Éloge des vertus minuscules,
de Marina van Zuylen :
derrière le devant de la scène

Faut-il être le ou la meilleur(e) pour réussir ? Et si trouver sa voie c’était accéder au complexe, à l’invisible, par le biais notamment de la littérature et de la philosophie ? La chercheuse franco-américaine s’intéresse aux qualités discrètes, aux trésors que cachent timidité et retenue.
Par Norbert Czarny, critique littéraire

Nous admirons les héros, nous voulons être les meilleurs sur tous les plans, nous visons la perfection… mais la réussite n’est pas toujours au bout du chemin. Le sentiment d’être un nul, un incapable, taraude, avec la perte de l’estime de soi. Ce constat assez banal sert de point de départ à Éloge des vertus minuscules, essai très stimulant, teinté d’autodérision, écrit par Marina van Zuylen. L’auteure est professeure de littérature comparée à Bard College, dans l’État de New York. Elle est née en France, y a passé son baccalauréat et n’a pas obtenu la mention très bien comme pourrait le laisser penser le récit de son existence qui apparaît en filigrane dans son essai. Tenue pour « cancre » – terme désormais inusité (mais les euphémismes sont-ils plus aimables ?) –, Marina van Zuylen a redoublé et a même été renvoyée de divers établissements scolaires. Quand sa sœur aînée savait lire à deux ans, elle ne pouvait déchiffrer l’heure à neuf ans, confie-t-elle. Elle a pourtant accédé au supérieur et y a plutôt réussi, sans quoi elle n’enseignerait pas, doctorat en poche, dans une si prestigieuse université.

Sa réflexion part d’une expression anodine : « Assez bien ». Il y a quarante ans, obtenir une mention « Assez bien » au bac était satisfaisant. Aujourd’hui, cette mention ferme des portes et génère déceptions et frustrations chez les bacheliers. Il faut être dans l’excellence, dans la performance. L’essayiste montre dans les divers chapitres de son livre qu’il est d’autres façons de trouver sa voie, de connaître sinon le bonheur, au moins la satisfaction. Elle prend appui pour le démontrer sur des philosophes comme Spinoza et Levinas, et des écrivains comme Tchekhov, Virginia Woolf, Orwell ou Emmanuel Bove. Loin de tous ces manuels de développement personnel qui envahissent les tables et les esprits, cet Éloge des vertus minuscules rappelle ce que seule la littérature apprend, parce qu’elle donne accès à l’invisible, au ténu, au complexe. Ce qu’aucun ouvrage pratique fait de leçons et de recommandations ne saurait proposer.

Pour Marina van Zuylen, « Assez bien » est une « non-catégorie volontairement vague ». Plus floue que « Passable » ou « Médiocre », elle affecte moins que ces deux adjectifs. Il n’empêche qu’elle est perçue de façon douloureuse et nourrit un certain manque de confiance en soi. Son essai s’attache donc à des qualités discrètes comme la dignité et l’attention aux autres, et démontre que « ne pas être quelqu’un » ne veut pas dire « n’être personne ».

Vinteuil, petit homme auteur d’une sonate fameuse

Il est en effet évident que le regard porté sur soi, comme l’image que l’on a de soi et que l’on craint d’exposer, joue un rôle important dans ce culte de la perfection qui nous mine. Il a longtemps miné l’auteure, comme elle le raconte à travers de savoureuses anecdotes. Or ce regard, est-il pertinent ? L’essai montre combien notre jugement sur les autres est faussé, biaisé ou inexact. Des exemples tirés de Proust et Tchekhov en attestent. Personne ne comprend que Vinteuil, petit homme insignifiant, a composé la fameuse sonate qui porte son nom. L’erreur vaut aussi pour Bergotte, personnage de La Recherche, de Proust. C’est pourquoi Marina van Zuylen écrit que, « l’une des leçons de Proust est que chaque psyché individuelle est tellement ‘‘feuilletée’’ qu’il faut des qualités spécifiques et une perspicacité contre-intuitive pour découvrir ce qu’elle recèle ». Une nouvelle de Tchekhov, intitulée La Cigale, met en scène Olga, une sorte de Bovary russe, qui ne se rend pas compte que son mari médecin n’est pas seulement l’être dévoué, plutôt falot, à qui elle préfère la compagnie d’artistes. Elle s’en rendra compte trop tard.

Le propos peut s’élargir, et l’on comprend alors mieux pourquoi, dans les romans de Jane Austen comme dans nombre d’autres, il n’y a jamais de personnages secondaires. L’essayiste le précise : « Prêter attention aux personnages dits médiocres ou secondaires nous aide à mettre au jour et déconstruire les jugements stéréotypés que nous émettons généralement trop vite. En réalité, personnages supérieurs et inférieurs évoluent et s’entremêlent inexorablement dans le même royaume étriqué. » Pour qui enseigne la littérature ou veut faire écrire ses élèves à partir de fictions, la perspective est stimulante. Regarder le monde par les yeux et les émotions des personnages dits secondaires renverse les choses.« Il n’y a de personnages secondaires que de nom », écrit aussi Marina van Zuylen. Cela vaut chez tous les écrivains. Mais aussi dans la vie.

