« Chateaubriand », de Jean-Claude Berchet

jean-claude-berchet-chateaubriandComme souvent, quand il s’agit d’un géant de la littérature, nous pensions tout savoir de Chateaubriand. Nous avions tort. Et Jean-Claude Berchet nous en administre la preuve avec cette monumentale biographie de plus de mille pages qui, autant le reconnaître, éclipse toutes celles qui l’ont précédée.

Berchet est un érudit, un vrai chercheur, un indiscutable spécialiste qui a consacré une grande partie de sa vie à commenter et annoter les œuvres de l’auteur de René.

Il est surtout un passionné qui prend plaisir à nous faire partager l’objet de sa passion et un admirable narrateur qui parvient à nous raconter avec élégance autant qu’avec rigueur le détail d’une journée anodine de l’« enchanteur » ou un moment décisif du destin de notre pays.

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Un portrait à trois niveaux

Pour s’en convaincre, il suffit de parcourir la table des matières qui récapitule les étapes de ce portrait à travers des titres qui se veulent autant métaphoriques que synthétiques. Et ceci à trois niveaux.

Le premier est celui des quatre parties qui divisent l’ouvrage, baptisées respectivement « Le chevalier et le sauvage », « Le nouveau Virgile », « La restauration possible », « Le tremblement du temps ». On a compris que l’on passe, au fil des ans, de l’homme privé à l’acteur de l’histoire, du turbulent petit Malouin séquestré à Combourg à l’éminent ambassadeur plénipotentiaire, du protégé des muses à l’ombrageux ministre confronté à une époque tourmentée.

Deuxième niveau, celui des chapitres, vingt-trois au total, dont les titres dessinent une personnalité et tracent un itinéraire. Quelques-uns au hasard : « Le chant des origines », « Un Breton à Paris », « Le solitaire anglais », « Les vicissitudes de la gloire », « Le jardinier de la Vallée-aux-Loups », etc.

Le troisième niveau nous fait pénétrer un peu plus dans l’intimité de François-René en orientant la lecture et en balisant, dans une suite de micro-récits, quelques étapes du parcours : « Le roman de Charlotte Ives », « Un orphelin sans patrie », « Un auteur à la mode », « Le couteau de Louvel », « Entrée en dissidence »… Chaque intitulé annonce un épisode d’une vie riche et complexe, aussi difficile à démêler qu’à comprendre, tant les choix personnels se révèlent, parfois, énigmatiques.

 

À l’orée du siècle

Saisissons-le, par exemple, au retour de son exil anglais, alors qu’il rentre au pays : « J’abordai la France avec le siècle », écrit-il avec emphase dans les Mémoires. Cette seconde naissance (la première, le 4 septembre 1768, ne fut ni décidée ni heureuse) correspond à une rupture historique puisque se dessine une « France nouvelle » dirigée par un personnage, Bonaparte, qu’il considère comme son jumeau et le seul rival digne de lui. L’ancien émigré a pu poser sa voix pour faire une entrée remarquée en littérature avec « une sorte de poème, moitié descriptif, moitié dramatique », Atala, suivi, peu après, d’une confirmation absolue appelée Le Génie du christianisme. Cet avènement coïncide avec une rencontre féminine essentielle, celle de la belle Pauline de Beaumont à qui le liera une passion fervente jusqu’à la mort prématurée de la jeune femme, à Rome, veillée par son amant.

Les cartes sont distribuées dans les trois directions qui caractérisent le grand homme : les événements historiques, la carrière des lettres, la vie sentimentale. La première pierre du monument est posée et, gentiment irrévérencieux, Berchet choisit de donner à ce moment un titre léger : « A star is born ».

 

Énigme et détachement

La suite de l’ouvrage nous montrera les multiples facettes et contradictions de ce personnage difficilement saisissable : l’ambition, qu’il a démesurée, compensée par le désintéressement – qui le conduira aux limites de l’indigence. La vanité – ses détracteurs l’appellent le « grand paon » – n’a d’égale que sa générosité, dans ses opinions ou ses engagements. L’intransigeance – qui doit composer avec une sensibilité maladive ; la lucidité politique, gâtée souvent par une naïveté de poète.

Et, au-dessus de tous ces traits, les transcendant en quelque sorte, un rapport à la langue privilégié qui fait que rien de ce qu’il écrit n’est indifférent. Ne disons pas « juste » (il se trompe souvent), ne disons pas « aimable » (il peut être d’une méchanceté féroce), ne disons pas « fidèle » (sa plume l’entraîne parfois dans un gentil délire), disons simplement « génial » par la maîtrise du verbe, le rythme de la phrase, le choix des mots et le détachement aristocratique de la prose. Ce que Berchet commente en ces termes : « Il semble toujours un peu loin, et avoir du mal à participer ou à croire à la réalité du monde. Il est dans le monde, sans être au monde. »

Retenons la dernière qualité prêtée à ce seigneur d’un autre âge : l’art de se placer « outre-tombe », comme il le voudra pour ses Mémoires. Ou, au moins, faute de pouvoir survoler la réalité, s’installer à côté d’elle, ainsi qu’il l’admet lui-même dans une phrase que cite le biographe : « J’entre mal dans la circulation en monnaie courante. » Comment imaginer que cette figure capitale de la première moitié du XIXe siècle ait pu « circuler en monnaie courante » ?

Yves Stalloni

 
• Jean-Claude Berchet, « Chateaubriand », « Biographies », Gallimard, 2012.
• Chateaubriand dans les Archives de l’École des lettres.
• Les Mémoires d’outre-tombe dans la collection “Classiques abrégés”.
 • Faire une recherche dans le catalogue de la collection Classiques, Classiques abrégés.
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Yves Stalloni
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