurs, des Hommes du XXe siècle

Une dignité rendue

August Sander
August Sander à Kuchhausen, circa 1956/1958 © Galerie Julian Sander, Cologne

« Dans chaque visage d’homme, son histoire est écrite de la façon la plus claire. L’un sait la lire, l’autre non. »
Ce poème, c’est August Sander (1876-1964) qui le cite dans une conférence de 1931. Il correspond à son travail tel que nous le connaissons depuis le milieu des années 1970. À cette époque, le style documentaire qu’il incarnait, avec d’autres, comme Walker Evans ou, dans une autre mesure Diane Arbus, est mis en lumière, davantage qu’il ne l’était jusqu’alors.
Le vaste projet « Hommes du XXe siècle », commencé peu avant la première guerre mondiale, largement mis en œuvre sous le régime de Weimar, bouleverse notre vision de la photographie

600 professions photographiées

August Sander définit la société selon un découpage qui va du plus stable – « Le paysan » – au plus fragile – « Les derniers hommes ». Chaque groupe est décliné dans une perspective sociologique : manuels et intellectuels, artisan, Industriel, ouvrier, technicien, inventeur…
Quelques photos sont iconiques. Ainsi celle des jeunes paysans devant un champ, à Westerwald, en 1912, ou le portrait d’un industriel, son dogue noir et élégant au pied, devant le perron de sa demeure.
L’époque de Weimar est féconde. L’art de Sander a évolué et il s’est définitivement débarrassé de tout l’attirail romantique que suppose le portrait. Pas de flou, pas d’idéalisation du sujet, rien qui entrave l’analyse. Laquelle reste précieuse. En effet, la photo comme la conçoit Sander  n’a rien d’objectif. Elle repose sur un équilibre savant entre ce que le sujet veut, et ce que le photographe rend.
Les objets que choisissent les personnes photographiées sont autant d’indices à interpréter, comme la façon dont ils se situent face à l’appareil. Sander, dont les convictions pacifistes et socialistes se sont affirmées après le désastre de 1918 laisse lire une légère ironie face au « Grand industriel », mais se montre plus proche de « L’homme de main ». Cette présence de l’artiste ne sera pas indifférente après, on le verra.

Une exposition inédite

La méthode Sander demeure, au fond, assez méconnue. On sait qu’il travaille avec un appareil à plaques, que le temps de pose est long, exigeant beaucoup de concentration de la part du sujet. Reste le dialogue entre ce sujet et le photographe : « Qu’a dit August Sander à ces personnes avant de les photographier ? Comment s’est-il exprimé pour que tous le croient pareillement ? » Les questions de John Berger restent pertinentes.
L’exposition proposée au Mémorial de la Shoah, et organisée par Sophie Nagiscarde qui présente aussi le catalogue, est inédite. À partir de 1936, Sander voit son travail entravé. Considéré comme artiste dégénéré par le régime nazi, il ne peut exposer ni publier. Ses plaques sont détruites, comme les livres qu’il a publiés. Il continue toutefois de travailler. Dans l’ensemble intitulé “Groupes socio-professionnels”, il introduit une nouvelle catégorie : « Le national-socialiste ». Trois autres catégories apparaissent dans « La grande ville » : « Persécutés », « Prisonniers politiques », « Travailleurs étrangers. ». Ces dénominations ne datent pas de la période nazie, mais de celle qui la suit, le retour à la démocratie en République fédérale. Les portraits sont en revanche réalisés entre 1936 et 1941.
Sander profite de son statut de photographe carcéral pour dresser les portraits des « Prisonniers politiques ». Parmi eux, son fils Erich, arrêté en 1934, qui mourra en détention en 1944. Les portraits de persécutés juifs datent de 1938. Le prétexte en est la fabrication de nouvelles pièces d’identité, avec la mention de la religion, et l’ajout, infâmant, des prénoms obligatoires, Israël et Sarah. On ignore pourquoi il photographie en uniforme des nazis, jeunes et vieux, membres des jeunesses hitlériennes, simples soldats ou officiers. Sans doute est-ce l’uniforme qui les définit, les caractérise. Tous vivent à Cologne, la ville de Sander.
L’exposition du Mémorial récapitule le parcours de l’artiste. Son activité parmi les créateurs d’avant-garde, ses photos présentées dans la grande exposition de 1931, avec préface d’Alfred Döblin, quelques photos montrant son espace de travail, sa famille et le lien si fort qui l’unit à Erich, permettent de le situer. En parallèle, l’histoire du judaïsme rhénan (la communauté juive y est installée depuis 321) rappelle ce que l’on a appelé la symbiose judéo-allemande.
Un couloir mène aux deux dernières salles, celles des photos inédites. Sur un mur, les travailleurs étrangers. On les voit en groupe, en extérieur le plus souvent, et rien ne permet de tirer quelque conclusion que ce soit sur leur sort. Un autre mur présente les nazis. Des hommes ordinaires, des gens sans qualité particulière. C’est tout juste si le portrait en pied d’un SS vêtu de noir, la carrure imposante, le visage épais et le cheveu blond donne à penser. Un homme au visage calme, portant des lunettes cerclées, un jeune à l’allure sportive, non, vraiment, rien qui révèle les exactions déjà commises, la brutalité et la haine, ou annonce les crimes à venir. Rien que de très banal.

