"Bête de cirque", de Tiphaine Samoyault

tiphaine-samoyault-bete-de-cirqueEnfant, la narratrice s’est distinguée. Et elle a connu la honte, une double honte : celle de se trouver au centre des regards, comme un animal savant. Elle venait  de remporter un caddie rempli de nourriture dans un supermarché. Cet épisode est l’un de ceux que rapporte Tiphaine Samoyault dans Bête de cirque, récit autobiographique.
Encore que le terme « autobiographique » enferme. Ce que raconte l’écrivain est une expérience de la honte que l’on partage, quand bien même on ne serait pas une femme de sa génération...

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Après le siège

Tiphaine Samoyault est en effet née trop tard pour rêver de la révolution, vivre les utopies qui accompagnaient ce rêve dans les années soixante-dix et par exemple l’éveil d’un féminisme qui ruait dans les brancards.
Quant à l’Histoire, et la place qu’elle avait occupée avant 1968 (l’année de sa naissance), elle ne l’a rencontrée qu’à Sarajevo, lors du siège de la ville par les milices serbes en 1995.
Le récit s’articule en effet autour de cet événement violent, et d’un retour que fait la narratrice, quinze ans plus tard, dans la ville. Tout a changé et les jeunes étudiantes qui l’hébergeaient, avec qui elle partageait l’eau si rare et les rires sont maintenant des mères qui vivent dans une cité apaisée, très différente aussi de la Sarajevo cosmopolite tant aimée et rêvée. Entre les exigences de la consommation et les influences religieuses, on est loin de la ville dont la bibliothèque était l’emblème. Une bibliothèque dont Tiphaine Samoyault a vu les restes : des livres en lambeaux, brûlés. En cendre.
 

Honte personnelle et honte collective

Entretemps, la narratrice a connu la honte, la souffrance, une forme de siège aussi. Elle a aimé, eu un enfant, mais celui avec qui elle espérait vivre l’a rejetée, blessée. Il lui a fait connaître cette honte dont les occurrences constellent le texte. Autant que récit, Bête de cirque se lit comme une réflexion sur cet état que chacun peut connaître à sa façon, selon le milieu dont il est issu. Dans le cas de la narratrice, la honte personnelle faisait écho à la honte collective. Nul n’avait su prendre la mesure de ce qui se jouait en Europe lors du siège de Sarajevo, et surtout pas les responsables politiques français, dont Mitterrand ; elle comprenait, avec celles et ceux de son âge, que l’entrée dans le monde adulte, réel, n’était pas affaire que de paroles échangées dans des cafés, d’indignations à la fois compréhensibles et vaines.
Pendant ces quinze ans, la honte fut surtout celle de la compagne et de la mère, entrée en guerre dans le huis-clos d’un couple. Des phrases violentes et définitives émaillent cette relation : « Si nous avions vécu pendant la guerre, nous n’aurions pas été du même côté. »
On devine de quel côté se place le compagnon qui a entamé le siège. La jeune femme subit d’abord ses conseils, puis ses exclusives et ses décrets, enfin ses paroles rageuses. Il voit en elle une mauvaise mère incapable d’élever leur fils. Tout en atteste et ce qu’il attend d’elle, c’est la reddition. Elle perd le goût de manger, elle maigrit, se dessèche à l’instar de la ville qu’elle a connue. La vie est faite de répétitions et celle-là est des plus brutales : « La preuve d’amour qu’il réclamait, c’est de n’être plus rien de ce qui vous faisait être vous et dont vous croyiez naïvement que c’était sa raison de vous aimer. Il vous aimait de ne plus vous aimer. »

Le langage et les mots comme des actes

La force de ce qu’écrit Tiphaine Samoyault tient à ce que sa honte, sa douleur sont à la fois celle de la femme qu’elle est, des femmes, ses amies, qui vivent souvent le même désarroi ou malheur du couple, et son caractère universel. L’autre (homme ou femme, mais plus souvent l’un, il faut le reconnaître) ne peut accepter la différence et partant l’existence. Ce qui fait la richesse de l’existence, le travail, la création, le partage, tout cela est remis en cause ou nié. Se distinguer est une première étape de la honte ; elle l’a connue comme collégienne brillante, tandis que sa camarade s’orientait vers un CAP synonyme d’échec, et cette distinction de « classe » est une modalité de la répétition.
La narratrice trouve du réconfort ou une aide auprès de ses amies, ou de certains hommes dont la parole ont le pouvoir de dénouer. On sera ainsi sensible à ce qu’elle raconte de « Bob », Gérard Bobilier, fondateur des éditions Verdier, compagnon de longue date d’Olivier Rolin qui lui a consacré un très beau texte en ouverture de Bric et broc. « Bob » lui dit un jour que la honte d’être un homme est sans doute plus grande que toutes les autres. Il sera, avec Annie Ernaux qu’elle rencontre lors d’un colloque consacré au récit La Honte de la romancière, l’un de ceux qui ouvriront une voie.
Et puis il y a l’enfant. Elle apprend à vivre avec lui, à construire quelque chose qui les satisfasse tous deux. Elle raconte un voyage aux États-Unis, elle séjournant pour des raisons professionnelles, mais tenant à ce que ce petit garçon voie le pays comme il convient, de façon magique. Les voyages, avec ou sans l’enfant, sont pour elle une manière de sortir du siège, de façon définitive.
L’expérience, celle de Sarajevo comme celle du couple, l’ont amenée à penser autrement le langage, les mots. Ils sont pour elles des actes. Ils engagent qui les prononcent. Elle-même les pèse et ne parle plus sans être précise. On le sent dans ce livre et on aimerait que le lecteur le perçoive comme un pacte.

Norbert Czarny

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• Tiphaine Samoyault, “Bête de cirque”, “Fiction et Cie”, Éditions du  Seuil, 2013.

Norbert Czarny
Norbert Czarny

Un commentaire

  1. Douze ans plus tard je garde toujours un souvenir marquant et admiratif de “cours” sur “Les recits d enfance ” faits à Saint germain en Laye . Venez nous parler litterature à Saintes 17 où j habite maintenant apres 20ans d Afrique ( vie d expatriee)
    Sans partager aussi visceralement toutes les idees et les hontes de Tiphains S que je peux comprendre neanmoins

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