Considérer une personne dans toute son impénétrabilité

Ce d’autant plus que les voies d’accès au médiocre, au secondaire, à l’assez bien, sont rares. L’exemple de Temple Grandin est, à ce titre, éloquent. Autiste, cette grande spécialiste de la condition animale était supposée ne pas avoir de connexion avec autrui. Or, sa compréhension intime, empathique, de la peur de l’animal à l’abattoir est parlante. Dans Un enfant sans histoire (Actes Sud, 2022), Minh Tran Huy évoque à la fois Paul, son fils autiste, et Temple Grandin. Ce récit pourrait figurer dans l’ouvrage de Marina van Zuylen car, pour l’essayiste, l’opacité peut être plus féconde que la transparence : « Grâce à Grandin, nous avons ouvert les yeux sur la possibilité d’un monde parallèle où cécité et perspicacité ne sont pas incompatibles. » L’être humain n’est pas un tout, et croire que seule l’apparence suffit est une erreur : « Considérer une personne dans toute son impénétrabilité est un exercice nécessaire. C’est une façon de reconnaître que nous ne nous limitons pas à ce que nos yeux voient. Notre manque de cohérence est un bienfait en ce sens qu’il empêche les catégories de nous enfermer. »

L’obsession de la perfection peut être destructrice. Marina van Zuylen cite à ce propos une terrible lettre de Flaubert. Elle en a été affectée : elle raconte à quel point son intellectualisme forcené, à une période de sa jeunesse, a pu lui nuire. D’abord dans ses relations avec les autres, parce qu’elle ne fréquentait que des gens comme elle et l’on faisait autour d’elle assaut d’érudition, ensuite dans sa vie quotidienne : la seule idée de pocher un poisson lui semblait impossible, voire sacrilège. Richard Sennett et son ouvrage Ce que sait la main (Albin Michel, 2010) l’aide beaucoup : « En abolissant la frontière entre le noble et le ‘‘trivial’’, il élève l’expertise manuelle au niveau de l’inspiration, avançant que la minutie et le soin apporté à son travail relèvent pleinement de la créativité. » Il y a déjà quelques années, Éloge du carburateur, de Matthew B (La découverte, 2010). Crawford montrait combien l’oubli du geste, l’indifférence au manuel était un danger. L’évolution de la notion de travail dans nos sociétés et la question du sens donné à un métier le confirment : entre avoir le pouvoir d’un cadre dans une grande entreprise et devenir boulanger, bien de jeunes diplômés font aujourd’hui le choix du sens. Et l’on n’épiloguera pas sur la question cruciale de l’attention, mise en danger par l’addiction au numérique.

L’infra-ordinaire

L’assez bien, c’est aussi l’attention portée au banal, ou, pour citer Virginia Woolf, examiner durant un moment « un esprit ordinaire au cours d’un jour ordinaire ». Alors se déploient « des myriades d’impressions banales, fantastiques, évanescentes ou gravées avec l’acuité de l’acier ». Même si Woolf et Perec ont peu en commun, comment ne pas songer à cet « infra-ordinaire » que l’écrivain français mettait en valeur. Le banal, c’est aussi le visage tel que le définit Levinas, et, là aussi, l’expérience quotidienne est édifiante. Qui regarde le visage de celui qui est assis face à lui dans le métro ? Qui voit quel monde s’y reflète, s’y perçoit ?

L’essai de Marina van Zuylen est d’une grande richesse. En dépit des références philosophiques, il convient à un lecteur qui ne comprend que deux pour cent de Spinoza.

Le chapitre consacré à Elena Ferrante est autrement plus évocateur. L’autrice italienne, dont nous ne connaissons pas le visage, qui refuse toute apparition dans les médias, explique ce choix d’anonymat d’invisibilité, qui a failli la conduire à ne pas publier : « Cela [publier] m’a amenée à ne pas me censurer. J’entends par là que couper l’auteur – au sens médiatique du terme – du résultat de l’écriture crée un espace nouveau. Avec Les jours de mon abandon, pour la première fois j’ai eu l’impression que le vide créé par mon absence était comblé par l’écriture elle-même. » À l’heure où les écrivains sont d’abord des noms, ce retour au texte dans sa matérialité est une bénédiction.

Faire de l’assez bien n’est donc pas rater sa vie. D’ailleurs, qu’est-ce que rater sa vie ? Qu’est-ce, en somme, qu’une vie non vécue ? On laissera la conclusion à Adam Philips dont le livre La meilleure des vies (Éditions de l’Olivier, 2013) est cité par notre essayiste franco-américaine : « Les manières de manquer nos vies sont la vie. »

N. C.

Marina van Zuylen, Éloge des vertus minuscules, traduit de l’anglais par Clotilde Meyer, Flammarion, 256 pages, 20 euros.


L’École des lettres est une revue indépendante éditée par l’école des loisirs. Certains articles sont en accès libre, d’autres comme les séquences pédagogiques sont accessibles aux abonnés.

Norbert Czarny
Norbert Czarny