En face des persécuteurs, les persécutés

D’abord, les prisonniers politiques. Certains, comme sur les fiches anthropométriques, vus de face et de profil, torse nu. Mais rien de la violence qu’on trouve à la même époque dans des portraits semblables, pris à Moscou ou Léningrad, dans les geôles staliniennes. Plusieurs photos d’Erich, dont une dans sa cellule, à sa table. Quelques visages d’insoumis. Et à côté de ces prisonniers politiques, les Juifs. Des hommes et des femmes bien mis, comme quand on va prendre des photos d’identité et que l’on s’habille pour l’occasion. Mais pas seulement. Des regards qui ne s’adressent pas à l’objectif, contrairement, par exemple, à ceux de certains prisonniers. Ces êtres sont ailleurs.
Comme le rappelle la commissaire de l’exposition en introduction, l’Allemagne comptait 522 000 juifs en 1933. Plus de la moitié a pu émigrer jusqu’en 1939. Sur les 214 000 qui étaient restés, plus de 160 000 sont morts pendant la Shoah. Parmi les portraits présentés on voit des émigrés, des déportés souvent envoyés à Lodz avant de périr à Chelmno.
Deux bouchers juifs, père et fils, défilent en tête d’un cortège, humiliés par la populace et les brutes SA qui l’encadrent, l’incitent à se moquer des deux victimes. C’est l’une des rares photos de groupe. Les mêmes bouchers apparaissent, séparés, sans qu’on devine leur métier sur ces photos d’identité. On devine qui étaient les autres personnes photographiées par Sander : des Allemands comme les autres, parfois plus allemands que les autres par leur ardeur patriotique, par leur foi dans la culture nationale, par leur connaissance de la langue et des arts. Un monde disparu. Sander leur a rendu une dignité, et voir l’exposition qui leur est consacré, c’est prendre le temps de penser, de sentir, et de s’émouvoir.

Norbert Czarny

August Sander, Persécutés/persécuteurs, des Hommes du XXe siècle, exposition du 8 mars au 15 novembre 2018 au Mémorial de la Shoah, 17, rue Geoffroy-l’Asnier 75004 Paris ; catalogue en co-édition Steidl, Mémorial de la Shoah, 240 p.
• Le Mémorial de la Shoah propose des visites guidées de ses expositions temporaires pour le public scolaire. Renseignements et réservations : tél : 01 53 01 17 86 ; mail : education@memorialdelashoah.org
 
 

Norbert Czarny
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